Que les êtres humains idéalisent spontanément et que leurs idéalisations les façonnent peut paraître évident, mais l’évidence se dérobe devant l’étendue de leurs connaissances et de leurs réalisations, celles-ci ayant littéralement transformé la Terre, pas seulement en surface. Comment distinguer l’imaginaire de la réalité quand le premier modèle la seconde ? La réponse à cette question me semble particulièrement délicate et pourtant fondamentale d’un point de vue psychologique, nos sociétés ayant pour habitude de projeter au premier plan, de manière alternative, idéalisation et désillusion, manifestant une balançoire émotionnelle structurelle, autrement dit un déséquilibre.
Il ne s’agit pas ici de procéder à un inventaire fastidieux et probablement impossible des idéalisations contemporaines, celles-ci se déployant dans toutes les sphères sociales, mais de s’intéresser à une poignée d’idéalisations majeures dans l’histoire humaine, et plus particulièrement dans l’histoire de l’Occident, afin de mettre en évidence combien elles orientent les comportements.
La puissance humaine
De tous temps rapportés par des récits ou par des artefacts, les êtres humains ont idéalisé des matériaux, des plantes, des animaux, des lieux, des planètes et surtout, depuis quelques millénaires, eux-mêmes. Ainsi, les mythes grecs et la tradition judéo-chrétienne relatent des actions extraordinaires qui fondent la foi religieuse, tels les exploits d’Héraclès ou d’Achille ou les miracles accomplis par les prophètes. Si les pouvoirs de ces héros antiques proviennent de divinités, celles-ci sont dépeintes sous des traits humains et leurs protégés accomplissent des prouesses, individuelles et collectives, qui surpassent celles des animaux.
Homo sapiens ne s’est cependant pas toujours estimé supérieur aux autres espèces : selon Jean-Paul Demoule, professeur émérite de protohistoire européenne à la Sorbonne, au paléolithique, « On peut penser que les humains se ressentent […] comme une espèce animale parmi d’autres, minoritaire et plus vulnérable que d’autres1. […] De fait, certaines sociétés traditionnelles sont organisées en clans ou groupes, chacun portant le nom d’un animal, qui peut parfois être l’ancêtre mythique de ce groupe, parfois dénommé totem2. » Les dieux d’Égypte ont probablement constitué un intermédiaire entre l’admiration de certains animaux et le culte de divinités à visage humain.
Les données archéologiques montrent que les dieux se sont humanisés pendant le Néolithique, époque caractérisée par une progressive sédentarisation, par l’apparition de l’agriculture et par le développement de certaines techniques comme la métallurgie, la poterie ou la roue. En tant que chasseur-cueilleur, l’homme dépendait étroitement des conditions climatiques. En se sédentarisant, il a pu diminuer cette servitude, gagner en maîtrise sur la nature, notamment en apprivoisant certains animaux qu’il a employés pour cultiver les champs. Le rapport à la nature et aux animaux s’est métamorphosé, et les religions reflètent ces évolutions : les mythes grecs et judéo-chrétiens manifestent de façon allégorique et hyperbolique la puissance de l’humanité. Cette puissance n’échoit pas uniformément ou équitablement aux individus, elle est accordée de façon privilégiée à certaines personnes plutôt qu’à d’autres.
La sécularisation des sociétés occidentales n’a pas gommé la part mythique des idéaux de puissance, qui persiste dans les diverses croyances religieuses ainsi que dans les récits de héros accomplissant des faits extraordinaires, notamment parce qu’ils sont dotés de superpouvoirs. Ces récits, où l’éternel combat du bien contre un mal caricatural est réinterprété en variant les lieux, les personnages, leurs facultés et les rebondissements, l’industrie du divertissement les produit à la chaîne.
Sur les plans politique et économique, la puissance mythique se décline dans les idéologies qui, de gauche à droite, privilégient la richesse des nations ou des entreprises auxquelles elles s’appliquent. Elle se manifeste aussi dans les ambitions inextinguibles de dirigeants, en particulier dans un esprit de conquête dont l’horizon, en perpétuelle expansion, s’étend d’ores et déjà au Système solaire.
