Cet article constitue un chapitre de L’Épopée du concept de nature du VIIIe au IVe siècle AEC
Si le terme de phusis possède une occurrence chez Homère1, il est débattu de savoir s’il y détient déjà la signification que lui attribueront les premiers philosophes2. Plutôt que nous focaliser sur des éléments sémantiques, nous allons évoquer quelques traits des conceptions religieuses en Grèce archaïque, puisées dans la littérature grecque du VIIIe au Ve siècles – Homère et Hésiode principalement. Nous nous intéresserons en fin d’article, avec Archiloque et Solon, à l’éclosion de morales distinctes de la religion. Ces éléments nous permettront, dans l’article suivant, d’opérer des comparaisons avec les philosophies naissantes.
Du chaos à l’ordre
Une conception généalogique et imprégnée de vie
Dans la Théogonie d’Hésiode, le monde se développe à la manière d’organismes vivants. Les premiers dieux à « naître3 » sont Chaos (Gouffre ou Vide), puis Gaïa (Terre) et Éros (Amour). Ensuite, Chaos engendre seul Erèbe (Ténèbres) et Nyx (Nuit) de laquelle naît Éther (ciel supérieur) et Héméré (Jour). Quant à Gaïa, elle enfante « sans étreinte amoureuse4 » Ouranos (Ciel), Pélagos et Pontos (deux aspects de la Mer), avant de s’unir à Ouranos. De même que dans les mythes orientaux, le monde s’avère dès son émergence « rempli de vie5 ». Celle-ci ne se manifeste pas uniquement de manière anthropomorphique dans la mesure où, nous le constatons, les divinités premières surgissent spontanément, sans cause particulière, et elles engendrent d’abord seules avant de procréer à l’aide d’un partenaire.
Causalité et procréation apparaissent ainsi intimement liées dans la religion polythéiste grecque. La connaissance est originellement envisagée de façon généalogique. On peut observer cette attitude dans la désignation des dieux et des hommes qui fait référence, le plus souvent, à l’ascendance (Zeus fils de Cronos, Agamemnon fils d’Atrée, etc.). Un héros peut posséder un parent divin, par exemple Héraclès dont le père est Zeus ou Achille dont la mère est Thétis. Qu’il ait une ascendance divine ou non, le héros est pourvu d’un destin qu’il peut connaître à l’avance ou non. Achille connaît sa destinée et il l’embrasse pour la gloire qu’elle lui procure. À l’inverse, Œdipe ignore ce que l’avenir lui réserve, et il se trouve que son destin peut s’accomplir parce qu’il ne sait pas qui sont ses parents. La vérité du mythe réside ici dans la généalogie, de même que la vérité sur les dieux, et donc le monde, en dehors des trois divinités premières, ne peut se comprendre qu’à l’aune de leur généalogie.
Un ordre divin
Si l’ « on ne sait pas au juste, en l’absence de de toute qualification ou indication, ce que signifie le nom Chaos6 », on connaît sa progéniture (les Ténèbres et la Nuit) de laquelle on peut extrapoler une sorte de béance primordiale qui n’est pas une absence d’existence, puisque celle-ci est née7. Envisagé comme premier dieu à apparaître, Chaos est alors seul être au monde, indifférencié avant que voient le jour une foule d’autres divinités qui s’apprécient autant qu’elles entrent en conflit. Union et opposition alternent et se conjuguent souvent, à l’instar de l’accouplement entre Terre et Ciel. Cependant, la discorde enfle et une lutte sans merci s’engage entre les Titans et les partisans de Zeus. Après plus de dix ans combats acharnés, ces derniers remportent la victoire, puis accordent à leur meneur le pouvoir de régner sur les immortels. L’histoire des dieux manifeste ainsi une double progression : une première allant de l’indifférenciation à la distinction de multiples divinités associées à différents domaines ; une seconde partant des luttes entre générations pour aboutir à la stabilité d’un pouvoir monarchique.
