De la prépondérance du choix dans les cultures occidentales

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La question du choix se trouve historiquement et philosophiquement intriquée avec celle de la liberté, notamment au travers de l’idée de libre arbitre1. Or il ne paraît pas si évident d’associer intimement choix et liberté lorsque l’on se demande par exemple : à partir de combien d’options peut-on s’estimer libre ? Devoir choisir entre la peste et le choléra, est-ce exercer sa liberté ? Quelle importance de disposer de mille options quand celle convoitée se situe hors d’atteinte2 ?

L’objectif de cet article est d’approfondir, après La question de la liberté, l’examen des motifs pouvant expliquer la prépondérance du choix dans les cultures occidentales contemporaines. Nous nous intéresserons dans un premier temps au contexte historique, politique, philosophique et économique dans lequel le choix a été progressivement valorisé. Puis nous détaillerons des éléments psychologiques en lien avec les recherches scientifiques contemporaines sur la prise de décision. Enfin, nous remettrons en question cette prévalence du choix.

Une centralité culturelle historique

La centralité culturelle de la notion de choix remonte à la Grèce antique qui a vu éclore des pratiques démocratiques tranchant avec les régimes autoritaires (aristocratie, royauté, tyrannie). Au cours de cette période, la liberté était conçue principalement comme une limitation des contraintes3, les croyances en des formes de déterminisme innervant les mentalités4. Les réflexions philosophiques d’Aristote sur les futurs contingents et sur ‘ce qui dépend de nous’, les analyses logiques stoïciennes, puis l’émergence de questionnements sur la possibilité que les choses se soient déroulées autrement qu’elles ne se sont réellement produites ont mené à l’idée de libre arbitre. Cette dernière est née dans les milieux platoniciens et chrétiens des premiers siècles de notre ère, qui concevaient une âme immatérielle capable d’initier des actions dans le monde matériel5.

En raison de leur caractère métaphysique, nous laisserons ici de côté les questions du libre arbitre et du déterminisme ­– il convient néanmoins d’être conscient(e) de leur empreinte philosophique. Intéressons-nous plutôt au choix d’un point de vue politique et d’un point de vue économique.

Sur le plan politique, les démocraties occidentales héritent modérément de l’exemple grec, notamment parce que la république romaine a davantage inspiré les révolutionnaires français6, ou parce que les nations anglaises et françaises, depuis leurs origines, sont considérablement plus peuplées que les cités grecques ayant connu un régime démocratique. Des démocraties indirectes se sont ainsi créées, accordant aux représentants, élus par les citoyens, la capacité de choisir les orientations d’une nation. Dans ce contexte, le choix est devenu une charnière de la vie politique, peut-être plus que dans une démocratie directe où les citoyens peuvent davantage contribuer à la création7 du cadre constitutionnel et législatif. En effet, dans une démocratie indirecte, tandis que les initiatives sont en premier lieu la prérogative des leaders politiques, les citoyens, s’ils sont libres d’exprimer leurs opinions, ne participent pas directement aux débats desquels sont issues les propositions de loi. Dans l’ensemble, ils arbitrent par leur vote entre différents programmes et projets dont les lignes sont déjà tracées. Certains peuvent éventuellement influencer les discussions, en particulier au travers de lobbies ou de médias, mais l’élaboration des textes repose en majorité sur les échanges et les compromis internes à un parti/mouvement ainsi que sur les oppositions et les tractations entre partis/mouvements.

Au sein des multiples processus économiques, les acteurs prennent fréquemment des décisions, ils arbitrent en particulier entre divers produits ou services qu’ils souhaitent utiliser. Dans un contexte historique où les prix sont régulés principalement par le jeu de l’offre et de la demande, la négociation joue un rôle secondaire par rapport au choix : la valeur relative d’un bien (par rapport à un autre bien comparable) découle de la succession des arbitrages réalisés par les individus en amont de leurs transactions. D’où l’importance de l’interrogation : comment se prennent les décisions ? Sont-elles le fruit d’une réflexion rationnelle ? Oui selon les économistes néoclassiques, qui ont modélisé les lois de formation des prix en prenant pour hypothèse que les acteurs choisissaient en maximisant, à la manière d’un calculateur, leur satisfaction ou l’utilité de leurs acquisitions. Ce n’est qu’à partir de la seconde moitié du XXe siècle que des théories sociologiques8 et surtout psychologiques9 ont remis en question ces présupposés.

