Interventions, fictions et techniques chez Nancy Cartwright et Ian Hacking

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Dans les épisodes précédents de la réflexion sur les modèles en sciences, nous avons évoqué les modélisations à l’aube du XXe siècle en compagnie de Boltzmann et Duhem, nous avons distingué la conception syntaxique de la conception sémantique des théories, et nous avons fait un détour par le pragmatisme classique de Peirce et de James.

Nous avons ainsi étudié des approches qui ont évolué dans le sens d’une augmentation de la distance conceptuelle entre théorie et expérience : l’empirisme logique a essayé d’articuler la théorie et l’expérience au travers d’un langage idéalisé permettant de distinguer les énoncés théoriques des énoncés expérimentaux. Il tendait vers la théorie et disqualifiait les modélisations. La conception sémantique des théories a valorisé les modélisations, situées entre la théorie et l’expérience, et a rattaché la vérité scientifique aux modèles. Les conceptions pragmatiques, dont celles de Nancy Cartwright et de Ian Hacking que nous allons examiner plus spécialement dans cet article, se sont appuyées sur les courants précédents, en particulier sur la notion de modèle. Elles ont notamment mis en relief les interventions humaines, les techniques et le caractère contextualisé des phénomènes :

Nancy Cartwright et Ian Hacking

Nancy Cartwright et Ian Hacking sont deux philosophes des sciences de premier plan, associés à la soi-disant « école de Stanford » qui comprend également Patrick Suppes, John Dupré et Peter Galison. Ian Hacking est plus particulièrement connu en France car il a participé à la « guerre des sciences » avec son essai Entre science et réalité, la construction sociale de quoi ? qui a été traduit en français, et il a enseigné de 2000 à 2006 au Collège de France. Aucun des deux ne s’estime pragmatiste : la première s’affirme avant tout empiriste, elle rattache son pluralisme scientifique et son interventionnisme au positiviste logique Otto Neurath1 ; le second se revendique philosophe analytique et préfère se déclarer poppérien plutôt que pragmatiste : « Jamais, au grand jamais, mort ou vif, je ne me considérerai peircien2 ». Malgré ce type d’envolées critico-lyriques, nous verrons que les deux philosophes ont chacun mis en relief l’action humaine et son caractère contextualisé. C’est pourquoi ils peuvent être inclus dans un ensemble de conceptions pragmatiques3.

En termes de domaine d’étude, Cartwright et Hacking se sont penchés abondamment sur la physique, d’où sont principalement tirés les exemples de cet article, mais aussi sur les sciences humaines. Dans le cas de Cartwright, cette ouverture intellectuelle s’associe à une démarche sociale pratique4. Elle écrit ainsi dans The Dappled World (le monde tacheté) qu’elle s’intéresse à « comment exploiter au mieux la connaissance scientifique dans son ensemble. Comment assembler au mieux différents niveaux et différents types de connaissance issus de différents domaines pour résoudre des problèmes du monde réel, l’essentiel de ceux-ci ne s’inscrivant pas dans un domaine ou dans une théorie en particulier5 ? »

Sur le plan conceptuel, Cartwright a davantage étudié que Hacking les modélisations scientifiques. Celui-ci déclarait en 2006 au Collège de France : « Depuis les années quatre-vingt, mes collègues sont fascinés par les modèles. […] Vers la fin du XXe siècle, parmi les philosophes de la physique, on a mis de plus en plus l’accent sur les modèles plutôt que sur les hypothèses. Nancy Cartwright et Rom Harré ont montré le chemin6. » Malgré son moindre intérêt pour les modèles, Hacking m’apparaît essentiel car il a apporté le concept d’intervention, repris par Cartwright, qui décrit remarquablement l’évolution des conceptualisations contemporaines des sciences, ainsi que l’illustre le schéma ci-dessus.

Comme nous allons l’observer, les interventionnismes de Cartwright et de Hacking s’accompagnent de fictions voire d’anthropomorphismes, d’ordre métaphysique, qui peuvent déplaire. Cependant, ils me semblent particulièrement éclairants concernant la question de l’universalité spatio-temporelle des conceptualisations, notamment celle des connaissances scientifiques. De plus, ils sont incontournables dans la mesure où ils s’inscrivent dans une tendance pragmatique de fond consistant à conceptualiser en prenant davantage en compte les pratiques (des scientifiques et de leurs sujets/objets d’étude).