Clef de voûte de la puissance humaine réelle, l’esprit a probablement été la faculté la plus idéalisée et la plus mystérieuse. Comment l’imagination pourrait-elle ne pas se laisser emporter lorsque nos perceptions nous mettent au contact d’événements et de choses qui nous dépassent, qui échappent en tout ou partie à notre entendement ? L’émerveillement devant l’étendue, la diversité et la beauté du cosmos n’a probablement guère changé au fil des siècles en dehors de sa sécularisation : de nos jours, les images capturées par le télescope James-Webb font régulièrement la Une des informations et suscitent le questionnement de théories scientifiques3. Concernant les idées appréhendées par l’esprit, au milieu du XXe siècle L. Wittgenstein s’étonnait de « La dureté du « il faut » logique4 ». La perplexité devant les mathématiques et la logique était encore bien plus grande en Grèce ancienne, en témoignent les théories pythagoriciennes situant les nombres à l’origine de l’univers. Il en allait de même pour les concepts philosophiques centraux que sont l’être, la raison, la vérité, la justice, le bien, la nature, etc.5
Si les idéalisations mythiques et philosophiques peuvent augmenter la distance entre pensée et réalité6, les idéalisations scientifiques7 participent régulièrement d’une dynamique inverse. Celles dites « aristotéliciennes », obtenues en faisant abstraction d’un ensemble de choses ou de dimensions, permettent de considérer des propriétés ou caractéristiques de manière isolée. Les idéalisations dites « galiléennes », bien qu’elles déforment la réalité, par exemple en assimilant des objets à des points ou en imaginant des déplacements sans friction sur un plan, contribuent néanmoins à modéliser efficacement les mouvements de corps dans l’espace.
Les idéalisations scientifiques ont ainsi historiquement concouru à une réduction de la distance entre pensée et réalité. Ce rapprochement n’a pas été indolore comme S. Freud l’a souligné en évoquant trois « blessures narcissiques » majeures pour l’humanité : la découverte de l’héliocentrisme par Copernic, celle de l’évolution par Darwin, celle de l’inconscient par la psychologie du tournant du XXe siècle. On pourrait dorénavant ajouter une nouvelle frustration, probablement plus grande que les précédentes, avec l’intelligence artificielle qui, après les bouleversements de l’informatique, induit un profond questionnement concernant la place de l’homme sur Terre et dans l’univers.
Il ne faudrait point conclure des remarques précédentes que les sciences désidéalisent : elles coopèrent tout autant à l’humilité qu’à la démesure dès lors qu’elles fondent des techniques qui étendent la puissance des êtres humains. Ainsi, de même qu’au cours de la révolution néolithique, les méthodes et les instruments développés en abondance depuis trois siècles ont pu faire croire aux hommes qu’ils pourraient maîtriser la nature, concrétisant d’une certaine manière le récit biblique de la Genèse. Le réchauffement climatique apporte une nouvelle désillusion aux idéalisations débridées, du moins à celles et ceux qui ne sont pas dans le déni.
Nous l’avons évoqué dans l’article précédent, la perception positive de la domination s’est érodée au fil du temps sous l’effet du principe de liberté. En va-t-il de même pour les idéaux de puissance ? Avec, d’une part, la recrudescence des autoritarismes et des conflits et, d’autre part, l’intensification de la concurrence économique, l’idée de puissance ne s’affirme-t-elle pas de façon plus régulière et explicite dans les discours ? La puissance comme bouclier du travail et, plus généralement, du mode de vie peut être employée de manière légitime. Il en est ainsi depuis les débuts de l’Histoire : la liberté, en tant que possibilité pour un groupe de conserver ses institutions et ses coutumes, se réfugie sous l’égide de la puissance lorsqu’elle est menacée.
L’amour
De même que les idéalisations de la puissance humaine se fondent sur des réalités scientifiques et techniques, celles de l’amour s’ancrent dans la biologie, aussi bien dans une perspective physiologique que dans une perspective évolutive.
