Justice, vérité et nature dans la Grèce du Ve siècle AEC

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Cet article constitue un chapitre de L’Épopée du concept de nature du VIIIe au IVe siècle AEC

Dans les deux articles précédents, nous avons mis en évidence la centralité de la question de la justice en Grèce ancienne dans les récits poétiques et les spéculations philosophiques avant Platon. L’idée de justice oriente ces dernières au point qu’elle participe au mouvement d’ensemble du cosmos selon Anaximandre et qu’elle « enserre dans ses liens » la vérité selon Parménide. Dans les poèmes de Solon, elle se pare de la légalité, elle se concrétise sous la forme de lois qui, si elles demeurent inspirées et légitimées par les dieux, sont édictées par des hommes.

Nous allons approfondir ici la notion de la justice dans la Grèce du Ve siècle, et articuler celle-ci avec les concepts de vérité et de nature. Dans une première partie, nous évoquerons l’humanisation de la justice dans la Grèce du Ve siècle en prenant l’exemple de l’Orestie d’Eschyle, puis nous étudierons certains aspects du rapport des Grecs aux lois de la cité ainsi qu’aux lois communes, panhelléniques. Nous nous appuierons en particulier sur l’œuvre de Thucydide qui nous fournira plusieurs exemples des conceptions de la justice et de l’opposition entre justice et puissance. Dans une seconde partie, nous compléterons l’analyse des idées de justice et de nature en philosophie par l’ajout de celle de vérité, puis nous examinerons comment les Sophistes ont agencé pour leur part ces trois notions. Nous terminerons par un éclairage du concept de nature humaine à l’aune des développements antérieurs.

Justice et politique

Instauration dramatique d’une justice citoyenne

D’un point de vue étymologique, le terme grec nomos (loi) peut désigner une loi divine mais aussi « la façon dont les choses se font dans la pratique, par l’effet de l’habitude. Ceci explique que l’on parle d’abord de nomos là où les traditions sont le plus établies, c’est-à-dire dans le domaine des rites religieux. Hésiode parle du nomos divin, mais il parle aussi de sacrifices offerts « suivant les rites » (Théogonie, 417) ; et ce sens se conservera tout au long de l’hellénisme1. » Le vers de Pindare « la coutume est reine » a ainsi connu des interprétations allant de la justification divine de la violence à la relativisation des coutumes et des rites pour Hérodote : ce vers « voudrait dire, à ses yeux, que les différents groupes humains sont soumis à des traditions qui leur sont propres et contre lesquelles on ne saurait aller2. » Le concept grec de loi peut donc apparaître sous la forme d’un absolu divin ou sous celle d’une contrainte sociale relative à un lieu géographique et à une histoire. Sous la seconde forme, elle s’humanise.

Le cycle de l’Orestie d’Eschyle décrit sur fond mythique la transition d’une justice divine à une justice humaine administrée au sein de la cité. Dans Agamemnon, aucune vengeance, que ce soit celle qui s’abat sur Troie après l’enlèvement d’Hélène ou celle qui fond sur Clytemnestre après le meurtre de son mari, ne s’exerce sans l’assentiment de Zeus. Ainsi, alors que celle-ci vient de tuer Agamemnon en représailles du sacrifice de leur fille Iphigénie, le chœur s’exclame : « Hélas ! hélas ! triste souvenir d’un sort insatiable de malheurs, et cela, hélas ! hélas ! par la volonté de Zeus, sans qui rien n’arrive et rien ne s’achève ; car qu’est-ce qui s’accomplit sans Zeus en ce monde ? Y a-t-il un seul des crimes de cette maison qui ne soit pas l’œuvre des dieux3 ? » Bien que le destin soit à l’origine du crime, Clytemnestre, son auteure mortelle, ne s’en trouve pas pour autant exonérée : en tant que « complice » des dieux, elle endosse une culpabilité.

Les Euménides marquent le passage d’une justice divine, qui accompagne une suite indéfinie et inéluctable de vengeances, à une justice humaine, qui permet de clore cet enchaînement. La seconde est instituée par Athéna, à la demande d’Oreste qui a tué sa mère : « je vais choisir des juges du meurtre que je lierai par serment, déclare la déesse, et former un tribunal destiné à durer toujours. […] Quand j’aurai choisi les meilleurs de mes citoyens, je reviendrai avec eux pour qu’ils tranchent cette affaire en connaissance de cause, sans manquer à leur serment ni à la justice4. » L’instauration de procès citadins ne se fait pas sans hésitations, car acquitter un parricide pourrait « disposer tous les mortels à commettre aisément le crime5 ». De plus, la balance ne penche en faveur d’Oreste que grâce à la voix d’Athéna qui justifie son intervention par le fait qu’elle n’a pas de mère et, qu’en conséquence, elle se situe « indubitablement du côté du père. » Elle ne venge donc « point par préférence la mort d’une femme qui a tué l’homme qui surveillait sa maison6. » Si la justice humaine se trouve, dans ce cycle de drames, instituée et légitimée par les dieux, elle n’en perd pas pour autant son caractère humain et politique, les citoyens étant désignés comme juges.

La sécularisation de la justice se formalise également dans le cours du Ve siècle au travers de l’opposition entre les formules « loi non écrite » et « loi écrite ». Les premiers emplois de l’expression « loi non écrite » remontent à l’Antigone de Sophocle, vers 442, aux Acharniens d’Aristophane en 425 et à l’oraison funèbre de Périclès chez Thucydide7, à une époque où la loi écrite devient le fruit d’un débat démocratique et où elle est, de ce fait, davantage soumise à évolution8.