Des interventions contextualisées

De l’importance du contexte

Selon la célèbre formule de Cartwright, « les lois de la physique mentent7 » parce qu’elles ne sont pas directement applicables à un contexte expérimental donné : « Malgré leur grand pouvoir explicatif ces lois ne décrivent pas la réalité. Les lois fondamentales décrivent plutôt des objets hautement idéalisés à l’intérieur de modèles8. »

Partons d’un exemple concret que Cartwright emprunte à Neurath9, celui d’un billet de mille dollars balayé par le vent dans un square : où celui-ci va-t-il atterrir ? « La mécanique [newtonienne ou lagrangienne] ne fournit aucun modèle pour cette situation. Nous disposons seulement d’un modèle partiel qui décrit le billet de mille dollars comme un objet non soutenu au voisinage de la Terre, et qui introduit ainsi une force exercée sur celui-ci due à la gravité10. » Pour parvenir à modéliser ce genre de cas, il faudrait mobiliser la dynamique des fluides. Un expert dans ce domaine se plaindrait aussitôt du fait que le problème est mal défini. Il serait envisageable de préciser le contexte, mais Cartwright estime que la dynamique des fluides ne possède pas « suffisamment de bons concepts qui lui permettent de modéliser la totalité des causes, ou même les causes dominantes. » De plus, la dynamique des fluides recoupe en partie la mécanique, mais elle n’en constitue pas un sous-domaine, autrement dit elle ne s’y réduit pas.

Cette illustration permet d’appréhender la difficulté à modéliser une situation réelle, hors des murs d’un laboratoire, hors du boîtier d’une batterie ou de l’intérieur d’un thermos. Il permet aussi de rappeler un point sur lequel Cartwright insiste : les lois fondamentales de la physique sont « vraies » ceteris paribus (toutes choses égales par ailleurs), c’est-à-dire dans un type de contexte déterminé. Prenons un autre exemple, celui de corps massifs et chargés électriquement, donc soumis aux forces gravitationnelle et électrostatique : « aucune loi à elle seule ne décrit vraiment11 » leur comportement, autrement dit, la loi de la gravitation est vraie si aucun autre type de force que la force gravitationnelle n’est à l’œuvre.

Hacking met aussi en avant le contexte expérimental, allant jusqu’à affirmer que les êtres humains « créent » certains phénomènes comme les effets Hall et Josephson en électromagnétisme, le laser ou le condensat de Bose-Einstein. Ces phénomènes n’existeraient pas sans l’intervention de personnes qui produisent les conditions spécifiques et nécessaires à leur réalisation. Un lieu privilégié pour ce type de création est évidemment le laboratoire scientifique que Le Trésor de la langue française définit de la façon suivante : « Local pourvu des installations et des appareils nécessaires à des manipulations et des expériences effectuées dans le cadre de recherches scientifiques, d’analyses médicales ou de matériaux, de tests techniques ou de l’enseignement scientifique et technique. »

« J’aime beaucoup, commente Hacking, ces mots manipulations et appareils. Le titre original de mon livre Concevoir et expérimenter était Representing and Intervening. Le deuxième terme était Intervening. Intervenir, c’est assez précis et c’est assez proche de manipuler. Pour moi, les appareils sont essentiels au laboratoire, essentiels pour la création des phénomènes autant que pour la mesure et les autres buts du laboratoire. À mon avis, le héros du livre de Shapin et Schaffer, Léviathan et la pompe à air, n’est pas Robert Boyle, ce n’est pas non plus Thomas Hobbes. C’est la pompe à air, c’est l’appareil lui-même12. »

On croirait entendre Bruno Latour qui s’est lui aussi appuyé sur Léviathan et la pompe à air dans Nous n’avons jamais été modernes, où il a déconstruit la distinction nature/culture. Hacking précise : « Latour voit en Hobbes l’auteur du Léviathan, et donc le fondateur de la science politique. Il voit en Boyle le fondateur de la science de la nature. Mais l’un des désaccords entre Hobbes et Boyle, étudié par Shapin et Schaffer, repose sur un fondement beaucoup plus spécifique encore. À cet égard, le titre du premier chapitre du livre, « qu’est-ce qu’une expérience ? », est tout à fait juste. […] Hobbes avait pressenti que les appareils de laboratoire permettant de produire des phénomènes étaient une nouveauté radicale. Il était absolument opposé à cette manière de faire de la science – à cette forme de vie13. »