Éléments psychologiques du choix

L’intuition dans la perspective du choix

Dans une série d’instantanés10, nous avons évoqué les travaux de D. Kahneman et A. Tversky, qui ont remis en question l’idée d’intuition, ainsi que trois critiques formulées à leur encontre par L. J. Cohen et G. Gigerenzer. Dans un article de 199511,  K. S. Bowers relève pour sa part que si l’intuition et la créativité constituent deux voies privilégiées vers la connaissance, les publications scientifiques qui les prennent pour objet ne se recoupent pratiquement pas. De surcroît, malgré l’existence d’exceptions notables, la littérature concernant l’intuition a été « l’appendice de celles s’intéressant, d’une part, au jugement et à la prise de décision dans des conditions d’incertitude et, d’autre part, à l’insight dans le cadre de la résolution de problèmes. » Or les recherches sur le jugement et la prise de décision ont été impulsées dans une large mesure par des préoccupations économiques, ainsi que nous l’avons souligné au sujet de D. Kahneman et A. Tversky. Il y s’agit moins d’appréhender comment fonctionnent les heuristiques12 que d’en faire ressortir les conséquences négatives relativement à une rationalité humaine historiquement idéalisée.

Il existe néanmoins une approche, celle de la prise de décision naturelle13 (NDM pour Natural Decision Making en anglais), qui étudie et valorise l’intuition dans le cadre de choix réalisés par des experts en environnement incertain. Elle est née d’investigations sur les joueurs d’échecs menées par deGroot (1946/1978) puis par Chase et Simon (1973). Le premier a observé que les grands maîtres étaient capables, contrairement aux novices, d’apprécier rapidement une position ainsi que les mouvements opportuns. Selon les seconds, les joueurs d’échecs expérimentés possèdent une compétence perceptuelle permettant de reconnaître des motifs complexes. Cela a amené Simon à définir l’intuition comme la reconnaissance de motifs mémorisés. Les premiers travaux en NDM ont eu pour objectif de décrire et d’analyser les décisions prises par des officiers de sapeurs-pompiers. Ceux-ci sont contraints d’agir dans une urgence qui exclut tout calcul rationnel d’options. Il a été constaté qu’au lieu de restreindre le nombre d’options et de procéder à un arbitrage, les officiers ne produisent en général qu’une seule orientation possible, fondée sur leur expérience, celle qu’ils adoptent si la situation à laquelle ils sont confrontés ne s’y oppose pas.

L’amorçage

Qu’elle soit valorisée ou non, l’intuition participe grandement des prises de décision, mettant en évidence leur part inconsciente. Comme le note le psychologue français Mathias Pessiglione, dans la majorité des choix que l’on fait, « on a l’intuition (consciente) de ce qu’on préfère, mais pas des raisons qui fondent notre préférence. Les raisons peuvent éventuellement venir a posteriori, lorsqu’on observe notre propre comportement, et qu’on s’efforce d’en rendre compte. Mais rien ne garantit que ce soient les mêmes raisons que celles qui ont effectivement déterminé nos choix14. »

Plusieurs expérimentations étayent le caractère inconscient de facteurs participant à une prise de décision, notamment celles qui procèdent à un « amorçage » (priming en anglais) d’ordre conceptuel ou comportemental. Dans ce type d’expérience, une personne est exposée, consciemment ou non, à un stimulus afin d’observer son activité cérébrale, de l’amener à agir d’une certaine manière ou de lui suggérer une idée. Daniel Kahneman relève que l’amorçage dérive d’une notion plus ancienne formulée et plébiscitée plus particulièrement par David Hume, celle d’association d’idées.

En matière de stimulus d’amorçage conscient, les expériences menées par John Bargh au cours des deux dernières décennies du XXe siècle sont parmi les plus célèbres. Dans Système 1 / Système 2, D. Kahneman rapporte qu’au cours de l’une d’entre elles il a été demandé à des étudiants de l’université de New York

de composer des phrases de quatre mots à partir d’une série de cinq (par exemple, « trouve il ça jaune instantanément  »). Pour un groupe d’étudiants, la moitié des phrases en désordre contenaient des mots associés à la vieillesse, comme Floride, oubli, chauve, gris, ridé. Quand ils avaient terminé leur exercice, les jeunes sujets étaient envoyés participer à un nouveau test dans un bureau à l’autre bout du couloir. Or, c’était ce bref déplacement qui était au centre de l’expérience. Discrètement, les chercheurs mesuraient le temps qu’il fallait aux gens pour passer d’un bout du couloir à l’autre. Comme l’avait prévu Bargh, les jeunes qui avaient composé une phrase à partir de mots liés à la vieillesse se déplaçaient nettement moins vite que les autres15.

L’expérience inverse, qui consiste à faire marcher lentement des personnes afin de leur faire reconnaître plus rapidement des mots associés à la vieillesse (e.g. oubli, solitaire…), a été mise en œuvre avec succès par une université allemande.