Un aspect frappant de l’articulation des deux poèmes majeurs d’Hésiode, La Théogonie et Les Travaux et les Jours, est que le premier se concentre sur les dieux tandis que le second se penche plus spécialement sur les hommes. Bien que les plans divins et humains ne soient pas séparés, ils sont nettement distingués. Comme l’écrit J.-P. Vernant, « Les dieux font partie du même univers que les hommes, mais d’un univers hiérarchisé, d’un monde à étages et où l’on ne saurait passer d’un étage à un autre8. » L’asymétrie se manifeste d’abord par l’immortalité9 et la félicité des dieux qui contrastent avec la précarité de l’existence humaine. Les mortels sont soumis à la volonté de Zeus qui, selon Hésiode, « décide si l’homme est louable ou inavouable, dit ou maudit, par son seul vouloir d’immense Cronide10. » Or Zeus n’est pas animé des meilleures intentions à leur égard, c’est le moins qu’on puisse dire : « de jour, les misères, et, de nuit, les afflictions consument sans trêve les mortels. Les dieux leur octroient d’atroces souffrances. Quelque bonheur, pourtant, viendra se mêler à leur peine11. » Hésiode s’écrie d’ailleurs juste avant ces derniers vers situés à la fin du mythe des races : « Si j’avais pu ne pas vivre parmi la cinquième race [de fer] ! Être mort plus tôt ou être né par la suite12 ! » D’autres poètes comme Théognis, Pindare ou Sophocle ont même considéré que la meilleure fortune des mortels est de n’être pas nés, et que la suivante est de mourir dès que possible13. Voilà qui peut sembler bien pessimiste.
L’asymétrie entre les dieux et les hommes transparaît également en termes de communication entre les deux plans. Par exemple, si les dieux voient les êtres humains, l’inverse ne se vérifie que lorsqu’un dieu souhaite apparaître, et encore ne le fait-il généralement que de façon déguisée, sous la forme de pulsions internes, d’incarnations humaines ou de phénomènes astraux, météorologiques, géologiques, etc. Les dieux peuvent naviguer où bon leur semble tandis que les hommes sont limités à un certain espace et à certaines capacités. De plus, si un héros parvient à franchir les frontières de la sphère humaine, ce n’est pas seulement parce qu’il l’a voulu, c’est parce que le Destin ou Zeus l’a souhaité. Les plans divin et humain, littéralement, se superposent, le premier étant situé au-dessus du second.
Des puissances divines supérieures mais limitées
Si les dieux l’emportent très largement sur les hommes, et que Zeus a instauré une monarchie pérenne chez les immortels, pourquoi ne reproduisent-ils pas chez les hommes un ordre similaire ? N’en ont-ils pas le pouvoir ? Notons d’abord que les « divinités grecques forment comme une société de Puissances, à la fois rivales et solidaires. Les dieux sont des agents qui recèlent une force supérieure à laquelle les hommes doivent se soumettre. Parmi ces dieux, Zeus se montre à lui seul plus fort que tous les autres réunis. Krátos et Bia, la domination brutale et la violence contraignante, qui encadrent le trône de Zeus, ne quittent jamais les pas du souverain des dieux.14 » Dire que les divinités sont des puissances, cela implique qu’elles ne se réduisent pas à des personnes, encore moins à des phénomènes non-humains. Un dieu correspond à une puissance de réalisation de phénomènes humains ou non-humains, le terme de puissance comportant l’idée d’une capacité à se réaliser, sans pour autant que cette réalisation soit certaine, en dehors d’événements annoncés par le Destin. De plus, chaque divinité possède un domaine particulier au sein duquel s’exerce sa puissance, les domaines entre deux divinités distinctes pouvant toutefois se chevaucher (par exemple celui de la guerre pour Arès et Athéna).
Le philosophe F.M. Cornford a mis en relief la répartition des domaines entre puissances, et son lien avec la Moïra, c’est-à-dire la « part » ou l’ « honneur » (timé) assignés à une divinité ou à un être humain15. De ce sens premier serait dérivée la notion de destin. « À l’intérieur de son propre domaine, la suprématie d’un dieu ne peut être contestée ; mais celui-ci ne doit pas en transgresser les frontières, et il éprouvera du ressentiment (nemesis) en cas d’empiétement des autres16. » La puissance divine apparaît ainsi limitée, circonscrite à un domaine qui lui a été attribué et dont elle ne doit pas sortir sous peine de subir les foudres d’un propriétaire courroucé, c’est-à-dire une forme de justice divine.