Représentation et intervention

Alors que Latour invite à prendre en considération les artefacts, à créer un « parlement des choses14 », Hacking met l’accent sur la création/production des phénomènes dont l’être humain est à l’origine : « Dans la deuxième moitié de mon livre de 1983, la thèse que je soutiens n’est pas simplement que les expériences sont importantes et qu’elles sont les compagnes des théories et non leurs servantes ou leurs esclaves. Il y a aussi un aspect plus positif, qui est même assez évident, en réalité. Les chercheurs, au laboratoire, ne font pas qu’observer le monde : ils changent le monde, ils interviennent dans le cours de la nature. […] Ils ne font pas que signaler les phénomènes, ils les créent. […] C’est pourquoi le titre de la deuxième partie de mon livre n’est pas Expérimenter, comme dans la traduction française, mais Intervenir, qui est plus fort15»

L’intervention est centrale pour Hacking, notamment dans la mesure où elle permet de répondre à la difficile et encombrante question philosophique de la réalité. Dans Representing and Intervening, il part du constat qu’il existe une crise de la rationalité : « le débat actuel sur le réalisme scientifique est alimenté par des problématiques ne se retrouvant pas dans les sciences naturelles. D’où cela provient-il ? Des suggestions de Kuhn et d’autres qu’avec le développement des connaissances nous pourrions, de révolution en révolution, en venir à habiter des mondes différents. Les nouvelles théories sont de nouvelles représentations. Elles représentent de différentes manières et constituent ainsi une nouvelle sorte de réalité16. »

Si par ailleurs Hacking manifeste un grand respect pour Kuhn, qu’il s’affirme enclin à employer ici « le tournevis de Bruno Latour » et là « le marteau de Thomas Kuhn », il ne ménage pas dans ce passage les critiques à son égard. Il estime que l’incommensurabilité, le nominalisme transcendantal, les substituts de la vérité ou les styles de raisonnement sont du « jargon de philosophes. Ils émergent en contemplant la connexion entre la théorie et le monde. Tous mènent à un cul-de-sac idéaliste17. » Plutôt que de se focaliser sur l’ « observation » qui décrit les expérimentations à l’aide de mots « chargés de théories », la rendant difficilement distinguable de la théorie, Hacking préconise de s’intéresser davantage à l’intervention. Pour y parvenir, il relègue la problématique de la représentation en postulant la faculté de représenter comme originaire chez les êtres humains.

Dans la plus grande tradition philosophique, conscient des dangers qu’il peut y avoir à définir des caractéristiques du genre humain, Hacking invente une « fable » pour justifier la primauté de la représentation chez les êtres humains qu’il désigne comme « homo depictor ». « Il y a peut-être davantage de vérité dans le mythe a priori moyen concernant l’esprit humain que dans les observations et les modélisations mathématiques en sciences cognitives, prétendument désintéressées18. »

La particularité des représentations chez Hacking est qu’elles sont « publiques » : « vous ne pouvez pas toucher une idée lockéenne, seulement le gardien de musée peut vous faire arrêter de toucher certaines des représentations réalisées par nos prédécesseurs19. » Les représentations se manifestent publiquement au travers de la parole, de la production d’objets et d’écrits qui peuvent être conservés et transmis de génération en génération.

« On pourra protester que la réalité, ou le monde, était là avant toute représentation ou langage humain. Certes. Mais la conceptualiser en tant que réalité est secondaire. D’abord il y a cette chose humaine, la fabrication de représentations. Ensuite il y a le jugement de représentations comme réelles ou irréelles, vraies ou fausses, fidèles ou infidèles20. » Via cette fable, Hacking introduit et met au premier plan l’intervention : par leur caractère public, les représentations sont le produit d’une activité humaine.

Il invoque dans la foulée Karl Popper afin de préciser le lien étroit entre le faire et la réalité. Selon celui-ci, pour être considérées comme réelles, les entités que l’on conjecture doivent être en mesure, en tant que causes, d’exercer des effets sur les choses que l’on considère de prime abord comme réelles, c’est-à-dire celles de taille ordinaire qu’un bébé peut porter à sa bouche. Hacking abonde en ce sens : « La réalité a à voir avec la causalité et nos notions de réalité sont issues de nos capacités à changer le monde. […] Nous devrions considérer comme réel ce que l’on peut utiliser pour intervenir dans le monde afin d’avoir un effet sur quelque chose d’autre, ou ce que le monde peut utiliser afin d’avoir un effet sur nous21. »