La justice comme absence d’injustice et comme respect des règles

Sur le plan historique, il est intéressant de noter que les premières lois écrites grecques, en amont de l’avènement de la démocratie et à une époque où l’oral se conjugue avec l’écrit, sont souvent simplement désignées par leurs rédacteurs comme des « écrits9 », en référence à leur mode de conservation. La plus ancienne loi écrite, retrouvée à Dreros en Crète et gravée sur pierre, concerne la limitation de l’exercice d’un mandat de dirigeant politique. Comme le remarque Rosalind Thomas, « cela implique que les lois écrites ont souvent été employées en des temps de bouleversements politiques et sociaux et qu’elles ont représenté une tentative dans certaines cités (comme Dreros) de limiter ou d’égaliser le pouvoir de l’élite politique active, probablement par ses propres pairs10. » La législation de Solon et plus spécialement celle de Lycurgue s’inscrivent aussi dans une perspective de limitation des inégalités. Toutefois, la plupart des textes qui nous sont parvenus ne concernent pas des aspects constitutionnels. Procédurales, les lois écrites ont en majorité pour objectif de définir les sanctions, d’identifier les personnes en charges de la résolution de délits mineurs et de contrôler celles-ci.

Observons que les premières lois écrites relèvent davantage d’une formalisation ayant pour but de limiter ce qui est considéré comme une injustice que d’une conceptualisation de ce qu’est ou doit être la justice. Elles se démarquent d’une justice divine envisagée en premier lieu chez Homère et Hésiode comme l’attribution à chacun d’un lot ou d’un domaine, en accord avec le destin. Soulignons néanmoins que, même dans un contexte démocratique, elles ne visent pas nécessairement l’égalité dans la cité, notamment parce que seuls les citoyens sont égaux entre eux. Les femmes, les enfants, les esclaves et les résidents étrangers (métèques), ne peuvent prétendre à la citoyenneté.

Quid de la justice au-delà des murs de la cité ? Prenons l’exemple d’un débat qui a lieu peu avant la guerre du Péloponnèse. Ancienne colonie de Corinthe, Corcyre (aujourd’hui Corfou) s’est emparée de la cité d’Épidamne aux dépens des Corinthiens qui y avaient envoyé une garnison. Ces derniers, furieux, envoient en représailles une flotte et subissent une défaite, alimentant d’autant plus leur ressentiment. Ils décident alors de construire une nouvelle flotte et de recruter des rameurs « à prix d’argent » de la Grèce entière. C’est dans ce contexte que les Corcyréens viennent solliciter l’alliance d’Athènes et que les Corinthiens, informés de leur dessein, les y rejoignent en septembre 433 pour empêcher la formation de cette alliance.

Les Corcyréens ouvrent les débats en déclarant : « Pour être juste, Athéniens, […] que l’on arrive chez son prochain, comme nous aujourd’hui, pour lui demander appui, on doit faire voir tout d’abord que l’objet de cette demande est, au mieux, avantageux, ou sinon sans inconvénient, puis qu’il entraînera une reconnaissance durable11. » Puis ils justifient le fait de n’avoir pas, jusqu’à présent, conclu d’alliance avec quiconque, par ce qui leur semblait une « sagesse » et qui, aujourd’hui, n’est plus « qu’imprévoyance manifeste et faiblesse » face aux forces qui s’élèvent contre eux. Ensuite, ils se posent en victimes de l’injustice commise à leur encontre par les Corinthiens, qui ont préféré recourir aux armes plutôt qu’à l’arbitrage, et ils exposent les avantages stratégiques, sur le plan maritime, qu’Athènes retirerait d’une alliance avec eux. En effet, ils détiennent après celle-ci le plus grand nombre de navires et leur « heureuse » situation géographique permettrait d’empêcher que des renforts parviennent au Péloponnèse depuis l’Italie et la Sicile. Ces avantages s’avéreraient précieux dans le cadre d’une guerre entre Sparte et Athènes dont la probabilité augmente.

À ces accusations, les Corinthiens répliquent que les Corcyréens, forts de leur position avantageuse et ingrats envers leur métropole, veulent commettre leurs injustices « sans personne ; ils veulent, quand ils sont les plus forts agir par la violence, quand on ne les voit pas, prendre leur avantage, et, s’ils s’assurent jamais un profit, ne pas se gêner12. » Pour les Athéniens, faire alliance avec les Corcyréens reviendrait à favoriser la guerre plutôt que la paix, car ceux-ci sont les ennemis des Corinthiens. « Si, en effet, vous accueillez des gens en faute pour les appuyer, on verra, à leur tour, certains peuples de chez vous, largement équivalents, venir à nous ; et la règle que vous poserez vous touchera plus que nous. Telles sont, envers vous, nos raisons de droit, et, d’après la règle grecque, elles sont décisives13. » Puis les Corinthiens rappellent aux Athéniens comment ils les ont aidés en empêchant les Péloponnésiens de secourir les Samiens, ils les mettent en garde contre l’injustice qui découlerait d’une alliance avec les Corcyréens et les enjoignent de ne pas se laisser séduire par la puissance maritime potentielle, « ne pas commettre l’injustice envers ses pairs est une plus grande garantie de force, que de se laisser entraîner par les réalités immédiates, et de s’exposer au danger en prenant son avantage14. » Au terme de ce débat, les Athéniens prennent le temps d’une délibération interne à la cité pour décider, non pas d’une alliance mais d’un accord défensif avec Corcyre.