Le chercheur français Stanislas Dehaene, qui occupe la chaire de psychologie cognitive expérimentale au Collège de France16, rapporte dans son cours 202317 une expérience comportant un stimulus subliminal (donc inconscient). Dans celle-ci, des images sont présentées pendant un temps variant entre 29 et 500 millisecondes à un participant, un mot (« radio ») pouvant en amorcer un autre (« RADIO ») :

Le mot « radio » n’est pas perçu consciemment lorsqu’il est précédé et suivi d’une image de type masque. Il est perçu consciemment, même diffusé pendant seulement 29ms, s’il est précédé et suivi d’un écran vierge. Quand on demande au participant de catégoriser le mot cible (RADIO), la présence d’une amorce accélère son temps de réponse. De surcroît, si on le force à choisir entre deux mots d’amorçage, qu’il n’a pas perçus consciemment, il fait mieux que le hasard en sélectionnant davantage l’amorce.

M. Pessiglione évoque d’autres expériences, menées dans son laboratoire, ayant eu pour but d’influencer le comportement des participants à l’aide d’effets d’amorçage. Il avertit : « De fait, les psychologues doivent déployer beaucoup d’efforts pour que leurs informations subliminales aient le moindre impact. Il faut notamment répéter les expositions des centaines de fois, et s’assurer que le participant maintient son attention sur l’image masquée pendant tout le temps de l’expérience, ce qui est naturellement difficile à obtenir en dehors du laboratoire. Des expériences entreprises dans les années 2000 ont néanmoins démontré qu’il était possible d’influencer les valeurs associées à certaines actions, sans que la personne en ait conscience18. » Influencer au travers de perceptions inconscientes relève donc du possible, mais cela demande un certain conditionnement de la personne qui exige davantage qu’une poignée d’images subliminales. Ces observations prennent le contrepied d’une tendance commune à craindre d’être influencé(e) par des images ou des messages subliminaux et, par conséquent, d’être dépossédé(e) de son libre arbitre. Ces appréhensions accompagnent des fantasmes au sujet de l’amorçage, véhiculés en particulier dans des films et des séries.

Décision, vécu et émotion

Les émotions, que les philosophes ont jusqu’au XXe siècle intitulées « passions » et, pour nombre d’entre eux, opposées à la raison, sont traditionnellement perçues comme contributrices des prises de décision19. Le neuroscientifique étasunien Antonio Damasio a battu en brèche l’antagonisme raison/passions dès son premier essai, L’erreur de Descartes, dans lequel il a exposé les grandes lignes de son hypothèse des marqueurs somatiques (somatique provient du grec soma, le corps, par opposition à l’esprit). Un marqueur somatique est la perception d’un état corporel associé à des émotions et produit automatiquement,pouvant orienter un choix dans la mesure où il a été lié à la conséquence prévisible d’une action via une forme d’apprentissage20.

La théorie d’ A. Damasio s’appuie notamment sur une expérimentation21 dans laquelle des participants, certains souffrants d’une lésion corticale, se prêtent à un jeu de hasard. Chaque joueur reçoit quatre tas de cartes à retourner ainsi qu’un prêt de 2000 $ en billets fictifs, le but étant de gagner de l’argent plutôt que d’en perdre. Il ignore que les tas A et B engendrent dans l’ensemble des pertes tandis que les tas C et D permettent de générer globalement un gain. Après avoir perdu une certaine somme d’argent, les joueurs sans lésion commencent à produire de la conductance cutanée22 avant de tirer une carte sur les tas désavantageux tandis que ceux lésés n’en produisent pas.

Plusieurs objections ont été soulevées à l’encontre de la méthode expérimentale employée par l’équipe de Damasio23. En voici quelques-unes avancées récemment par M. Pessiglione :

  1. Pourquoi la conductance cutanée serait-elle une cause du choix plutôt qu’une conséquence ?
  2. Les options sont toujours les mêmes et présentées simultanément. Il n’est donc pas possible d’identifier à quel tas se rapporte la conductance.
  3. Dans quelle mesure les participants ressentent-ils la conductance cutanée et dans quelle mesure celle-ci oriente-t-elle réellement le choix ?
  4. Les facteurs de décision étant multiples, comment s’assurer que la conductance cutanée constitue un facteur déterminant ?

Si l’identification d’une causalité n’est pas évidente, la survenance d’émotions apparaît clairement corrélée à la prise de décision. En tant qu’automatismes liés à des expériences passées, les émotions peuvent, à défaut d’orienter un choix, informer, fournir une évaluation subjective. Par exemple, la peur ressentie par une personne à la vue d’un chien, celle-ci ayant été précédemment mordue, indique approximativement combien cette expérience a été perçue négativement.