Différentes manières de modéliser

Comme Cartwright mais contrairement à van Fraassen, plutôt antiréaliste, Hacking s’affirme réaliste à propos des entités : « Ce qui m’a convaincu du réalisme n’a rien à voir avec les quarks. Ce fut le fait que de nos jours il existe des émetteurs standards grâce auxquels nous pouvons pulvériser des positrons et des électrons […]. Nous comprenons les effets, nous comprenons les causes, et nous les utilisons pour trouver quelque chose d’autre22. »

Comment peut-on être réaliste à propos des entités et ne pas l’être à propos des théories ? Il suffit d’observer qu’il existe plusieurs manières de représenter une même typologie de phénomènes. Dans l’introduction à ses Principes de la mécanique(1894), Hertz évoque trois « images » possibles de la mécanique : la première est associée à Newton et Lagrange ainsi qu’au concept de force ; la seconde est associée à Hamilton et au concept d’énergie ; la troisième, que Hertz promeut, se limite aux concepts de masse, de temps et d’espace, supposant que l’entité cachée (force ou énergie dans les deux premières images) n’est rien d’autre qu’à nouveau du mouvement et de la masse.

Autre exemple cité par Hacking23 et tiré d’un livre de mécanique ondulatoire écrit par N. Mott et I. Sneddon. Les auteurs évoquent un problème « instructif » bien que celui-ci ne fasse référence à aucun phénomène physique réel. Ils considèrent différemment plusieurs entités :

Cartwright fournit également dans How the Law of Physics Lie24 une remarquable illustration à propos de la mécanique quantique, critiquant au passage les manuels traditionnels de la discipline. Pour comprendre cette critique, il n’est pas nécessaire d’avoir appréhendé tous les concepts mathématiques, il suffit de savoir que l’équation de Schrödinger donne l’évolution temporelle de l’état d’un système (particule ou ensemble de particules) :

\[i\hbar{{\textrm{d}}\over{\textrm{d}}t}|\Psi(t)\rangle = \hat{H}|\Psi(t)\rangle\]

Dans cette équation figure l’hamiltonien Ĥ (par référence au physicien irlandais déjà évoqué à propos de la mécanique), opérateur qui correspond à l’énergie du système en question. La formulation précise de l’hamiltonien dépend des situations concrètes étudiées, qui font nécessairement l’objet de simplifications ou d’idéalisations pour parvenir à des modélisations. Ces dernières permettent de réaliser des calculs et de résoudre l’équation de Schrödinger (particulièrement difficile mathématiquement). Selon Cartwright, les « bons manuels » devraient « mentionner les choses concrètes réalisées avec les matériels du monde réel. Elles en sont absentes de manière frappante. »

En lieu et place, on trouve une liste de « modèles hamiltoniens » décrivant des objets hautement idéalisés tels qu’une particule libre à une dimension, une particule libre à trois dimensions, une particule dans une boîte, un oscillateur harmonique linéaire, des potentiels constants (puits de potentiel carrés, barrières de potentiel, potentiel périodique, potentiel de Coulomb), un atome d’hydrogène, des molécules diatomiques, une dispersion d’un potentiel central ou un laser. Dans cette liste, on pourrait croire que l’atome d’hydrogène fait exception, qu’il n’est pas idéalisé comme les autres objets, mais cet atome n’apparaît que dans un certain environnement, une cuve réfrigérée par exemple, ou sur une molécule de benzène ; et les effets de cet environnement doivent être reflétés dans l’hamiltonien. « Ce que nous étudions au lieu de cela est un hypothétique atome isolé ».

Ainsi, les modèles ne représentent pas « la réalité » mais un ensemble d’aspects de celle-ci : « Nous construisons différents modèles pour différents objectifs, avec des équations distinctes pour les décrire. Quel est le bon modèle, quel est le « vrai » groupe d’équations ? La question est erronée. Un modèle met en relief certains aspects du phénomène ; un modèle différent met en relief d’autres aspects. » La possibilité d’employer différents modèles pour un même type de phénomène, soulignée par Cartwright et Hacking en physique qui est la science la plus exacte à notre disposition, s’étend aux autres sciences et se vérifie directement dans l’actualité, notamment s’agissant des problématiques de santé ou d’environnement.

Réalisme et idéalisations

Idéalisations, fictions et réalité

Décrire et prévoir les réalités n’est décidément pas une mince affaire. L’accent mis sur les modélisations par les philosophes des sciences, progressivement depuis les années 1950 et plus spécialement depuis les années 1980, accompagne une prise de conscience des limites des différents langages (communs, logiques, mathématiques, informatiques) et des schématisations pour appréhender la réalité. Cette prise de conscience me semble toutefois relative en raison des nouvelles formes d’idéalismes que l’informatique et l’intelligence artificielle ont permis. Mais concentrons-nous ici sur les éléments apportés par les philosophies pragmatiques.