Dans cet épisode préalable à la guerre du Péloponnèse, chaque camp met en avant des injustices : les Corcyréens dénoncent l’emploi de forces armées et la violation de l’usage de l’arbitrage, les Corinthiens le recours éhonté à la violence, à la duplicité et au brigandage. La justice s’appréhende à nouveau de façon négative, à partir d’injustices liées à des violences, mais également de façon positive, à partir de règles et d’usages informels auxquels les justes se conforment. Les deux perspectives se conjuguent. Comme en témoigne Thucydide à plusieurs reprises dans son Histoire de la guerre du Péloponnèse, mais aussi Euripide15, il existe au Ve siècle des lois ou règles non écrites, communes à l’ensemble des cités grecques et invoquées principalement en temps de conflits armés. Parmi celles-ci on recense : la dénonciation publique d’atteintes portées au traités par l’adversaire, voire le recours à l’arbitrage avant d’engager les hostilités ; la protection des hérauts ; le respect des trêves, des sanctuaires, des fêtes panhelléniques et des rites relatifs aux sépultures ; la non exécution des soldats qui se rendent, des prisonniers et des non-combattants ; l’accompagnement d’un accord de paix par des libations, des serments religieux ainsi que par la construction de stèles dans les villes intéressées et les principaux sanctuaires panhelléniques16. Selon Jacqueline de Romilly, les lois communes revêtent « aux yeux de l’opinion une autorité considérée comme sacrée17 ». Leur sacralité provient en partie de rites religieux, les différentes cités grecques entretenant des pratiques communes malgré les particularités locales. Toutefois, ces lois communes se rattachent en grande partie à des traités qui sont des conventions entre cités.

Justice, puissance et crise morale

Alors que les Athéniens jouaient un rôle d’arbitre intéressé dans l’épisode opposant les Corcyréens aux Corinthiens, ils se retrouvent sur le banc des accusés dans l’affaire de Potidée, une colonie corinthienne entrée dans l’alliance athénienne du fait de sa position stratégique au nord de l’Égée, puis reprise politiquement par Corinthe et assiégée ensuite par Athènes en 432. Les débats, cette fois, se tiennent à Sparte et ils opposent les Corinthiens aux Athéniens. Les premiers s’efforcent de convaincre les Lacédémoniens de réagir face à la dynamique agressive athénienne, ils ne ménagent pas leurs hôtes : « Et c’est votre faute, à vous : vous les avez laissés [les Athéniens], après les guerres médiques, renforcer d’abord leur ville, construire, ensuite les Longs-Murs, et vous avez sans cesse jusqu’à maintenant frustré de leur liberté non seulement les sujets qu’ils ont asservis, mais à présent vos propres alliés. Car le vrai responsable, ce n’est pas l’auteur de l’asservissement : c’est celui qui peut y mettre un terme et n’en a pas souci18 ». S’ensuit un portrait d’Athéniens novateurs, entreprenants, insatiables, actifs et même suractifs – « Aussi aurait-on raison de dire, en résumé, que leur nature est de ne pouvoir jamais ni connaître aucune tranquillité, ni en laisser au reste du monde19 » –, auquel s’oppose la description de Lacédémoniens conservateurs, n’innovant pas, exagérément sceptiques, découragés dans les situations les plus graves, réticents à se lancer dans des expéditions et à démontrer à leur adversaires qu’ils ne s’inclineront pas. « Or, fatalement, comme dans les techniques, la nouveauté l’emporte toujours. Pour une ville tranquille, des usages immuables sont excellents ; mais, quand on est contraint de multiplier les interventions, il faut aussi multiplier les nouveaux moyens ; c’est bien pourquoi les Athéniens, grâce à leur riche expérience, se sont renouvelés plus que vous20. »

Les Athéniens prennent ensuite la parole afin que Sparte ne s’engage pas de façon irréfléchie dans une guerre contre eux et afin de justifier leurs acquis. À cet effet, ils allèguent de leurs contributions décisives dans les guerres médiques (Marathon, Salamine) qui leur ont fourni l’opportunité de diriger la coalition puis la ligue de Délos : « Aussi bien, cet empire même, nous ne le devons pas à la violence : simplement vous n’avez pas voulu poursuivre la lutte contre le reste des forces barbares, et les alliés sont alors venus nous trouver, nous, pour nous demander spontanément de nous mettre à leur tête. Puis, rien qu’à l’exercer, nous avons d’abord été obligés de l’amener au point où il est : principalement par crainte, puis aussi pour l’honneur, et plus tard par intérêt21. » Les Athéniens n’ont ainsi rien fait d’extraordinaire en agissant de la sorte et en cherchant à conserver un empire mérité. Mais aujourd’hui, « vous invoquez des raisons des justice, qui jamais, devant une occasion d’acquérir quelque chose par la force, n’ont prévalu pour empêcher quelqu’un de s’agrandir. Ajoutez qu’on mérite des louanges, quand, tout en suivant la nature humaine qui vous fait dominer autrui, on s’est montré plus juste que ne le comportait la puissance dont on disposait22. » En lieu de louanges, ils récoltent des critiques et s’en offusquent en raison de leur passion pour la justice : « Nous qui sommes en état d’infériorité dans les procès soumis à convention que nous avons avec nos alliés, nous qui, chez nous, avons établi la procédure selon des lois communes, nous passons pour aimer les procès23 ».

Les discours corinthien et athénien illustrent que les Grecs distinguaient une justice panhellénique d’une justice propre à chaque cité. La première apparaît limitée par la divergence des intérêts entre cités et par la légitimation de l’emploi de la force pour satisfaire ces intérêts : les Athéniens assument et justifient leur domination sur leurs alliés ainsi que la fructification de leurs intérêts, remontant aux guerres médiques. Ils relativisent les injustices dont on les accuse en les comparant à celles, plus violentes, commises par les Perses : « sous le Mède, [leurs alliés] subissaient de pires traitements, et le supportaient24. » De telles déclarations ne sont-elles pas en contradiction avec une passion revendiquée pour la justice dans le même argumentaire ? En effet, les Athéniens sont réputés « aimer les procès ». Ainsi que l’a remarqué Claude Mossé25, ceux-ci se multiplient et se politisent avec la disparition de l’ostracisme et l’avènement de la démocratie, d’autant que tout citoyen peut être nommé juge et recevoir une rémunération en contrepartie : c’est « vraisemblablement Périclès » qui institue une loi établissant le versement d’un salaire (misthos) pour les juges du tribunal populaire26. Le même Périclès souligne dans l’oraison funèbre rapportée par Thucydide, parlant au nom d’Athènes : « la crainte nous retient avant tout de rien faire d’illégal, car nous prêtons attention aux magistrats qui se succèdent et aux lois — surtout à celles qui fournissent un appui aux victimes de l’injustice, ou qui, sans être lois écrites, comportent pour sanction une honte indiscutée27. »