L’anthropologue américaine Helen Fisher8 distingue trois systèmes cérébraux de base : le désir sexuel, l’amour romantique et l’attachement. Le premier est associé à l’hormone de la testostérone aussi bien chez l’homme que chez la femme. Le second est lié à la dopamine, neurotransmetteur impliqué en particulier dans les comportements de type motivation/récompense, à la noradrénaline et à une faible activité de sérotonine. Le troisième est corrélé à la sécrétion de neuropeptides tels que l’ocytocine et la vasopressine. Les trois systèmes relèvent de mécanismes primaires de survie issus de l’évolution.
L’espèce humaine fait partie des 3% des mammifères qui forment des couples pour élever leur progéniture9. La monogamie est rare chez les mammifères car il n’est pas avantageux pour un mâle de rester avec une seule femelle lorsque celui-ci peut multiplier les rapports sexuels afin de transmettre ses gènes. Comment se fait-il, dans ces conditions, que nous ayons évolué vers des relations exclusives ? En grande partie en raison de la dépendance du nourrisson10 vis-à-vis de ses parents11. Ces derniers demeurent unis jusqu’à ce que le fruit de leur passion devienne autonome. S’ils ont plusieurs enfants, la durée du couple s’allonge.
Des facteurs culturels ont vraisemblablement aussi contribué au développement de la monogamie12. L’anthropologue Jack Goody, qui s’appuie sur les travaux d’Ester Boserup et sur une base de données ethnographique regroupant 186 cultures, note que la division sexuelle du travail diffère entre les populations pratiquant l’horticulture itinérante et celles pratiquant l’agriculture au moyen de la charrue. Le second type de population est associé à la propriété privée, les hommes y accomplissent majoritairement les travaux des champs et les mariages tendent à y être monogames afin de conserver les terres au sein du groupe. La transition vers ce type de pratique serait intervenue au Néolithique et elle aurait été consolidée par les pratiques religieuses, morales et politiques.
Bien qu’une inclination à la monogamie existe chez les êtres humains13, il convient de la pondérer par sa régulière limitation dans le temps, notamment pour cause de divorce. En Europe14, au cours de la période 1964-2021, le taux de mariage a été divisé par deux quand celui des divorces a été multiplié par 2,5 :
La relative stabilisation des taux, à partir de 2004, indique qu’environ la moitié des mariages se terminent par un divorce. De surcroît, les liaisons extraconjugales sont fréquentes, que le couple soit marié ou non : en 2020 les États-Unis arrivaient en tête15 avec un taux d’infidélité de 71%, suivi par l’Allemagne (68%) et le Royaume-Uni (67%). La France se place en sixième position (57%).
Avec de telles données, comment la rencontre d’une âme sœur, d’un « prince charmant » ou plus généralement d’un partenaire pour la vie peuvent-il rester l’objet d’idéalisations relayées par les romanciers et les scénaristes ? D’autant que, pour la minorité de couples qui expérimentent une relation exclusive sur le long terme, la passion s’éteint généralement au bout de deux à trois ans. En de plus rares occasions elle s’atténue après six à dix ans de vie commune16.
Une part de la réponse ne réside-t-elle pas dans la perpétuation de coutumes associées aux facteurs culturels précédemment évoqués ? Probablement aussi dans l’interaction historique qu’il a pu exister entre amour et liberté. Ainsi que le relève la sociologue Eva Illouz dans La fin de l’amour17 :
le genre de la comédie romantique – qui est apparu avec le Grec Ménandre, s’est prolongé avec les Romains (les pièces de Plaute et de Térence) et s’est épanoui à la Renaissance – mettait l’accent sur la liberté revendiquée par des jeunes gens contre leurs parents, leurs tuteurs et les anciens. […] Alors qu’en Inde ou en Chine les histoires d’amour étaient sous-tendues par des valeurs religieuses où l’amour faisait partie intégrante de la vie des dieux et s’accommodait de l’autorité sociale, en Europe occidentale (et, dans une certaine mesure, en Europe de l’Est) et aux États-Unis, l’amour s’est progressivement détaché de la cosmologie religieuse pour être cultivé par des élites aristocratiques en quête d’un mode de vie spécifique.
Ainsi, le roman à succès de Jean-Jacques Rousseau, Julie ou la Nouvelle Héloïse, a promu la possibilité de choisir son époux. La liberté romantique du XVIIIe siècle a évolué main dans la main avec la liberté philosophique car les deux types s’opposaient à des traditions d’ordre religieux, moral ou politique. Cette conjonction historique n’a-t-elle pas contribué à l’idéalisation à la fois de l’amour et de la liberté ?