L’exemple suivant, emprunté à J.-P. Vernant, illustre la limitation de la puissance divine : « Une grande déesse comme Démeter, lorsqu’Hadès lui ravit sa fille pour l’emporter avec lui dans le monde souterrain, erre partout à sa recherche, implorant qu’on lui révèle où son enfant a disparu. C’est finalement Hélios, le soleil, qui la renseigne. Non qu’Hélios soit omniscient au sens propre ; mais son œil rond toujours ouvert au haut du ciel en fait un témoin infaillible ; à ce regard de lumière rien n’échappe de ce qui a pu se passer à la surface de la terre ou des eaux. Par contre, Hélios ignore tout de ce qui se prépare dans les ténèbres de l’avenir. La connaissance du futur est réservée à des divinités oraculaires d’un autre type, comme Apollon17. »
Chaque dieu est donc doté d’un périmètre d’autorité à la façon de vassaux soumis à un roi, en l’occurrence Zeus. Mais celui-ci, bien qu’il soit le plus fort et qu’il ait réussi à instaurer une paix entre immortels, n’a pas autorité directe sur l’ensemble de l’univers, il en possède lui aussi seulement une part, ainsi qu’Homère le fait dire à Poséidon dans l’Iliade : « Nous sommes trois fils de Cronos, trois frères qu’enfanta Rhéa : Zeus, moi, et le troisième est Hadès, qui règne sur les morts. On fit trois parts de l’Univers, et chacun obtint sa dignité18. » L’autorité de Zeus n’est pas non plus synonyme d’absence de querelles. Or celles-ci apparaissent fréquentes chez Homère, et parallèles aux conflits armés des êtres humains. Aux dissensions divines correspond ainsi un désordre humain dont les origines remontent au moins aux fourberies de Prométhée19.
Oppositions et harmonie
Si l’ordre olympien repose sur la force de Zeus, qui incarne notamment la justice, les puissances divines ne cessent pas de s’opposer les unes aux autres. Cela paraît d’autant plus inévitable que leurs domaines peuvent se chevaucher et qu’il est loin d’être évident de discerner qui possède l’autorité pour régler une problématique donnée20. La guerre de Troie illustre comment les dieux peuvent entretenir des dissensions en interférant dans les affaires humaines, notamment parce qu’ils vont soutenir des camps opposés. Et si un dieu soutient un parti plutôt qu’un autre, c’est probablement que le premier lui a manifesté davantage de dévotion et lui a sacrifié davantage d’offrandes.
Les altercations divines peuvent être associées à l’empiétement d’un dieu sur le domaine d’un autre, mais elles peuvent aussi découler d’un autre type d’opposition, plus fondamental : celui entre la Terre et le Ciel, entre la Nuit et le Jour, entre la femme et l’homme, etc. Ajoutons qu’opposition n’est pas synonyme d’affrontement perpétuel : avant de s’en prendre au Ciel, la Terre a eu de multiples enfants avec lui. Les opposés ne se livrent pas indéfiniment à des guerres stériles, ils s’accouplent, ce qui contribue à l’existence d’un équilibre, ainsi que l’illustre Harmonie, fille d’Arès, dieu de la guerre violente, et d’Aphrodite, déesse de l’amour, du désir et de la beauté.
Un ordre moral aristocratique
Nous avons fait ressortir que les dieux sont des puissances qui agrègent des qualités humaines et non humaines. Cela induit entre autres que l’ordre institué par Zeus ne sépare pas un domaine naturel d’un domaine surnaturel. Pour que ce soit le cas, il faudrait que le concept de nature ait acquis une signification qui le différencie du concept de divinité, ce qui ne se produit pas avant les premiers philosophes ioniens21. Nous avons observé également que l’ordre olympien s’apparente à un ordre aristocratique qui s’établit à l’issue d’une guerre entre divinités. Laissons de côté les aspects non humains de cet ordre, ceux-ci ne présentant pas d’intérêt particulier pour l’étude du concept de nature, afin de s’intéresser plus particulièrement à la guerre et à la justice, ainsi qu’à la problématique de la responsabilité humaine.
La guerre occupait une place centrale en Grèce ancienne. Il n’existe pas de débat entre historiens à ce sujet22. Les controverses portent plutôt sur son caractère prédominant. Or que la guerre ait primé ou non sur la politique naissant dans la cité, cela n’impacte pas l’analyse de l’idée de nature. Il nous suffit d’observer, d’une part, que les luttes se situent au cœur des textes et, d’autre part, que la question de la justice absorbe les esprits.
Guerre et justice dans l’Iliade
L’Iliade décrit les événements d’une poignée de semaines de la guerre de Troie. Cette œuvre majeure de la culture grecque, dont l’auteur était considéré par les Grecs eux-mêmes comme un modèle en termes d’éducation23, ne s’intéresse pas à une guerre ponctuelle, encadrée historiquement par d’autres types de phénomènes sociaux, elle prend la guerre comme toile de fond de la narration. Bien qu’Achille n’en soit pas le seul héros, il y tient le premier rôle, directement ou indirectement, depuis sa querelle avec Agamemnon jusqu’aux funérailles d’Hector.