Justice et puissance entrent en conflit lorsqu’il s’agit de justifier la domination athénienne, le concept de justice étant interprété en fonction des intérêts d’une cité pionnière dans la pratique de la démocratie. Cette contradiction peut être ressentie fortement au sein de la population : « Beaucoup avaient été choqués de voir Athènes dépenser pour ses monuments l’argent de ses alliés28 ; beaucoup étaient indignés de voir ces alliés humiliés ; et, si nous en croyons Thucydide, même les défenseurs de l’empire, à Athènes, le défendaient au nom de la sécurité, sans nier qu’il fût, du point de vue de la justice, indéfendable29. » Périclès l’admet : « Or, cet empire, vous ne pouvez plus vous en démettre […] D’ores et déjà, il constitue entre vos mains une tyrannie, dont l’acquisition semble injuste, mais l’abandon dangereux30. » Dans leur dialogue avec les Méliens, en 421, les Athéniens affirment de façon plus abrupte la primauté de la force sur le droit commun : « si le droit intervient dans les appréciations humaines pour inspirer un jugement lorsque les pressions s’équivalent, le possible règle, en revanche, l’action des plus forts et l’acceptation des faibles31. » 

La juxtaposition paradoxale justice/puissance, contribue à une « crise morale32 » qui s’amplifie au cours de la guerre du Péloponnèse, notamment à la faveur d’épreuves nouvelles comme la peste d’Athènes ou le développement de guerres civiles opposant les partisans de l’aristocratie à ceux de la démocratie. L’accumulation des difficultés participe de l’émergence d’un scepticisme vis-à-vis de la justice divine, une justice renversée par la loi du plus fort.

Justice, vérité et nature

Après avoir évoqué sous un angle dramatique et politique la centralité de la justice et de la loi, nous allons adopter une perspective davantage philosophique en nous intéressant, dans cette seconde partie, aux articulations qui existent au Ve siècle entre les concepts de justice, de vérité et de nature. Les agencements de ces concepts ont connu deux ruptures épistémologiques majeures : la première avec Parménide, la seconde avec les Sophistes. Ces ruptures se comprennent notamment à l’aune du contexte historique et elles l’éclairent en retour.

Vers la dichotomie nature/culture

Précédemment, nous avons mis en relief que le panthéon grec se compose de puissances divines alliant des aspects humains et non humains. L’ordre instauré par Zeus constitue ainsi un ordre à la fois social et naturel (au sens de non humain). Autrement dit, il n’existe pas de distinction particulière, sur le plan religieux, entre humanité et nature, qui s’interpénètrent, mais plutôt une séparation entre un plan humain et un plan divin, le second se superposant au premier. Avec l’émergence de la philosophie, nous avons observé une transposition du plan divin en un plan naturel, transposition qui n’est pas nécessairement synonyme d’une évanescence du sacré et qui prolonge une imbrication des considérations physiques et morales. La justice se situe ainsi au cœur du processus de formation et de désagrégation de l’univers chez Anaximandre ; chez Parménide, elle enserre l’Être dans ses liens ; Héraclite conçoit une harmonie cosmique soutenue par une « raison commune et divine » ; Xénophane dépeint l’Un comme « dominateur » tandis qu’Empédocle lui oppose une vision plus démocratique où chaque élément l’emporte à tour de rôle au fil du temps.

Qu’en est-il de la vérité ? Remontons brièvement en Grèce archaïque avec Marcel Detienne qui, dans Les maîtres de vérité33, relève qu’il échoit à trois types de personnes de véhiculer la vérité (alètheia) : le poète, le devin et le roi. « Or, dans la pensée religieuse, la justice n’est pas un domaine distinct de celui de la « Vérité ». Les affinités de Dikè [justice] et d’Alètheia sont multiples et bien attestées : quand Épiménide se rend en plein jour dans la grotte de Zeus diktaios, et qu’il lui arrive de rêver pendant de nombreuses années, il converse avec les dieux et s’entretient avec Alètheia et Dikè. […] L’Alètheia est, en effet, la « plus juste » de toutes les choses. Fondamentalement, sa puissance est la même que celle de Dikê […] À ce niveau de pensée, il n’y a entre la Vérité et la Justice nulle distance34. » Ces éléments éclairent la formule de Parménide à propos de l’Être : « Dikê lui a, l’enserrant dans ses liens, de naître ou de périr ôté toute licence : en fait elle le tient. » Ils abondent dans le sens d’une prééminence philosophique de la justice qui peut aller jusqu’à une primauté par rapport à la vérité et plus spécialement par rapport aux questions concernant la physique : les processus de cette dernière sont soumis à une forme de justice.

Les vérités peuvent concerner la nature des choses comme les choses en tant que phénomènes historiques synthétisant des caractéristiques naturelles et des traits acquis au cours de l’existence, notamment, s’agissant des êtres humains, des habitudes ou dispositions. Le concept de vérité a donc une acception plus étendue que celui de nature. De surcroît, à partir des Pythagoriciens, un fossé se creuse entre, d’une part, ce qui relève des sensations et de l’opinion et, d’autre part, ce qui relève de la raison (esprit, intellect) et de la vérité. Selon Parménide, les opinions, éphémères, ne sont pas vraies, les sensations reposent sur des processus biologiques qui induisent le mouvement, la génération et la corruption d’éléments corporels35 ; l’Être, quant à lui, éternel et immobile, ne peut naître ni périr pour la raison qu’un être ne saurait se transformer en un autre être au risque de devenir un « non-être », ce qui serait illogique : l’être ne peut qu’être et le non-être ne pas être. En outre, les hommes ne peuvent penser que ce qui est. À partir de Parménide, le concept de nature (ce qui existe réellement) se recentre sur ce qui est inné et identique à soi-même, par opposition à ce qui est acquis et changeant36. La dichotomie nature/culture s’instaure.