Dans le cadre de mes réflexions, j’utilise fréquemment les émotions, non comme indicateurs de directions à emprunter, mais comme formes d’évaluation, chaque émotion concernant un aspect d’une réaction à un contexte donné.

Anticipation, regret et angoisse

Le psychologue français Olivier Houdé souscrit à la théorie des marqueurs somatiques tout en soulignant qu’il convient d’y ajouter un facteur important dans la prise de décision : l’anticipation. Le cerveau « doit aussi être capable d’imaginer des scénarios virtuels, hypothétiques (dits « contrefactuels », c’est-à-dire allant contre les faits) et d’anticiper des regrets par rapport à eux […]. Le regret est le sentiment distinctif de ce type de processus (les patients ne l’éprouvent plus) et, associé au sens de la responsabilité, voire de la culpabilité qui caractérise les émotions des individus sains, il est essentiel à l’adaptation cognitive et sociale, c’est-à-dire à la réalisation des bons choix24 ».

Toute décision peut entraîner le regret de n’avoir pas sélectionné la meilleure alternative. Tandis qu’O. Houdé rattache au regret la notion de responsabilité et le sentiment de culpabilité, la philosophe slovène Renata Salecl, dans La tyrannie du choix25, met en avant de façon plus générale l’angoisse (composante émotionnelle majeur de la culpabilité). Elle évoque à ce propos :

Quand on demande aux gens ce qu’il y a de traumatisant dans le choix, ils proposent souvent les explications suivantes :

– ils veulent faire le choix idéal (ce qui explique pourquoi ils changent sans cesse de fournisseur de téléphone, par exemple) ;

– ils se demandent ce que les autres penseront de leurs choix, et quelle sorte de choix les autres feraient à leur place ;

– ils ont l’impression que personne n’est responsable dans la société en général (ils se demandent, par exemple, s’ils veulent vraiment assumer la responsabilité de choisir leur fournisseur d’électricité, si cela doit relever du choix individuel) ;

– ils ont peur de ne pas effectuer un choix réellement libre (puisqu’ils soupçonnent que d’autres gens ou même des entreprises, avec leurs stratégies marketing, ont déjà « choisi » pour eux). 

Cette énumération souligne combien le contexte social joue un rôle déterminant dans la prise de décision, le libre arbitre n’arrivant ici qu’en dernière position. L’idéal visé lors d’une prise de décision correspond le plus souvent à un idéal social. Il peut parfois être personnalisé mais s’écarte rarement d’un but partagé par les membres d’une communauté. Son caractère social s’accorde avec l’importance attachée au regard des autres.

Apportons une précision : il ne s’agit pas seulement de procéder à un choix idéal, mais aussi de ne pas se tromper, peut-être surtout en France où l’erreur et l’échec sont perçus négativement, où l’héritage augustinien est particulièrement présent, notamment via Descartes qui écrit dans ses Méditations métaphysiques : « l’erreur, en tant que telle, n’est pas quelque chose de réel qui dépende de Dieu, mais que c’est seulement un défaut26 (au sens d’un manque de perfection) ».

L’angoisse associée à un choix peut s’expliquer socialement et philosophiquement, elle peut aussi se justifier par des aspects qui soient davantage d’ordre psychologique, à l’exemple de l’aversion à la perte mise en évidence par D. Kahneman et A. Tversky au sein de leur théorie des perspectives. L’aversion à la perte se manifeste dans des situations d’ordre économique où il est possible de dégager des profits ou des pertes, par exemple dans un jeu de pile ou face où l’on :

Selon D. Kahneman, le rejet de ce pari est « une action du Système 2 [rationnel], mais il se fonde sur des informations critiques qui sont des réactions émotionnelles provenant du Système 1. Pour la plupart des gens, la peur de perdre 100 euros est plus intense que l’espoir d’en gagner 150. Nous avons conclu de telles observations que « les pertes l’emportent sur les gains » et que les gens éprouvent une aversion à la perte27. »

Choix vs conception d’orientations

Les éléments psychologiques passés en revue jusqu’ici vont dans le sens d’une prépondérance culturelle du choix. Le neurophysiologiste Alain Berthoz a-t-il été influencé par celle-ci lorsqu’il a proposé de concevoir la perception humaine comme une décision28 ? Probablement conviendrait-il de distinguer différents niveaux de décision, par exemple :

  1. Choix de vie : études, travail, famille, vocation, etc.
  2. Projets d’envergure, personnels ou professionnels : achat immobilier, voyage de plusieurs mois, etc.
  3. Décisions quotidiennes.
  4. Actions automatisées, réflexes.
  5. Mémoire, préparation à l’action.
  6. Perceptions.