Au niveau des pratiques familiales, avec l’avènement de la bourgeoisie et sous l’impulsion de l’évangélicalisme au Royaume-Uni au début du XIXe siècle18, l’idéal d’une maison avec jardin s’est sédimenté dans les mœurs. Il est né d’un élan religieux puritain s’opposant à la « décadence spirituelle et morale de la société du XVIIIe siècle19 », que ce soit celle d’une aristocratie menant la vie de château ou celle d’une Révolution française positionnant les principes philosophiques au-dessus des valeurs religieuses. La maison constituait dans ce contexte un îlot de pureté et un havre de paix au sein d’un monde d’orgueil et de péché. Elle participait d’une séparation nouvelle entre les affaires, économiques ou politiques, et la famille, entre le public et le privé.
Qu’il s’agisse de l’amour-passion ou de l’amour à durée indéterminée, des facteurs biologiques participent également de la formation des idéalisations, ainsi que l’avance H. Fisher, les amoureux éprouvent
un sentiment d’euphorie lorsqu’ils pensent à elle ou lui, une forme d’ « intoxication ». À mesure que son obsession se développe, l’amant(e) cherche de plus en plus à interagir avec l’être aimé, ce que l’on appelle dans la littérature sur la toxicomanie « l’intensification ». La personne éprise pense également de manière obsessionnelle à sa ou son bien-aimé(e), ce qui correspond à une forme de pensée intrusive, fondamentale dans la dépendance aux drogues. Les amoureux déforment aussi la réalité, changent leurs priorités et leurs habitudes quotidiennes pour s’adapter à l’être cher, et font souvent des choses inappropriées, dangereuses ou extrêmes pour rester en contact ou pour impressionner cet autre à part20.
L’addiction amoureuse se constate sur le plan neurologique en comparant le cerveau de personnes en couple et heureuses avec le cerveau de personnes dépendantes de drogues telles que la cocaïne ou l’opium : plusieurs régions identiques du système de récompense s’activent, en particulier dans le noyau accumbens qui est lié à tout type d’addiction21.
Les extases liées à l’amour, quel que soit son type, participent de son idéalisation. Leur reproduction devient prioritaire par rapport au désir de liberté qui, de fait, se rétracte autour de la possibilité de les éprouver à nouveau. Peut-être davantage que les autres types d’idéalisation, l’universalité de l’amour et les émotions fortes que celui-ci génère permettent d’appréhender combien les idéalisations, de manière générale, sont liées à des formes de béatitude (contemplation, fusion…) dont l’objet n’est pas nécessairement extérieur à soi-même.
La beauté joue un rôle majeur dans la contemplation et dans la production d’idéalisations auxquels contribuent les univers de la mode et du cinéma : la plastique des mannequins et des acteurs se veut fréquemment et littéralement hors du commun tandis qu’elle impulse des canons de beauté, c’est-à-dire des normes esthétiques informelles qui influencent les comportements. Et l’on sait combien cette norme a pu varier au fil des décennies et des siècles. Ce qui demeure constant, c’est le fait que seule une minorité de personnes s’y conforme.
Concernant plus spécialement l’amour sexuel, au-delà de sa facette addictive, notons qu’il rejoint, au moins culturellement au travers de la domination masculine, l’idéalisation de la puissance humaine. Celle-ci est patente dans le monde de la pornographie qui inspire les coutumes des jeunes n’ayant d’autre modèle à leur disposition pour leur éducation sexuelle.
Les principes politiques et la justice
De l’amour à la politique il n’y a, selon Aristote, qu’un pas évolutif : la politique est naturelle, elle s’inscrit dans le prolongement de l’attachement familial, dans l’élargissement progressif des communautés qui en viennent à constituer une cité la plus autonome possible. De cette autonomie dépend le bonheur des citoyens. La justice, en tant que vertu finale, synthétise l’ensemble des vertus grâce auxquelles il est possible d’être heureux. Si ces traits de la politique athénienne peuvent sembler modernes, il convient de préciser que la justice en question n’est pas indépendante des lois de la cité et que celles-ci, au travers des législateurs mythiques, détiennent un caractère sacré. Les lois ne résultent pas d’un processus décisionnaire exempt de contraintes, elles sont élaborées par des êtres humains soumis à un déterminisme inéluctable.