Relativisme et rhétorique sophistes

Les Sophistes prennent littéralement le contrepied de Parménide concernant la vérité : Protagoras affirme que « l’homme est mesure de toute chose37 », que l’être est dans l’apparaître, c’est-à-dire que la vérité s’appréhende à partir de sensations humaines et que toutes les représentations sont vraies. Gorgias, dans son Traité du non-être, s’évertue à déconstruire la théorie éléate à l’aide des présupposés de celle-ci38. Chez le premier, la limitation des possibilités de connaissance aux sensations s’accorde avec un agnosticisme religieux : « Quant aux dieux, je ne suis en mesure de savoir ni s’ils sont ni s’ils ne sont pas, ni non plus quel aspect ils peuvent avoir. Trop de choses nous empêchent en effet de le savoir39. » Leur relativisme est influencé par une tradition qui, pour analyser un phénomène social, prend en considération les points de vue et les coutumes de chacun, ainsi qu’Homère l’a fait dans l’Iliade puis Hérodote dans ses Histoires40. Comme le remarque Jacqueline de Romilly, si l’on considère que ce dernier « a réuni sur les usages des divers peuples toutes sortes de renseignements, et qu’il a tiré de cette comparaison un sens très vif de la relativité de tous ces usages, on comprendra que l’esprit même qui animait ses enquêtes les moins systématiques menait tout droit au relativisme des sophistes et a pu leur fournir soit des points de départ, soit des justifications41. »

Le relativisme sophiste est également à replacer dans le contexte du Ve siècle où les questions politiques et judiciaires mobilisaient le temps et l’énergie des Grecs. Les Sophistes sont en premier lieu des éducateurs et plus spécialement des maîtres de rhétorique, celle-ci s’employant justement dans les débats citoyens : « ce sont les institutions démocratiques, observe Gilbert Romeyer Dherbey, qui [permettent] l’essor de la sophistique en la rendant en quelque sorte indispensable : la conquête du pouvoir exige désormais la parfaite maîtrise du langage et de l’argumentation ; il ne s’agit plus seulement d’ordonner, il faut aussi persuader et expliquer42. » Selon Diogène Laërce, Protagoras est le premier à « affirmer qu’il y a sur toute chose deux arguments opposés l’un à l’autre, et il fut le premier à s’en servir dans les discussions43. » Cette manière de penser, au-delà de son inscription dans la conjugaison des contraires44, a pu être façonnée en partie par les pratiques démocratiques : « La décision politique est en effet, devant l’Assemblée du peuple, toujours discutée ; on la sent donc toujours discutable, c’est-à-dire réversible et modifiable ; cette versatilité sera même l’un des principaux reproches qu’Aristophane adresse au dèmos45. »

Les dialogues rapportés par Thucydide illustrent l’exercice de la rhétorique dans les débats entre cités ainsi que dans les délibérations internes à une cité – nous avons notamment vu comment, devant les Athéniens en 433, les Corcyréens et les Corinthiens s’accusent mutuellement d’injustice, les deux camps ayant usé de violence. L’influence sophiste se manifeste en particulier dans le débat entre Athéniens qui fait suite à la chute de Mytilène (427) et à la remise en cause de la décision d’exécuter les Mytiléniens. Cléon, partisan de leur mise à mort, déplore les revirements d’opinion qui sont le fait de « gens dominés par le plaisir d’écouter, semblables à un public installé là pour des sophistes46 ». Diodote s’oppose à Cléon, non parce qu’il rejette la peine capitale mais parce qu’il s’intéresse avant tout aux intérêts à long terme d’Athènes, aux conséquences d’une telle décision. Concernant le dénigrement de la rhétorique, il rétorque avec non moins de vigueur que son contradicteur : « Quant à mener la bataille contre la parole, en lui refusant d’être le moniteur de nos actes, il faut pour cela être un sot ou y trouver un intérêt personnel […]. Mais les plus dangereux sont encore ceux qui accusent à l’avance un orateur de déployer son art pour de l’argent. […] dans ces conditions la cité ne trouve pas son avantage, car la peur la prive de ses conseillers. […] Ce qu’il faut, c’est qu’on voie un bon citoyen donner un meilleur avis à armes égales sans effrayer d’avance ses contradicteurs ».

Déstabilisation de la justice

Les Sophistes gagnent leur vie en tant qu’éducateurs itinérants, dispensant leurs leçons à ceux qui ont les moyens de les rétribuer. S’ils sont progressivement perçus d’un mauvais œil et qu’ils seront la cible privilégiée de Platon, c’est d’abord en raison de leur relativisme qui déstabilise l’idée de justice dont on a souligné combien elle est centrale dans la culture grecque. Dans quelle mesure celle-ci s’en trouve-t-elle bouleversée ? Cela dépend des Sophistes, ces derniers ne formant pas un courant de pensée unifié. Platon rapporte le mythe suivant de Protagoras47 : les hommes vivaient à l’origine isolés les uns des autres, en proie aux bêtes fauves. Les arts mécaniques, reçus de Prométhée, ne suffisaient pas à les protéger, il leur manquait la science politique. Afin qu’ils subsistent, Zeus leur accorda la justice et la pudeur « pour servir de règles aux cités et unir les hommes par les liens de l’amitié48 ». Contrairement aux arts, qui dépendent de capacités naturelles et sont distribués de façon à respecter une division du travail social, il partagea ces vertus entre tous les hommes d’une cité. Ce mythe démontre que Protagoras s’est ingénié à élaborer une morale compatible avec le relativisme de l’homme mesure : la cité n’apparaît pas sculptée sur un modèle social divin, aristocratique, mais construite historiquement, fruit du regroupement d’individus et de familles, d’abord isolés les uns des autres, qui partagent une même capacité de participer aux décisions politiques. C’était révolutionnaire pour l’époque et, comme le note Jacqueline de Romilly, « on reconnaît là le germe de ce qui devait, beaucoup plus tard, être appelé le « contrat social49 ». » Protagoras maintient néanmoins des différences techniques naturelles entre les hommes, différences qui s’avèrent fondamentales pour s’imposer politiquement, l’enseignement des Sophistes consistant largement dans l’art de discourir.