Cartwright considère que les modèles sont des « œuvres de fiction25 ». Elle distingue d’une part les idéalisations, qui correspondent à des abstractions ou à des distorsions volontaires de la réalité, d’autre part les fictions qui n’approchent même pas la réalité. De plus, parmi les idéalisations, il est d’usage de distinguer les abstractions des distorsions : les premières, dites idéalisations aristotéliciennes consistent à faire abstraction d’éléments pouvant accompagner les phénomènes décrits, comme par exemple le vent lorsqu’on modélise une chute libre ou l’influence des autres planètes sur la trajectoire orbitale d’une planète ; les secondes, dites idéalisations galiléennes, déforment volontairement la réalité en considérant qu’une force s’applique en un point, en supposant un plan sans friction ou, en économie, en postulant un agent rationnel défendant ses intérêts.

Si les idéalisations apparaissent nécessaires pour décrire des classes de phénomènes et non des phénomènes particuliers, pour élaborer des modèles voire des lois, qu’en est-il des fictions ? Nous avons vu que Hacking n’a pas hésité à en élaborer une fable pour formuler sa conception de la représentation et de la réalité. Il s’agit d’une habitude ancestrale que d’élaborer des histoires pour « fonder » une conception ou un dogme, et les progrès en sciences, aussi considérables soient-ils, n’ont pas permis d’évacuer la problématique des fondements. Au contraire, celle-ci est toujours prégnante, et je dirais qu’elle l’est d’autant plus dans des sociétés laïques, où la justification de l’autorité emprunte des chemins de plus en plus sinueux. D’où les débats fructueux et indéfinis au sujet de la réalité.

Cartwright et Hacking mettent en évidence et assument la part fictionnelle des conceptualisations scientifiques, notamment celle des théories. Cartwright emploie dans cette perspective successivement deux arguments : premièrement, en physique, elle considère les distributions de probabilité en mécanique statistique comme de « pures fictions ». Bien que ces fonctions mathématiques n’approchent pas la réalité, elles permettent de prévoir avec précision. Deuxièmement, soulignant le caractère abstrait des lois et des modèles, elle propose, afin de comprendre le « rapport de l’abstrait au concret », de penser aux « fables et à leur morale26 ». « Les fables transforment l’abstrait en concret, et ce faisant, je prétends qu’elles fonctionnent comme les modèles en physique ». La proposition « le plus faible est ordinairement la proie du plus fort », citée par G.E. Lessing, requiert implicitement une clause ceteris paribus (toutes choses égales par ailleurs) dans la mesure où elle décrit « une caractéristique [être le plus faible] et ses conséquences ». Elle ne précise pas ce qu’il se produit lorsque plusieurs caractéristiques entrent en conflit.

Cette approche, vous vous en doutez, ne convainc pas tout le monde. Elle laisse en particulier sceptique Margaret Morrison27 qui, pour réfléchir à la problématique des fictions, prend appui sur un modèle mécanique de l’éther élaboré par Maxwell (cf. premier article sur les modèles en sciences). Ce dernier considérait le modèle comme fictionnel, ce qui ne l’a pas empêché de parvenir à des équations justes. « Le problème, cependant, c’est que si tous les modèles sont des fictions, alors nous semblons contraints de conclure que la science fournit des informations sur le monde à la manière des romans. […] Dire qu’une force est un concept abstrait qui n’existe que dans les modèles nous laisse sans indication sur la façon de gérer les forces que nous rencontrons dans le monde. […] considérer en général les modèles comme des fictions ne nous parle tellement non plus28. » Morrison avance que le modèle mécanique de l’éther de Maxwell possède principalement une fonction heuristique qui a permis de développer des hypothèses. Celles-ci comprennent, de façon générale, des abstractions, plus particulièrement des formules mathématiques. En ce sens, Morrison rejoint Duhem.