Le différend entre le fils de Pélée et celui d’Atrée, par lequel débute l’Iliade, fournit un aperçu des valeurs aristocratiques de la Grèce archaïque. Il porte sur la récompense réclamée par Agamemnon en compensation de la restitution d’une jeune fille enlevée à son père, un prêtre. Ce dernier, outragé par la perte de son enfant, a imploré Apollon qui l’a entendu et, en représailles, décharge depuis son carquois sur le camp des Achéens. Agamemnon consent à rendre celle qu’il dit préférer à sa femme « si cela vaut mieux », car il veut « le salut des troupes plutôt que leur perte. Mais, poursuit-il, préparez-moi sur-le-champ une récompense, pour que je ne sois pas le seul des Argiens non récompensé : cela ne conviendrait pas24. » Il serait indécent qu’un roi n’obtienne pas sa part du butin, et qu’ainsi son honneur (timê) s’en trouve bafoué. Deux valeurs sont simultanément mises en avant : le bien commun des troupes et l’honneur individuel d’Agamemnon.
Achille, qui réplique à son souverain en le qualifiant d’ « homme cupide », illustre clairement que l’honneur ne se réduit pas à des considérations matérielles. La discussion s’envenime ensuite rapidement jusqu’à ce qu’Agamemnon décide de prendre Briséis, une femme d’Achille, comme compensation. Celui-ci est alors traversé par une douleur et une colère telles qu’il envisage de tirer son glaive et de tuer son roi. Mais Athéna intervient, vue seulement par lui, afin de le calmer : « En paroles, outrage-le comme cela te viendra ; car je te le dis, et cela s’accomplira, un jour tu auras trois fois plus de présents brillants qu’on ne t’en enlève, pour compenser cet excès de pouvoir ; mais retiens ton bras, et obéis-nous25. » La déesse confirme qu’Agamemnon est dans la démesure, dans la réclamation d’une part plus importante que celle que le destin lui a attribuée.
Et Achille d’observer la prescription d’Athéna car « celui qui obéit aux dieux, ils l’écoutent aussi26. » Il déverse donc sa bile en affirmant qu’Agamemnon ne va jamais combattre avec ses hommes car il n’en a jamais eu « le cœur », c’est-à-dire le courage. Plus loin, Nestor, un ancien, lui dit : « Si tu es plus fort, si une déesse est ta mère, lui en revanche, est plus puissant, puisqu’il a des sujets plus nombreux. » La valeur (aretê) d’un homme, celle qui fonde l’honneur27, apparaît à la fois sous la forme d’une capacité, la force guerrière, et sous la forme d’un domaine sur lequel règne un être humain, de façon similaire à ce que nous avons vu chez les dieux. Cette valeur n’est pas seulement le fruit d’un effort que l’on pourrait attribuer à une volonté individuelle, elle est en premier lieu héritée et possède une part divine.
Après la déclaration de Nestor, Agamemnon concède à celui-ci : « tout ce que tu dis, vieillard, est dans l’ordre ; mais cet homme veut être au-dessus de tous ; l’emporter sur tous ». À l’excès du roi répond l’excès d’Achille. Les deux personnages s’opposent et chacun exprime une forme de démesure. Qui peut donc trancher dans cette histoire, rendre justice ? Pas un être humain semble-t-il puisque le problème remonte jusqu’à Zeus en personne auquel Thétis, la mère d’Achille, vient se plaindre et obtient gain de cause. Le père des dieux et des hommes lui répond : « Moi, je m’occuperai de cette affaire, pour la mener à bien. Et je te ferai un signe de ma tête, pour que tu aies confiance. C’est là, de ma part, auprès des immortels, le plus grand des gages. Car ce qui vient de moi n’est ni révocable, ni trompeur, ni vain, quand je l’accompagne d’un signe de tête28. »
Dès le Chant I de l’Iliade, on constate que la question de la justice s’avère aussi centrale que celle de la guerre, et elle échappe en partie aux hommes. Certains problèmes ne peuvent être résolus par une assemblée de guerriers. Notons que l’existence même de celle-ci illustre que les aristocrates grecs, bien avant l’apparition de la démocratie, avaient l’habitude de délibérer ensemble sur des sujets d’ordre judiciaire. L’existence de ces débats apparaît également dans la scène du bouclier d’Achille29 qui décrit le règlement public d’une querelle entre deux hommes pour le prix d’un meurtre.