Toujours dans le Protagoras de Platon, le Sophiste Hippias déclare aux personnes réunies : « Vous qui êtes ici présents, je vous regarde tous comme parents, alliés, concitoyens, non par la loi, mais par la nature ; car le semblable est naturellement parent du semblable ; mais la loi, tyran des hommes, fait souvent violence à la nature. Aussi serait-ce une honte pour nous, qui connaissons la nature des choses, qui sommes les plus savants des Grecs […] de nous quereller les uns avec les autres, comme les derniers des hommes50. » La conceptualisation d’Hippias s’oppose à celle d’un Solon dont les lois limitaient les possibilités d’oppressions. Elle assume une forme d’élitisme tout en prônant un universalisme qui transcende les frontières des cités à la manière des physiciens étudiés dans l’article précédent. Le Sophiste Antiphon écrit dans cette veine : « la nature nous a tous, sous tous rapports, Grecs aussi bien que barbares, créés égaux51. »

Le modèle politique sophiste qui se dessine privilégie les débats, les controverses publiques argumentées, il s’appuie sur la rhétorique ainsi que sur les perspectives des individus et des groupes, perspectives qui évoluent en fonction des circonstances historiques et des intérêts de chacun. Tandis que la nature des choses demeure identique à elle-même, constante, les lois de l’État sont, selon Hippias, celles que les citoyens ont décrétées, elles relèvent du conventionnel et « souvent ceux mêmes qui les ont établies ne les trouvent plus bonnes et les abrogent52 ». Le contraste entre loi et nature s’accentue chez Antiphon : « Un homme a donc tout intérêt à observer la justice, s’il y a des témoins quand il respecte les lois ; mais, seul et sans témoins, il trouve son intérêt aux impératifs de la nature. Car ce qui est de la loi est accident, ce qui est de la nature nécessité ; ce qui est de la loi est établi par convention et ne naît pas de soi-même ; mais ce qui est de la nature naît de soi-même et ne relève pas d’une convention ; […] si, forçant le possible, on viole un des arrangements de la nature, alors, même à l’insu du monde entier, cela est un mal ; et, même au vu de tous, ce mal n’est pas pire : le dommage, en effet, n’est pas fonction de l’opinion, il relève de la vérité53. »

Si les thèses sophistes évoquées jusqu’à présent affaiblissent l’idée de justice humaine, elles ne vont pas jusqu’à prôner ouvertement l’injustice. Les nécessités naturelles, universelles et qui héritent du destin, contrebalancent la relativité des lois et l’absence d’intérêt qu’ont les hommes à les respecter sans témoins. Il est même possible de faire ressortir l’objectivité d’Antiphon54 lorsqu’il examine la justice : celui-ci énonce des caractéristiques, souligne des incohérences, mais n’enjoint pas d’agir de telle ou telle manière. Il s’astreint à décrire plutôt qu’à prescrire. Protagoras, pour sa part, propose une vision constructive de la justice à partir de vertus politiques partagées par tous. Avec le Sophiste Thrasymaque, un cap se franchit : dans La République de Platon, il assène que « le juste n’est rien d’autre que l’intérêt du plus fort55 », en l’occurrence l’intérêt du gouvernement en place dans la cité. À nouveau, comme Antiphon, il ne dit pas que c’est une bonne chose qu’il en soit ainsi. Cependant, la frontière entre justice et injustice se dissout, justice et violence ne s’opposent plus l’une à l’autre. L’irruption de ce type d’allégation dans les joutes intellectuelles est corrélée historiquement à la revendication assumée, dans l’Histoire de la guerre du Péloponnèse, d’intérêts et de puissances étatiques aux dépens des lois communes des Grecs.

Calliclès n’est pas un Sophiste, il est seulement leur élève. Dans le Gorgias de Platon, il est présenté comme l’hôte de Gorgias, sans plus de commentaire. Qu’il ait existé ou non, Platon recourt à cet inconnu pour critiquer « tout ce que les thèses des sophistes avaient de dangereux pour ceux qui les déformaient au profit de leurs passions ou de leurs ambitions. Il voulait montrer que la rhétorique impliquait l’amoralisme ; mais il ne pouvait pas, sans fausser gravement les choses, faire défendre cet amoralisme par aucun des vrais sophistes56. » Calliclès, donc, repart de l’opposition entre loi et nature mais, contrairement à Thrasymaque pour lequel le juste est défini selon l’intérêt du plus fort, celui du gouvernement, il affirme que « les lois sont faites pour les faibles et par le grand nombre. […] pour effrayer les plus forts, ceux qui sont capables d’avoir l’avantage sur eux, pour les empêcher de l’obtenir, ils disent qu’il est honteux et injuste d’ambitionner plus que sa part et que c’est en cela que consiste l’injustice, à vouloir posséder plus que les autres57 ». La nature, quant à elle « proclame qu’il est juste que le meilleur ait plus que le pire et le plus puissant que le plus faible58. » Cette fois le retournement moral est complet et s’oppose radicalement à la démocratie. L’extrémisme du Calliclès de Platon est à prendre avec précaution et à bien distinguer des thèses sophistes qui, si elles induisent une remise en question de la morale traditionnelle, ne vont pas jusqu’à l’amoralisme.