Si les débats au sujet des idéalisations et des fictions semblent loin d’être clos, ils m’apparaissent particulièrement éclairants dans la mesure où ils ont permis de distinguer abstractions, idéalisations galiléennes et fictions. Ces dernières sont évidemment les plus problématiques relativement à la question de la scientificité : peut-on considérer comme scientifiques des formalismes (lois, modèles) fondés sur des fictions ? Cette question ne se limite bien entendu pas aux fictions de la physique comme les distributions statistiques. Elle s’étend aux sciences humaines. J’attire votre attention sur le fait que j’emploie le concept de scientificité plutôt ceux de réalité ou de vérité. Je procède de la sorte, bien entendu, car je m’intéresse plus particulièrement à la distinction science/éthique, non à une délimitation précise du concept de science, délimitation qui semble verser irrépressiblement dans une forme d’idéalisme.

Du pluralisme à l’indistinction

Les approches pragmatiques ne tentent pas de définir ce qu’est la science car elles la perçoivent comme plurielle : il n’existe pas une science mais des sciences. La différence entre celles-ci est d’ordre ontologique, c’est-à-dire que les explications et les lois d’une science ne s’appliquent pas aux autres sciences. Cartwright va même plus loin au sujet de la physique, fournissant l’exemple suivant : « L’histoire conventionnelle du progrès scientifique nous dit que la physique quantique a remplacé la physique classique. […] Mais nous savons tous que la physique quantique n’a en aucune manière remplacé la physique classique. Nous utilisons les deux ; notre choix entre les deux, d’une occasion à une autre, dépend du type de problème que nous essayons de résoudre et du type de techniques que nous maîtrisons. […] mes études des applications les plus couronnées de succès de la théorie quantique m’apprennent que la physique quantique fonctionne seulement dans des types de situation très spécifiques qui s’accordent avec l’ensemble très restreint des modèles qu’elle fournit29 ».

Le pluralisme théorique en sciences et l’emploi de fictions dans chacune d’elles ne contribue-t-il pas à gommer la distinction entre science et éthique ? La réponse me semble clairement oui s’agissant de Cartwright qui conçoit les objets naturels comme des individus en société : « leur comportement est contraint par des lois spécifiques et par une poignée de principes généraux, mais il n’est pas déterminé en détail, même statistiquement30. » L’argument, saisissant, s’ajoute à ceux mentionnés précédemment concernant les fictions.

Hume a mis en avant la notion de loi et a mis en retrait l’idée aristotélicienne d’une causalité associée des « natures », celles-ci se trouvant hors d’atteinte physiquement. Cartwright inverse de nouveau la conceptualisation. Elle raisonne en fonction de natures, de capacités, de pouvoirs associés à des objets ou à des sujets. Consciente que ce langage peut prêter à interprétation métaphysique, elle avertit ses lectrices et ses lecteurs : « Je ne préconise pas une image métaphysique. Je soutiens que cette image est aussi plausible que son alternative. Dieu pourrait avoir écrit juste quelques lois et avoir été fatigué. Nous ne savons pas si l’univers est ordonné ou désordonné31. »

Hacking, pour sa part, a essayé de différencier les sciences naturelles des sciences sociales en distinguant « genre naturel » et « genre interactif » : « Les choses classifiées sous l’appellation de « genre naturel » en usage dans les écrits philosophiques ne sont pas conscientes de la manière dont elles sont classifiées et n’interagissent pas avec leur classification32. » Les genres interactifs, pour leur part, peuvent évoluer suite à diverses interactions. Cependant, à la fin de sa série de cours au Collège de France, il a rejoint Quine et abouti à la conclusion qu’il n’existe pas de « sortes naturelles ». « Dans une perspective historique, nous avons des systèmes variés, fondés sur les sciences de leur époque, auxquels on peut appliquer la qualification de sortes naturelles, placées dans un contexte historique. Mais « sorte naturelle » semble ne rien apporter de plus, sinon renvoyer à une tradition philosophique33. »

Les techniques au cœur de la connaissance

La dilution historique des sortes naturelles renvoie aux fictions de Cartwright, qui apparaissent comme des types d’axiomes figurant inéluctablement à la base des théories, des lois et des modèles. Elle renvoie également aux techniques qui se présentent comme les moyens les plus sûrs pour connaître la réalité. Les deux philosophes des sciences soulignent abondamment et de façon très intéressante cet aspect.