Luttes et justice dans Les travaux et les jours
Dans Les travaux et les jours, Hésiode évoque deux types de luttes : celle qui accroît les guerres et que les hommes abhorrent, celle qui « réveille l’ardeur au travail des cœurs sans courage30 ». On peut les rapprocher de deux modes d’acquisition, le premier par la force, le second par le travail, chacun étant associé à une forme de compétition ou d’opposition attisées par la convoitise. La valorisation du travail par Hésiode contraste avec une tradition aristocratique qui, dans l’ensemble, le méprise et qui perdurera jusqu’au XVIIIe siècle. Toutefois, dans la mesure où Hésiode se focalise principalement sur l’agriculture, il ne détonne pas tellement car il s’agit d’un type d’activité que nous qualifions de nos jours de travail et qui trouve grâce aux yeux des Anciens31. En effet, la Terre est l’une des trois divinités premières et elle est souvent considérée comme la matrice de l’humanité32. De plus, le travail agricole n’est pas considéré en Grèce ancienne comme un métier employant des techniques ou artifices humains. Les « seules connaissances qu’il réclame sont celles que chacun peut acquérir par soi-même en observant et en réfléchissant33. » Il n’exige pas d’apprentissage auprès d’un maître. L’agriculture demeure ainsi « intégrée à un système de représentation religieux34 ».
Guerre ou non, la vie est considérée par Hésiode comme une lutte trouvant son origine dans une punition divine. Le poète reprend ainsi dans Les travaux et les jours la légende de Prométhée et détaille celle de Pandore avant d’exposer le mythe des races, à la fin duquel il désespère d’être né pendant la race de fer – Zeus détruira cette race où le respect des aînés et des dieux aura disparu, où la « force fera le droit35 ». C’est alors qu’il relate la fable de l’épervier et du rossignol : « Un épervier répondit au joli rossignol en ces termes, comme il l’emportait dans la nue captif de ses serres […] « Pourquoi ces cris insensé ? Un plus fort que toi te possède. Tout sonore sois-tu, tu iras jusqu’où je te porte ; si je le veux, tu seras mon repas ou tu seras libre. Déraisonnable qui veut affronter ce qui le dépasse36 ». Sans la justice offerte par Zeus aux mortels il demeure une justice minimale, la loi du plus fort, à laquelle on ne peut échapper au risque de tomber dans la démesure, tel le rossignol qui s’égosille vainement.
Les êtres humains doivent donc se soumettre dans tous les cas à une forme de justice. S’ils y consentent, ils pourront avoir la faveur des dieux : « Jamais les hommes droits ne se voient accablés de famine, ni de fléaux, car travaux et festins les accaparent37 ! » Mais qu’un seul homme soit happé par la démesure et Zeus pourra faire souffrir une ville entière par sa faute. De plus, il serait illusoire d’espérer échapper à la justice divine, car « Trois fois dix mille dieux habitent le sol fertile – par volonté de Zeus […]. Et ils vont surveiller les sentences, les actes infâmes, tout drapés de brume, errant par toute la terre, avec Justice (Dikê), la vierge engendrée par Zeus le Cronide, respectée, vénérée par les dieux qui habitent l’Olympe38. »
Dans Paideia, Jaeger relève qu’étymologiquement, Dikê est liée au règlement d’une contestation. « Le coupable « donne la dikê », ce qui signifie à l’origine qu’il « fournit une compensation » pour son acte […]. Dikê signifie la part due à laquelle chacun peut prétendre sans outrepasser ses droits39 ». Cette étymologie est cohérente avec un concept de justice liée à un ordre divin consistant essentiellement en une attribution de statuts et d’honneurs dont la transgression correspond à une injustice.
Responsabilité et culpabilité humaines
Pour un esprit moderne, bercé par l’idée qu’il est responsable de ses actes, il peut être choquant d’observer que les malheurs des êtres humains, dans la religion grecque, sont issus en tout ou partie de péripéties divines. Après tout, ceux-ci n’ont rien demandé à Prométhée ! Et s’ils ne sont pas responsables de leurs misères, comment pourraient-ils l’être d’injustices ? Les plans divins et humains, bien que séparés, se superposent et interagissent de façon asymétrique. En particulier, une faute peut avoir été commise par un individu pour ensuite peser sur les épaules d’une cité entière ou sur celles des générations suivantes comme dans le cas d’Oreste. Autrement dit, la sanction n’est pas liée nécessairement ou directement aux actes de la personne sanctionnée, la culpabilité peut être héritée de dieux ou d’ancêtres sans qu’elle ne soit ressentie comme étrangère.