Au-delà de la philosophie aristotélicienne, en Grèce ancienne justice et politique sont intimement liées : dans le mythe de la création de la cité restitué par Platon dans son Protagoras, Zeus octroie aux humains la pudeur et la justice « pour servir de règles aux cités et unir les hommes par les liens de l’amitié22 ». Contrairement aux arts où un expert dans un domaine (ex : médecine) suffit à un grand nombre de profanes, la justice est accordée à tous « car les villes ne sauraient exister, si ces vertus étaient, comme les arts, le partage exclusif de quelques-uns23 ».
Immergés dans ces traditions, les philosophes grecs se sont efforcés à partir de Socrate de tracer les contours d’un bien commun auquel chacun puisse accéder grâce à ses ressources intellectuelles, notamment parce qu’avec les enquêtes historiques d’Hérodote ou les remous politiques du Ve siècle et, en particulier, l’avènement de la démocratie, la morale ne coulait plus de source, elle devenait relative à un contexte historico-géographique. La relativité des orientations morales a ainsi été mise en évidence par les Sophistes auxquels se sont opposés la plupart des philosophes à l’exception des sceptiques. Malgré cette tendance de fond, la modernité l’a implicitement entérinée au travers, d’une part, de la distinction entre science et éthique (Hume) et, d’autre part, d’une justice indépendante du législatif et du politique (Montesquieu), engendrant une tension avec l’universalisme des Lumières. Ainsi, actuellement, la justice se définit comme conformité par rapport au droit, celui-ci variant d’un État à l’autre, d’un groupe à l’autre.
Que l’éthique au sens large ne bénéficie pas de fondations aussi stables que celles des sciences n’implique pas qu’elle ne soit pas ancrée dans des processus biologiques tels que ceux associés à l’attachement, à l’amour, à l’empathie ou au besoin de reconnaissance24, ainsi que l’avait déjà perçu Aristote et que Darwin a précisé de manière plus scientifique. La force des convictions éthiques et politiques réside probablement dans ces ancrages associés à de vives émotions et de profonds sentiments. Dans cette perspective, les principes moraux et, plus particulièrement dans nos sociétés séculières, les principes politiques manifestent une adhésion sociale, un attachement à une ou plusieurs communautés.
La politique occidentale contemporaine est en grande partie orientée par les deux principes de la liberté et de l’égalité, ceux-ci se situant au fondement de la justice. Toutefois, dans quelle mesure peut-on parler d’orientation si les interprétations de ces notions divergent au point de s’opposer radicalement ? De plus, si les convictions politiques sont incompatibles, comment la justice pourrait-elle être universelle ? Une aspiration universelle à la justice s’est probablement développée chez les êtres humains au fil de l’évolution parce qu’elle a contribué à la survie de l’espèce25. Cependant, qu’il existe un désir de justice commun à l’ensemble de l’humanité n’induit pas que les principes et les lois sur lesquels il s’appuie soient les mêmes en tout lieu et en tout temps.
Dans ce cadre, idéaliser les principes politiques consiste à se les donner pour but en se voilant le fait qu’ils ne peuvent se décliner concrètement si leur définition demeure controversée ou ne correspond à aucune réalité26. Et idéaliser la justice revient à éluder la problématique de la relativité des valeurs, des lois et des normes sur lesquelles elle repose. Il en résulte un fossé entre l’idée et la réalité.
Prenons l’exemple des fictions qui traitent de la justice alors que leur ressort premier est la vengeance. Ces fictions sont innombrables et peuvent donner une image biaisée de la justice qui est censée sublimer socialement la vengeance. Or lorsqu’un individu tue une personne chère aux yeux d’un représentant des forces de l’ordre, puis que le second exécute le premier, quand bien même le deuxième meurtre n’enfreint pas la loi, la vengeance ne reste-t-elle pas au premier plan ? De plus, la répétition indéfinie de ce type de scénario n’exprime-t-elle pas une frustration d’absence de justice dans la réalité ?