La nature humaine

Bien que les Sophistes aient pris le contrepied de Parménide au sujet de la vérité, concernant la nature, ils ont repris l’orientation sémantique axée sur l’inné et l’identique à soi-même, excluant de la nature, au travers de l’opposition entre nature et loi, ce qui est d’origine politique. Or la politique de la cité, fondée religieusement, encadre au Ve siècle la totalité des aspects de l’existence d’un Grec. Tandis que les analogies entre phénomènes célestes totalisants et êtres vivants (dieux, éléments qui se rendent justice, univers considéré comme un organisme vivant, Un dominateur, raison divine, etc.) associaient intimement nature et culture, avec les Sophistes, celles-ci se distancient en s’opposant. Les significations de la nature se réduisent davantage à la physique et la biologie. C’est dans cette perspective que l’on rencontre, chez les médecins et chez Thucydide, le concept de nature humaine.

Il est possible que l’historien ait pu être inspiré par des traités hippocratiques, mais le seul dont nous ayons connaissance et qui établit une causalité entre nature et psychologie est le traité Sur les Airs, eaux et lieux. Dans ce dernier, l’auteur étudie l’influence du climat sur la santé, notamment en comparant l’Europe avec une région d’Asie située au centre du monde. Le climat modéré de celle-ci ainsi que ses forts contrastes d’une saison à l’autre expliquent que tous les organismes qui y vivent sont plus grands et plus beaux qu’ailleurs : leur caractère est plus doux et plus équilibré59. Thucydide s’intéresse également à la psychologie, mais il ne la déduit pas spécialement de considérations climatiques et ethnographiques. À la suite des physiciens et des Sophistes, il s’intéresse davantage à ses composantes universelles : « À l’audition, l’absence de merveilleux dans les faits rapportés paraîtra sans doute en diminuer le charme ; mais, si l’on veut voir clair dans les événements passés et dans ceux qui, à l’avenir, en vertu du caractère humain qui est le leur, présenteront des similitudes ou des analogies, qu’alors on les juge utiles, et cela suffira ; ils constituent un trésor pour toujours, plutôt qu’une production d’apparat pour un auditoire du moment60. »

Les composantes universelles de la nature humaine chez Thucydide recoupent la conception de la nature par les Sophistes. La nature de l’homme, ce qui lui est le plus propre, le plus inné, ce n’est pas la justice mais l’injustice, la violence attisée par les passions. Par nature, contrairement aux dieux, les hommes sont mortels et faillibles. La justice émerge dans un second temps avec la cité et la grâce de Zeus, elle s’acquiert, et c’est d’ailleurs l’objet de la première partie du dialogue du Protagoras. On retrouve ces éléments chez Thucydide, en particulier dans le discours de Diodote déjà évoqué plus haut : « La nature veut que tous, particuliers et États, commettent des fautes, et il n’est pas de loi qui l’empêchera61 ». Peu après : « les diverses conjonctures qui interviennent par l’effet des passions humaines, en étant régies chaque fois par quelque force irrépressible, tout pousse au risque. […] Bref, il est impossible — et bien naïf qui se l’imagine — que la nature humaine, quand elle tend ardemment vers une action, en soit détournée par la force des lois ou quelque autre menace. » La violence de la nature humaine transparaît quant à elle dans les déclarations des Athéniens à Sparte – « la nature humaine qui vous fait dominer autrui » – et plus encore à Mélos : « le possible règle […] l’action des plus forts et l’acceptation des faibles », suivi par : « une loi de nature fait que toujours, si l’on est le plus fort, on commande ; ce n’est pas nous qui avons posé ce principe ou qui avons été les premiers à appliquer ce qu’il énonçait : il existait avant nous et existera pour toujours après nous, et c’est seulement notre tour de l’appliquer, en sachant qu’aussi bien vous ou d’autres, placés à la tête de la même puissance que nous, vous feriez de même62. »

La nature humaine de Thucydide manifeste la difficile réalité d’une guerre qui ne cesse de diviser la Grèce, et de guerres civiles qui déchirent les cités, les secondes résultant de la première : « À la faveur des troubles, on vit s’abattre sur les cités bien des maux, comme il s’en produit et s’en produira toujours tant que la nature humaine restera la même, mais qui s’accroissent ou s’apaisent et changent de forme selon chaque variation qui intervient dans les conjonctures. En temps de paix et de prospérité, les cités et les particuliers ont un esprit meilleur parce qu’ils ne se heurtent pas à des nécessités contraignantes : la guerre, qui retranche les facilités de la vie quotidienne, est un maître aux façons violentes, et elle modèle sur la situation les passions de la majorité63. » La guerre fait retomber les hommes dans l’état qui précédait l’instauration des cités, de la justice et de la prudence, un état que Hobbes, traducteur de Thucydide, appellera au XVIIe siècle l’état de nature.

À la fin du Ve siècle, la crise morale, attisée par les dissensions politiques et par l’enseignement des Sophistes, occupe le devant de la scène, au sens propre avec Aristophane ou Euripide. Elle s’exprime clairement chez le second dont le « théâtre ne croit plus à la justice des dieux64 », s’inspirant dans le cas d’Hélène de Protagoras : « Quant à ce qui est dieu, ou n’est pas dieu, ou est intermédiaire, quel mortel prétendra le savoir à la fin de ses longues recherches, quand il voit les dieux se porter dans un sens, et puis dans un autre, et puis changer encore par des sursauts contradictoires et des coups du sort inattendus65. » C’est dans un tel contexte que Socrate puis Platon et Aristote tentent de remettre un peu d’ordre dans la cité en idéalisant la justice, et la vérité, et la nature…


Notes

1. Jacqueline de Romilly, La loi dans la pensée grecque, Les Belles Lettres, 2002, p. 23.

2. Ibid., p. 66.

3. Eschyle, Théâtre complet, Flammarion, 2014.

4. Ibid.

5. Ibid.

6. Ibid.

7. Rosalind Thomas, “Writing, Law, and Written Law” in Gagarin, Michael and Cohen, David (ed.). The Cambridge Companion to Ancient Greek Law. Cambridge University Press, 2005.