De plus, un individu peut posséder une part de responsabilité dans la mesure où le destin ne régente pas tous les événements de la vie, où il demeure une marge d’incertitude liée à la limitation de la puissance divine et où chacun(e) peut employer son intelligence pour comprendre ce que les dieux attendent d’elle ou lui. Homère exprime clairement ce dernier point au travers d’une tirade de Zeus dans l’Odyssée : « Ah ! vraiment, de quels griefs les mortels ne chargent-ils pas les dieux ! C’est de nous, à les entendre, que viennent leurs maux ; mais c’est par leur démence qu’ils sont frappés plus que ne voulait leur destin. Naguère, malgré le destin, Egisthe épousa la femme légitime de l’Atride, et le tua à son retour ; il savait pourtant quel affreux trépas l’attendait : car, nous l’avions averti, lui ayant dépêché Hermès, le vigilant guetteur Argiphonte, pour lui défendre de tuer le mari et d’épouser la femme40. »
Hésiode précise au sujet de la responsabilité humaine : « L’homme qui trame le mal contre lui-même, le projet mauvais est pire pour qui le projette41 ». Et il ajoute en contrepoint : « L’homme le plus accompli est celui qui médite les choses qui se révéleront ensuite à terme meilleures42. » La méditation évoque l’intelligence et les réflexions d’Ulysse qui nous ramènent à l’Odyssée. La sagacité du héros y apparaît complémentaire de l’assistance offerte par Athéna, notamment dans les moments où son protégé se retrouve dans une situation délicate voire désespérée. Elle s’oppose au « cœur » et à la « colère » qui peuvent faire prendre des risques inconsidérés à Ulysse, par exemple lorsque celui-ci invective une seconde fois le Cyclope après avoir réussi à s’échapper de son antre, alors même que ses compagnons tentent de le dissuader d’exaspérer le fils de Poséidon43.
Bien que supérieur en intelligence à nombre de ses congénères, Ulysse demeure faillible, susceptible d’être emporté par un élan passionnel dont l’origine peut être divine. Toutefois, dans la perspective d’une approche philosophique, notons que l’intelligence est ce qui garantit aux êtres humains, non de penser indépendamment des dieux, mais de réfléchir sans commettre d’erreur, ce qui revient au même que de ne pas s’écarter du droit chemin dans la mesure où connaissance et action ne sont pas strictement différenciées : dans les conceptions les plus anciennes, la faute « apparaît tout ensemble sous la forme d’une « erreur » de l’esprit, d’une souillure religieuse, d’une défaillance morale44. »
Dans un contexte où les pensées et les actes des hommes sont fréquemment influencés par des interventions divines, il ne saurait être question d’une « volonté » individuelle qui ne prend sens qu’à partir du moment où elle ne dépend pas de contraintes excessives. La notion de volonté ne peut être attribuée à la rigueur qu’aux dieux et plus spécialement à Zeus dont les décrets, après l’accession de celui-ci à la royauté, s’identifient au destin45.
Éclosion de morales distinctes de la religion
Après s’être étendus sur Homère et Hésiode, évoquons pour terminer deux poètes des VIIe et VIe siècles, Archiloque et Solon, afin d’observer une évolution sur le plan moral en amont de l’apparition des premières philosophies ioniennes.
Archiloque
Archiloque est un poète ionien qui vécut sur l’île de Paros puis sur celle de Thasos durant la première moitié du VIIe siècle. Il « est le plus ancien des grands poètes lyriques européens. Au double sens du mot lyrique. Au sens antique : il a créé les formes variées d’une poésie destinée au chant. Au sens moderne : sa poésie exprime directement ses émotions, elle est une réponse aux événements de sa vie, elle est personnelle46. »
L’apparition du poète comme protagoniste de ses œuvres marque une rupture avec Homère et Hésiode. Toutefois, en se mettant en scène, notamment en tant que soldat-citoyen, il actualise les valeurs aristocratiques de l’épopée davantage qu’il ne les remet en question. Par exemple, il « ne dit pas que la gloire est une notion vaine ; il dit […] que ceux qui vivent ne l’accordent pas lorsqu’ils le devraient, car ils s’empressent davantage d’exaucer les souhaits des vivants, qui peuvent les récompenser, que les souhaits des morts47. » D’autre part, il emploie plus de fables qu’Hésiode et ne recourt pas, semble-t-il, aux exemples mythiques ainsi qu’aux modèles épiques48.
Il tranche également avec ses prédécesseurs par un ton plus léger, y compris dans ses élégies. Ainsi, lorsqu’il rapporte avoir abandonné son bouclier bien malgré lui – chose qu’un héros aurait pu faire s’il avait dû en passer par là pour accomplir sa destinée –, il ajoute : « Que m’importe mon vieux bouclier ! Tant pis pour lui ! J’en achèterai un autre tout aussi bon49. » Ailleurs, il se dépeint comme un soldat qui détonne plus par sa nonchalance que par son intrépidité : « De ma lance dépend ma ration de pain d’orge, de ma lance mon vin d’Ismaros, et je le bois, appuyé sur ma lance50. »
D’une certaine manière, comme l’interprète Jaeger, il transpose le monde homérique « au monde de la vie journalière51 », ce qui transparaît particulièrement dans ces vers : « Cœur, mon cœur, confondu de peines sans remèdes, reprends-toi. Résiste à tes ennemis : oppose-leur une poitrine contraire. Ne bronche pas au piège des méchants. Vainqueur, n’exulte pas avec éclat ; vaincu, ne gémis pas prostré dans ta maison. Savoure tes succès, plains-toi de tes revers, mais sans excès. Apprends le rythme qui règle la vie des humains52. » Ces paroles font écho à celles prononcées par Ulysse dans l’Odyssée : « Sois donc patient, mon cœur : tu en as supporté de plus dures53 ».