Comment la justice pourrait-elle s’étendre davantage dans un monde où les idéaux, hors de portée ou accessibles seulement à une minorité, guident les actions ? Je souris régulièrement quand j’entends une personnalité (star, champion(ne), dirigeant(e)…) prêcher qu’il faut poursuivre ses rêves jusqu’au bout, car les places au sommet de la pyramide sociale se trouvent, par définition, en nombre restreint. Aller au bout de ses « rêves » revient donc la plupart du temps à s’engager dans une compétition sans merci pour accéder aux cimes et, implicitement, à cautionner cette compétition plutôt qu’à la remettre en question et interroger les idéaux sociaux.
L’individu
Alors que l’amour se situe aux racines historiques de la politique, la compétition (plus spécialement la concurrence économique) coopère à l’individualisme contemporain. Dans Le souci de soi27, Michel Foucault distingue trois attitudes individualistes : celle « caractérisée par la valeur absolue qu’on attribue à l’individu dans sa singularité, et par le degré d’indépendance qui lui est accordé par rapport au groupe auquel il appartient ou aux institutions dont il relève ; la valorisation de la vie privée, c’est-à-dire l’importance reconnue aux relations familiales, aux formes de l’activité domestique et au domaine des intérêts patrimoniaux ; enfin l’intensité des rapports à soi, c’est-à-dire des formes dans lesquelles on est appelé à se prendre soi-même pour objet de connaissance et domaine d’action, afin de se transformer, de se corriger, de se purifier, de faire son salut. »
La valeur d’un individu peut être le reflet du courage dont il fait preuve au cours d’un conflit guerrier, de sa capacité à l’emporter sur d’autres. La vie privée fait référence à la sphère familiale qui s’est particulièrement développée au XIXe siècle et que nous avons évoquée au sujet de l’amour. Les rapports à soi concernent un domaine assez vaste qui englobe différentes formes de philosophies28 et de spiritualités antiques.
Ces trois attitudes suffisent-elles à décrire les individualismes contemporains ? J’ajouterais une catégorie relationnelle, celle des amis et plus généralement des contacts que l’on développe, notamment au travers des réseaux sociaux. L’amitié a toujours occupé une place de choix aux yeux des philosophes, à commencer par ceux d’Aristote qui s’est épanché sur ce thème. Celui-ci concevait l’amitié comme une relation entre alter ego, entre individus voyant en l’autre un reflet d’eux-mêmes29.
Or qu’appelle-t-on le soi ? Il n’est pas question ici d’entrer dans les débats philosophiques et psychologiques afférents, seulement d’en rester au niveau de l’idée ou de l’image que l’on se fait de soi-même, idée que l’on véhicule auprès des autres. Or cette idée n’est-elle pas le plus souvent un idéal ? N’existe-t-il pas une tendance à embellir, en particulier à se surestimer ? Par exemple, Daniel Kahneman a observé au cours de ses recherches un biais d’excès de confiance en soi, c’est-à-dire une confiance excessive « dans ce que nous croyons savoir, et notre incapacité apparente à reconnaître l’étendue de notre ignorance et l’incertitude du monde dans lequel nous vivons. Nous sommes enclins à surestimer la compréhension que nous avons du monde et à sous-estimer le rôle du hasard dans les événements30. »
L’idéal visé est-il entièrement le fruit d’imaginaires et d’intuitions qui nous sont propres ? Ne correspond-il pas dans une certaine mesure à la combinaison de multiples idéaux sociaux, en particulier ceux évoqués précédemment ? Le soi apparaît, dans cette perspective, comme l’entrelacement d’un certain nombre d’idéaux communs. Il se déploie dans la culture d’univers personnels s’inscrivant dans une ou plusieurs sphères sociales (famille, amis, travail, arts, politique, sports, etc.). Il peut aussi, de façon complémentaire, se caractériser par la singularité des pensées, des actes et des expériences, ainsi que par la possibilité que ceux-ci s’inscrivent dans la mémoire collective, rejoignant de ce point de vue l’individualisme antique. Dans cette seconde approche, l’individu se présente davantage comme un être unique, une unicité qui participe de la dignité humaine.