8. Voir notamment à ce sujet, Claude Mossé, Au nom de la loi, Éditions Payot & Rivages, 2010.

9. Rosalind Thomas, op. cit.

10. Ibid. Je traduis.

11. Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, Robert Laffont, 1990, I, XXXII, p. 188. Édition G. Charpentier, 1883, disponible sur Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1122993/f25.item

12. Thucydide, op. cit., I, XXXVII, p. 191-192. Je souligne.

13. Ibid., I, XL, p. 193.

14. Ibid., I, XLII, p. 194.

15. Jacqueline de Romilly, op. cit., p. 40-41.

16. Ibid.

17. Jacqueline de Romilly, « Guerre et paix entre cités » in Jean-Pierre Vernant (dir.), Problèmes de la guerre en Grèce ancienne, Éditions de l’EHESS, 1999, p. 279.

18. Thucydide, op. cit., I, LXIX, p. 204.

19. Ibid., I, LXX, p.206.

20. Ibid., I, LXXI, p. 206.

21. Ibid., I, LXXV, p. 209.

22. Ibid., I, LXXVI, p. 209.

23. Ibid., I, LXXVII, p. 209-210.

24. Ibid.

25. Claude Mossé, “XVII – De l’ostracisme aux procès politiques : le fonctionnement de la vie politique à Athènes”, D’Homère à Plutarque. Itinéraires historiques : Recueil d’articles de Claude Mossé, Pessac : Ausonius Éditions, 2007. (pp. 159-166). URL : http://books.openedition.org/ausonius/3672

26. Claude Mossé, op. cit., p. 25.

27. Thucydide, op. cit., II, XXXVII, p. 265.

28. Notamment pour le Parthénon en illustration de cet article.

29. Jacqueline de Romilly, Les Grands Sophistes dans l’Athènes de Périclès, Éditions de Fallois, 1988, p. 196-197.

30. Thucydide, op. cit., II, LXIII, p. 278.

31. Thucydide, op. cit., V, LXXXIX, p. 477.

32. Ibid. Jacqueline de Romilly  emploie également l’expression dans La loi dans la pensée grecque, op. cit., p. 97 sq.

33. Marcel Detienne, Les maîtres de vérité, Librairie Générale Française, 2006.

34. Ibid., p. 90-91.

35. Fragments B1 et B8, Jean-Paul Dumond, Les Présocratiques, Gallimard, 1988, p. 255-263.

36. Rappel des deux principales significations de ce terme au temps d’Héraclite :
– ce dont la chose est constituée 
– le développement de celle-ci depuis son origine jusqu’à sa réalisation.

37. Diogène Laërce, Vies, IX 50-56 in Jean-François Pradeau (dir.), Les Sophistes I, Flammarion, 2009, p. 51. L’expression se trouve également chez Platon, Théétète et chez Sextus Empiricus, Contre les logiciens (ou savants).

38. Gilbert Romeyer Dherbey, Les Sophistes, PUF/Humensis, 2017 : « La particularité de la critique de Gorgias est qu’elle ne se situe pas à l’extérieur de la doctrine contestée, mais se déploie à l’intérieur même de l’ontologie, en lui appliquant ses propres principes et en la prenant pour ainsi dire au mot. »

39. Diogène Laërce, op. cit.

40. Hannah Arendt, La crise de la culture, Gallimard, 1997, p. 334-335 : « Homère choisit de chanter les actions des Troyens non moins que celles des Achéens […]. Cela ne s’était produit nulle part auparavant […] Hérodote nous raconte dans les toutes premières phrases de ses histoires qu’il a pour objectif d’ « empêcher les grandes et glorieuses actions des Grecs et des Barbares de perdre le tribut de gloire qui leur est dû ». Cela est la racine de ce que l’on nomme l’objectivité ».

41. Jacqueline de Romilly, op. cit., p. 43. Voir l’exemple clair de l’influence d’Hérodote sur Hippias en p. 165-166.

42. Gilbert Romeyer Dherbey, op. cit.

43. Diogène Laërce, op. cit.

44. Cf. article précédent.

45. Gilbert Romeyer Dherbey, op. cit.

46. Thucydide, op. cit., III, XXXVIII, p. 323.

47. Platon, Protagoras in Protagoras, Euthydème, Gorgias, Ménexène, Ménon, Cratyle, Flammarion, 2016.

48. Ibid.

49. Jacqueline de Romilly, op. cit., p. 236.

50. Platon, op. cit.

51. Hermann Diels, « Une doctrine du droit naturel dans l’Antiquité », in Revue Française d’Histoire des Idées Politiques, No. 3 (1er semestre 1996), pp. 161-173 (13 pages).

52. Xénophon, Mémorables, Manucius, 2012.

53. Cité par Jacquelin de Romilly, op. cit., p. 178-179.

54. Ibid., p. 183.

55. Platon, La République, Flammarion, 2004, 338c.

56. Jacquelin de Romilly, op. cit., p. 222-223.

57. Platon, Gorgias in Protagoras, Euthydème, Gorgias, Ménexène, Ménon, Cratyle, Flammarion, 2016.

58. Ibid.

59. Bos, Jacques. “The rise and decline of character: humoral psychology in ancient and early modern medical theory”. In: History of the Human Sciences, Vol. 22 No. 3, 2009, pp. 29–50, doi : 10.1177/0952695109104422]

60. Thucydide, op. cit., I, XXII, p. 183.

61. Thucydide, op. cit., III, XLV, p. 326-327.

62. Thucydide, op. cit., V, CV, p. 480.

63. Thucydide, op. cit., III, LXXXII, p. 344.

64. Jacquelin de Romilly, op. cit., p. 208.

65. Ibid.


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