Solon
Solon, l’illustre sage législateur d’Athènes, dans ses poésies, associe comme Hésiode la Justice à Zeus et au destin dont nous avons vu qu’il s’identifiait à la volonté du roi des dieux : « C’est le destin qui distribue aux hommes et leurs maux et leurs biens et ils ne peuvent éviter ce que veulent leur donner les dieux immortels54. » Certains peuvent mal s’y prendre et pourtant réussir si les dieux ont décidé d’un succès qui est associé à la possession de richesses. Or la soif de richesse est « sans limite », induisant la démesure et donc une sanction divine. Et lorsque Zeus « veut nous accabler et nous punir, il le fait pour chacun de nous d’une façon différente55. » Même si le destin demeure régulièrement indépendant des actions humaines, lorsqu’une faute est commise, la sanction est individualisée.
La question de la richesse se situe au cœur des préoccupations de Solon car les inégalités causent à son époque une guerre civile : « des citoyens insensés, avides de richesses, veulent eux-mêmes détruire cette puissante cité. […]. Mais si la Justice se tait, elle garde le souvenir de ce qui s’est passé et de ce qui se passe, elle vient à son heure et châtie les coupables. C’est ainsi qu’une plaie incurable s’est étendue sur toute la cité qui est tombée tout à coup en une affreuse servitude ; alors est née la guerre civile, les haines assoupies se sont réveillées et beaucoup de citoyens ont péri à la fleur de l’âge.56 » De même que chez Hésiode, la faute d’une ou plusieurs personnes peut retomber sur une cité entière.
Là où Solon se démarque, c’est dans la solution davantage que dans le diagnostic du problème : « Mon cœur m’ordonne de dénoncer aux Athéniens les maux que le mépris des lois entraîne pour l’État. La légalité, au contraire, fait régner partout le bon ordre et l’harmonie57. » Le respect des lois, que celles-ci soient édictées par les dieux ou par les hommes, est à l’origine de l’ordre et de l’harmonie. Ce respect, au quotidien, dépend des hommes qui, sachant les lois, peuvent éviter de les enfreindre et de commettre des fautes ou des crimes. Comme on peut l’observer, il ne s’agit pas, loin de là, d’un divorce avec la religion qui demeure omniprésente dans la poésie de Solon, plutôt d’un déplacement du curseur qui, de la justice en tant que divinité, fille de Zeus, devient une justice associée à des lois dont le respect garantit le bon ordre. C’est l’articulation justice-lois, ces dernières étant de plus en plus édictées par les hommes, qui constitue un changement substantiel.
Avec Archiloque puis Solon, on assiste à l’éclosion de morales qui n’ont plus aussi systématiquement recours aux modèles religieux que par le passé, des morales qui mettent avant des problématiques actuelles et concrètes de leur temps, ainsi que des conseils et des solutions qui permettent d’y répondre de façon plus pragmatique et plus politique, tout en continuant à s’inspirer du religieux et d’une certaine intemporalité.
Notes
1.↑ Naddaf, Gérard. The Greek Concept of Nature. SUNY Press, 2012. Il s’agit du passage (Odyssée, X, 266-309) où Hermès donne à Ulysse une herbe qui le protégera des drogues de Circé. La phusis est celle de la plante en question.
2.↑ Cf. article précédent.
3.↑ Hésiode, Théogonie, Les Travaux et les Jours et autre poèmes, Libraire Générale Française, 1999, p. 31.
4.↑ Ibid., p. 32. La reproduction sans accouplement, possible chez un certain nombre de plantes et d’animaux, s’appelle la parthénogenèse.
5.↑ Frankfort, Henry and Frankfort H.A. (ed.). The Intellectual Adventure of Ancient Man: An Essay of Speculative Thought in the Ancient Near East (Oriental Institute Essays). University of Chicago Press, 2013.
6.↑ Marie-Christine Leclerc in Hésiode, op. cit., p. 72.
7.↑ Il me semble intéressant de noter que la Nuit enfante mais pas le Jour, la Terre mais pas le Ciel… La procréation, dans les mythes grecs, est en premier lieu une qualité féminine.