L’individualisme contemporain ne se limite pas à bâtir un univers personnel ou à prendre conscience d’une certaine unicité, il se prolonge dans une quête de reconnaissance, privée et de plus en plus fréquemment publique au travers des réseaux sociaux. Or l’interdépendance des personnes qui établissent des connexions dans l’espoir d’obtenir de la reconnaissance n’interfère-t-elle pas avec l’autonomie à laquelle aspiraient les Lumières ? Comment s’émanciper intellectuellement si l’on poursuit en permanence diverses formes de reconnaissance sociale ? Ne restons-nous pas dépendants des préjugés et des idéalisations auxquels adhérent les cercles dans lesquels nous évoluons ? Et si c’est le cas, l’individualisme n’en ressort-il pas appauvri, façonnant sur la base de modèles des exemplaires customisés au lieu d’engendrer des êtres humains originaux ?
Notes
1.↑ Concernant la vulnérabilité, celle-ci transparaît en Grèce ancienne dans la fable d’Épiméthée rapportée dans le Protagoras de Platon.
2.↑ Jean-Paul Demoule, Les dix millénaires oubliés qui ont fait l’histoire, Paris, Fayard, 2017.
3.↑ Les cinq surprises du télescope James-Webb (lemonde.fr)
4.↑ Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, Gallimard, 2004.
5.↑ Voir les idéalisations philosophiques évoquées dans L’Épopée du concept de nature.
6.↑ Chose que je me suis efforcé de mettre en évidence depuis cinq ans sur ce site Internet s’agissant de la philosophie.
7.↑ Synthèse conceptuelle des modélisations en économie et en sociologie, et plus largement en sciences – Damien Gimenez
8.↑ Helen Fisher, Anatomy of Love: A Natural History of Mating, Marriage, and Why We Stray, W. W. Norton & Company, 2017.
9.↑ Ibid.
10.↑ Le terme d’altricialité, pour qualifier la dépendance du nourrisson, apparaît fréquemment dans la littérature scientifique.
11.↑ https://en.wikipedia.org/wiki/Monogamy#Biological_arguments
12.↑ https://en.wikipedia.org/wiki/Monogamy#Cultural_arguments
13.↑ Ryan Schacht and Karen L. Kramer, “Are We Monogamous? A Review of the Evolution of Pair-Bonding in Humans and Its Contemporary Variation Cross-Culturally”, Front. Ecol. Evol., vol. 7, 17 July 2019, URL: https://www.frontiersin.org/articles/10.3389/fevo.2019.00230/full
14.↑ Marriage and divorce statistics – Statistics Explained (europa.eu)
15.↑ Infidelity Rates by Country 2023 (worldpopulationreview.com) .
16.↑ Helen Fisher, op. cit.
17.↑ Eva Illouz, La fin de l’amour, Seuil, 2020.
18.↑ Philippe Ariès et Georges Duby (dir.), Histoire de la vie privée. De la Révolution à la Grande guerre, Seuil, 1987, p. 55-87.
19.↑ Ibid.
20.↑ Helen Fisher, op. cit. Je traduis.
21.↑ Ibid.
22.↑ Platon, Protagoras, Euthydème, Gorgias, Ménexène, Ménon, Cratyle, Flammarion, 2016.
23.↑ Ibid.
24.↑ Nous l’avons évoqué dans l’article précédent.
25.↑ Mario Gollwitzer and Jan Willem van Prooijen, “Psychology of Justice” in Clara Sabbagh, Manfred Schmitt (ed.), Handbook of Social Justice Theory and Research, Springer, 2016, p. 61-82.
26.↑ Au sujet la liberté, voir La question de la liberté et https://damiengimenez.fr/de-la-preponderance-du-choix-dans-les-cultures-occidentales/
27.↑ Michel Foucault, Histoire de la sexualité III, Le souci de soi, Gallimard, 2013 (1984), chapitre II.
28.↑ Voir à ce sujet Philosopher pour se transformer : le tournant technico-moral du cynisme, de l’épicurisme et du stoïcisme – Damien Gimenez
29.↑ Jean Brun, Aristote et le lycée, PUF, 1999.
30.↑ Daniel Kahneman, Système 1 / Système 2, Les deux vitesses de la pensée, Flammarion, 2016.