Hacking, dans Representing and Intervening, évoque plus particulièrement l’exemple des microscopes dont il existe plusieurs sortes (optique, électronique, à sonde locale…). Il s’interroge à propos de « corps denses » à l’intérieur de plaquettes de sang observées au microscope électronique : sont-il « réels ou vrais » ? Pour s’en convaincre, il suffit d’utiliser en complément avec les mêmes échantillons un microscope à fluorescence qui est de type optique et qui utilise le phénomène de fluorescence. « Ce serait une coïncidence absurde si, encore et encore, deux processus physiques complètement différents produisaient des configurations visuelles identiques qui étaient, cependant, des artefacts du processus plutôt que des structures réelles dans la cellule34. »

La diversité des techniques pour décrire un même phénomène, leur emploi répété en de multiples occasions, la connaissance et la fiabilité de leurs procédés de construction, l’ensemble de ces éléments contribue à la confiance dans l’idée que les résultats produits à l’aide des techniques nous informent sur la réalité. Si ce n’était pas le cas, il s’agirait d’une « coïncidence gigantesque » voire d’une « conspiration de processus physiques sans le moindre lien les uns aux autres35 ».

Plus récemment, dans une série de conférences données en 2017, Cartwright a avancé comme thèse centrale : « La techné fournit les meilleures représentations possibles de la nature, de l’humain ou d’autres choses – parce que c’est ainsi qu’est la Nature. » Elle qualifie cette dernière d’ « ingénieuse modélisatrice36 », prenant ici ses distances avec Aristote qui considérait la technique comme une représentation imparfaite de la nature. « La techné peut incarner un savoir authentique, elle n’a pas besoin d’être une représentation humaine imparfaite, parce que la Nature procède de la même manière que nous37. » Elle argumente en ce sens en s’appuyant notamment sur l’expérience de la goutte d’huile de Millikan (1909). Les techniques sont associées aux modélisations employées qui intègrent des facteurs issus de différents domaines d’étude et de différents niveaux. Dans l’expérience de Millikan, il y a d’une part la théorie, les équations, d’autre part les connaissances pratiques, notamment celles en électricité utilisées pour calibrer le champ électrique à partir de batteries dont l’indication du voltage n’est pas fiable.

La connaissance est élaborée à l’aide de techniques qui permettent de prédire, d’agir et de transformer le monde. Rien de neuf dans cette déclaration. Cartwright va plus loin en affirmant que la connaissance ne dépasse pas la technique. Autrement dit, la science se réduit à un ensemble de techniques. Elle abolit pratiquement les distinctions traditionnelles entre science, technique et éthique, qui avaient toujours été floues. En valorisant le concept de nature, en procédant à une anthropomorphisation assumée et non métaphysique, elle efface la distinction nature/culture d’une manière différente de celle de Bruno Latour qui valorise les non-humains. Mais les trois approches en philosophie des sciences (Cartwright, Hacking, Latour) valorisent les techniques et les placent au cœur de la connaissance.

S’il est évident que je ne rejoins pas entièrement les approches pragmatiques en raison de la distinction science/éthique, je les trouve particulièrement stimulantes et instructives. Elles mettent en relief la praticité, la technicité et le caractère contextualisé des connaissances scientifiques. En indiquant l’omniprésence des fictions dans les théories, elles interrogent sur le statut d’un certain nombre d’outils et d’axiomes et elles questionnent l’idée même de scientificité. Précisons qu’elles se situent toutefois sur un plan scientifique, car lorsque l’on bascule dans le domaine de la philosophie politique ou de la philosophie générale, les techniques sont régulièrement critiquées.

Dans le prochain article sur les modélisations en sciences, j’aborderai plus particulièrement l’économie et la sociologie, poursuivant ainsi l’étude de la rationalité laissée en jachère depuis juillet dernier. Il me semblait nécessaire de prendre en compte les modélisations en physique-chimie, et de ne pas m’en tenir aux sciences humaines. En effet, les concepts d’intervention, de fiction et de technique égrenés dans cet article illustrent que les conceptualisations en sciences exactes et celles en sciences humaines ne sont pas si éloignées l’une de l’autre qu’on pourrait l’imaginer. Malgré des approches pluralistes, ces concepts tendent à constituer un socle de l’idée de scientificité qui unifie les différents types de science, depuis la physique jusqu’à la sociologie.


Notes

1. Cartwright, Nancy. The Dappled World. Cambridge University Press, 2008 : “I am an empiricist. I know no guide to principle except successful practice.” “The hero behind this book is Otto Neurath . . . Rather his philosophy was finely tuned to his concerns to change the world. . . . Neurath advocated what I have learned from my collaborator Thomas Uebel to call the scientific attitude. This is the attitude I try to adopt throughout this book. The scientific attitude shares a great deal with conventional empiricism. Most important is the requirement that it is the world around us, the messy, mottled world that we live in and that we wish to improve on, that is the object of our scientific pursuits, the subject of our scientific knowledge, and the tribunal of our scientific judgements.”

