
Dans une interview donnée en 1966 à l’occasion de la sortie des Mots et des choses, Michel Foucault prophétisa la fin de la philosophie, sa dissolution et son déploiement dans des activités plus « pures » comme la linguistique, la logique ou la littérature. Sa prédiction s’est réalisée car, en guise de philosophie générale, paraissent essentiellement des commentaires de philosophes du passé, des analyses parfois éclairantes, mais sans formulation de théories nouvelles ou de projets philosophiques tels que ceux qui furent élaborés depuis le XVIe siècle jusqu’à la moitié du XXe siècle.
Après s’être dissoute dans des activités spécialisées, la philosophie qui, seule, malgré ses travers idéalistes, permettait de dégager une cohérence d’ensemble à la vie, est en train d’être absorbée par l’intelligence artificielle. Si l’IA aplanit les réflexions qui conservent un point de vue critique, elle contribue également à l’ankylose de la pensée, à une servitude volontaire favorisée par la facilité, par le renoncement à l’effort nécessaire pour s’arracher aux dépendances aliénantes.
L’IA, évidemment, n’est pas responsable de quoi que ce soit dans ce processus culturel (et non évolutif). Elle n’est que le produit de sociétés dont les citoyens s’imaginent individuellement comme des princes et des princesses. Ceux-ci, à force de déléguer à des subalternes et à des fournisseurs, à force d’optimiser leurs organisations économiques et politiques, notamment via l’informatisation et la mécanisation, ne contrôlent plus grand-chose et en arrivent à participer d’une forme d’auto-destruction. En lieu et place de lumières ou de solidarité, via la division sociale du travail, ce processus culturel engendre de l’ignorance et de l’aveuglement. Les autoritarismes actuels apparaissent ainsi comme des cancers qui rongent les sociétés occidentales, les technologies sur lesquelles ils s’appuient comme des drogues qui anesthésient les volontés.
L’épuisement de la philosophie accompagne l’essoufflement de la démocratie. Les analyses contemporaines se focalisent pour beaucoup sur la puissance politique et les questions d’ordre économique, parfois malgré elles. Les enjeux de l’égalité et de la solidarité, s’ils demeurent centraux, sont souvent envisagés sous ces angles. Les préoccupations écologiques deviennent plus prégnantes, mais cèdent le pas devant le pouvoir d’achat et les tensions internationales. Elles ne suffisent pas, de toute façon, à élaborer une philosophie qui, par son caractère général, embrasse nature et culture.
Les critiques d’un mode de vie bourgeois orienté par le paraître, la consommation, la capitalisation et l’accumulation d’expériences proposent le plus souvent une alternative sociale et politique : à la liberté négative d’entrepreneurs dont les projets ne sont pas entravés par l’État, ils opposent la liberté positive de citoyens qui participent, d’une manière ou d’une autre, à l’élaboration des politiques et de la vie en société. Autrement dit, le pouvoir politique est substitué au pouvoir économique.
Depuis deux siècles, l’horizon philosophique, d’un point de vue pratique, se réduit à l’économie et à la politique. Or nombre de personnes, de nos jours, prennent leurs distances avec ces deux sphères sociales. Et les philosophes, ainsi que les sociologues, de se lamenter indéfiniment d’une individualisation de la société. La philosophie tourne ainsi en rond, au point que le développement personnel l’a supplantée, celui-ci s’inspirant d’ailleurs de philosophies antiques comme l’épicurisme et le stoïcisme. Mais il ne s’agit pas, comme ce fut le cas durant l’Antiquité, d’adopter un mode de vie en accord avec des principes, seulement de piocher des idées pour se concocter une recette de bien-être au sein d’environnements délétères pour la santé mentale.
Personnellement, je considère l’économie et la politique comme des nécessités. De même qu’il est nécessaire de produire pour se nourrir, se loger, s’habiller, communiquer… il est nécessaire de se coordonner pour vivre ensemble sans se marcher ni se taper dessus. L’économie et la politique constituent pour moi les supports d’une vie intellectuelle qui ne se limite pas à ces sphères, d’une liberté de penser qui ne s’enferme pas dans des idéalisations et des oppositions structurelles.