8.↑ Jean-Pierre Vernant, Mythe et société en Grèce ancienne, La Découverte, 2004, p. 117.
9.↑ Comme ils sont nés, les dieux sont immortels et non éternels.
10.↑ Hésiode, op. it., p. 97.
11.↑ Ibid., p. 103.
12.↑ Ibid.
13.↑ Lloyd-Jones, Hugh. The Justice of Zeus. University of California Press, 1971, p. 52.
14.↑ Jean-Pierre Vernant, op. cit., p. 98.
15.↑ Cornford, Francis Macdonald. From Religion to Philosophy: A Study in the Origins of Western Speculation. New York, Longmans, Green and Co, 1912, p. 16.
16.↑ Cornford, op. cit. Je traduis.
17.↑ Jean-Pierre Vernant, op. cit., p. 116.
18.↑ Homère, Iliade, Flammarion, 2013, p. 251.
19.↑ Hésiode, op. it., p. 46-47 : le bœuf partagé avec Zeus, puis le vol du feu.
20.↑ La divinité Hécate est en ce point exemplaire car, selon Hésiode, Ibid., p. 41-42, elle possède « sa part sur la terre et la mère infertile […] Toute la race engendrée par le Ciel uni à la Terre, et qui reçut l’honneur, lui cède un part de son règne. »
21.↑ Comme le signale G.E.R. Lloyds, Magic, Reason and Experience: Studies in the Origins and Development of Greek Science. Hackett Publishing Company, 1999 : “the category of the ‘supernatural” develops, in fact, pari passu with that of the ‘natural’.”
22.↑ Par exemple, Pascal Payen, dans La guerre dans le monde grec, VIIIe-Ier siècles av. J.-C, Armand Colin, 2018, s’il s’oppose à des historiens comme François Chamoux, Yvon Garlon ou Patrick Baker, affirme lui-même qu’il « n’est pas question de nier que la guerre, dans les sociétés grecques, occupe certainement la première place, si l’on suit Hérodote et Thucydide, les deux premiers historiens dont l’œuvre a été conservée intégralement, mais les Grecs n’ont cessé de réfléchir aux moyens d’en circonscrire les méfaits et d’en relativiser l’importance. »
23.↑ Werner Jaeger, Paideia, Gallimard, 1964, p. 64.
24.↑ Homère, L’Iliade, Flammarion, 2000, p. 26.
25.↑ Ibid., p. 28.
26.↑ Ibid.
27.↑ Werner Jaeger, op. cit., p. 35.
28.↑ Homère, op. cit., p. 35.
29.↑ Homère, op. cit., p. 319.
30.↑ Hésiode, op. cit., p. 98.
31.↑ Voir notamment les fameuses considérations de Cicéron dans le Traité des devoirs, I, XLII, disponible ici : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k76814r.texteImage
32.↑ Cf. à ce sujet Guthrie, W. K. C. In the beginning: some Greek views on the origins of life and the early state of man. Cornell University Press, 1957.
33.↑ Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, La Découverte, 2020.
34.↑ Ibid.
35.↑ Hésiode, op. cit., p. 104.
36.↑ Ibid.
37.↑ Ibid., p. 105.
38.↑ Ibid., p. 106.
39.↑ Jaeger, op. cit., p. 137.
40.↑ Homère, L’Odyssée, Flammarion, 2009, p. 18.
41.↑ Hésiode, op. cit., p. 106.
42.↑ Ibid., p. 107.
43.↑ Homère, op. cit., p. 139-140. Le Cyclope affirme être le fils de Poséidon.
44.↑ Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, La Découverte & Syros, 2001.
45.↑ Lloyd-Jones, Hugh. The Justice of Zeus. University of California Press, 1971, p. 4.
46.↑ André Bonnard in Archiloque, Fragments, Les Belles Lettres, 1958, p. V.
47.↑ Lloyd-Jones, op.cit., p. 39.
48.↑ Jaeger, op. cit., p. 157.
49.↑ Archiloque, op. cit., p. 5.
50.↑ Ibid., p. 3.
51.↑ Jaeger, op. cit., p. 160.
52.↑ Archiloque, op. cit., p. 39.
53.↑ Homère, op. cit., p. 286.
54.↑ Solon in MM. Guigniaut, Patin, Jules Girard, et L. Humbert (trad.), Poètes moralistes de la Grèce : Hésiode, Théognis, Callinus, Tyrtée, Mimnerme, Solon, Simonide d’Amorgos, Phocylide, Pythagore, Aristote, Garnier Frères, 1892, p. 255.
55.↑ Ibid., p. 256.
56.↑ Ibid., p. 258.
57.↑ Ibid.