2. Ian Hacking, “On Not Being a Pragmatist: Eight Reasons and a Cause” in Misak, Cheryl, editor. New Pragmatists. Oxford University Press, 2009 : Once in a while I tauntingly declare that I am the last living Popperian. I would never, ever, call myself Peircian, living or dead.”

3. L’Encyclopédie philosophique de Stanford évoque une conception pragmatique des théories. Vu les différences substantielles entre la philosophie de Cartwright et celle de Hacking, je préfère évoquer des approches pragmatiques.

4. Elle prend Otto Neurath comme intellectuel de référence s’agissant de cette orientation politique.

5. Cartwright, Nancy. The Dappled World. Cambridge University Press, 2008 : “My own research right now is not primarily concerned with economics or with physics or with any other single discipline from within. It is concerned rather with how to get the most out of our scientific knowledge as a whole. How do we best put together different levels and different kinds of knowledge from different fields to solve real world problems, the bulk of which do not fall in any one domain of any one theory?”

6. Ian Hacking, cours du 14 février 2006 au Collège de France.

7. Cartwright, Nancy. How the Laws of Physics Lie. Oxford University Press, 1983.

8. Cartwright, Nancy. How the Laws of Physics Lie. Oxford University Press, 1983. Je traduis.

9. Nancy Cartwright, The Dappled World, Cambridge University Press, 2008. Je prends cet exemple parce qu’il est accessible, mais je trouve excellent l’exemple de la mécanique quantique fourni dans l’essai 7 de How the Laws of Physics Lie.

10. Ibid.

11. Cartwright, Nancy. How the Laws of Physics Lie. Oxford University Press, 1983. Je traduis.

12. Ian Hacking, Cours du 28 février 2006 au Collège de France.

13. Ibid. L’expression « forme de vie » fait référence à Wittgenstein.

14. Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes, La Découverte, 1997 : dans l’enceinte du Parlement des choses « se trouve recomposée la continuité du collectif. Il n’y a plus de vérités nues, mais il n’y a plus de citoyens nus. Les médiateurs ont tout l’espace pour eux. Les Lumières ont enfin leur demeure. Les natures sont présentes, mais avec leurs représentants, les scientifiques, qui parlent en leur nom. Les sociétés sont présentes, mais avec les objets qui les lestent depuis toujours. » Peu importe que les « mandataires » s’expriment à propos d’un thème ou d’un autre « pourvu qu’ils se prononcent tous sur la même chose, sur ce quasi-objet qu’ils ont tous créé, cet objet-discours-nature-société dont les propriétés nouvelles nous étonnent tous ».

15. Ian Hacking, cours du 14 février 2006 au Collège de France.

16. Hacking, Ian. Repesenting and intervening. Cambridge University Press, 1983 (version Kindle). Je traduis tous les passages extraits du livre.

17. Ibid.

18. Ibid.

19. Ibid.

20. Ibid.

21. Ibid.

22. Ibid.

23. Ibid. Hacking précise qu’avec cet exemple, il apporte du grain à moudre à Cartwright.

24. Cartwright, Nancy. How the Laws of Physics Lie. Op. cit. Les citations relatives à l’exemple de la mécanique quantique en sont extraites. Je traduis.

25. Ibid.

26. Cartwright, Nancy. The Dappled World. Cambridge University Press, 2008. Les extraits suivants sont extraits de ce livre. Je traduis.

27. Morrison, Margaret, “Fictions, Representations and Reality”. In Suárez, Mauricio, editor. Fictions in Science. Routledge, 2008.

28. Ibid.

29. Cartwright, Nancy. The Dappled World. Op. cit.

30. Cartwright, Nancy. How the Laws of Physics Lie. Op. cit.

31. Nancy Cartwright, How the Laws of Physics Lie, Oxford University Press, 1983. Je traduis.

32. Ian Hacking, Entre science et réalité, la construction sociale de quoi ?, La Découverte, 2008, p. 149.

33. Ian Hacking, cours du 14 mars 2006 au Collège de France.

34. Hacking, Ian. Repesenting and intervening. Op. cit.

35. Ibid.

36. Cartwright, Nancy. Nature, the Artful Modeler. Carus Publishing Company. 2019.

37. Ibid. : “Techné can embody genuine knowledge, it need not be an imperfect human representation, because Nature does it the way we do. Nature fixes what happens in the way that we predict it. She, like us, is an artful modeler.”


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