Certains psychologues assimilent le cerveau à un statisticien car ils s’intéressent aux niveaux 4 à 6 dont nombre de processus sont modélisables à l’aide de statistiques bayésiennes. Dans un tel cadre, les choix sont formellement contraints. Les décisions quotidiennes, souvent d’ordre économique, peuvent être décrites à l’aide des théories économiques et des théories psychologiques sur les heuristiques et les biais, qui apportent à leur tour un certain nombre de contraintes formelles pesant sur les choix. Concernant les projets d’envergure et les choix de vie, les arbitrages individuels semblent ouverts en démocratie tout en étant dépendants de déterminismes sociaux.

D’une certaine manière, la prééminence du choix dans nos sociétés met en relief combien celui-ci peut être conditionné socialement et psychologiquement : nous lui attribuons d’autant plus de valeur que nous ne sommes pas les créateurs des alternatives qui s’offrent à nous, voire que notre rôle en matière de décision se réduit à contempler un théâtre de facteurs dont certains n’apparaissent jamais sur le devant de la scène.

Aujourd’hui davantage que par le passé, avec les différentes crises qui s’accumulent et les perspectives qui s’assombrissent, la sensation d’opter pour le moins mauvais en lieu et place du meilleur est prégnante. Dans un monde où la politique et l’économie peuvent laisser indifférent ou amer, la tentation est d’autant plus forte de s’en échapper par la construction d’une bulle et/ou par l’évasion dans un univers virtuel. Cette fuite collective, probablement inéluctable, ne constitue-t-elle pas l’arc le plus résistant du cercle vicieux dans lequel nous sommes entraînés ? Elle engendre une nouvelle forme de massification de la population qui s’en trouve réduite à suivre une minorité politique agissante dont l’absence de maîtrise m’apparaît liée à une sacralisation du choix depuis la fin du XVIIIe siècle.

La spécialisation, ou division sociale du travail, va de pair avec cette sacralisation du choix. Si elle est nécessaire pour produire efficacement, elle a été érigée en pivot social depuis Durkheim, encourageant à déléguer les connaissances et l’action. Progressivement, nous en sommes devenus incapables de dégager une perspective globale qui pourrait nous aider à trouver des solutions d’ensemble au lieu d’entretenir une expertise en collage de rustines. Pire, nous parvenons de plus en plus difficilement à décider collectivement ! N’y a-t-il pas là un contresens entre principe moral et résultat politique ?

À l’écueil de la décision collective s’ajoute la réticence en termes d’engagement – s’engager implique de mettre entre parenthèses des alternatives voire de les abandonner définitivement. R. Salecl évoque cette problématique à propos de l’amour conjugal : la peur de l’engagement « semble avoir été élevée au rang d’idéal. La pluralité des possibles nourrit la croyance en cet idéal, et l’association avec un partenaire est consciemment remise à plus tard, dans un avenir qui se dérobe toujours29. » J’élargirais cette observation à des engagements qui n’impliquent pas nécessairement de tiers et que je qualifierais d’orientations de vie30. Or il est possible de concevoir une orientation, de la créer au long d’un processus réflexif plutôt que d’en adopter une déjà construite ou préfabriquée. L’intuition joue dans cette perspective un rôle de premier plan, quand bien même elle aboutit régulièrement à des erreurs : l’intelligence humaine a pour lot de commettre des erreurs et d’ajuster ses conceptualisations.

En privilégiant démesurément le choix, ne perdons-nous pas, d’une part, de l’élan créatif et, d’autre part, le sens de l’engagement ? Peut-être qu’une problématique de fond n’est pas tellement celle de disposer en permanence d’un panel d’options, mais plutôt celle d’être en mesure de créer, individuellement ou collectivement, des orientations qui nous plaisent et nous satisfont… sur le long terme.


Notes

1. Cf. La question de la liberté et les publications de la catégorie « choix-décision ».

2. Ibid., section 3.3.3.

3. https://damiengimenez.fr/wpdgi_instant/la-liberte-est-elle-indissolublement-liee-a-lethique/

4. https://damiengimenez.fr/le-changement-un-concept-naturel-en-grece-ancienne/

5. Susanne Bobzien, Determinism and Freedom in Stoic Philosophy, Oxford University Press, 2004, p. 411.

6. Michel Dubuisson, « La Révolution française et l’Antiquité », Cahiers de Clio, 100 (1989), pp. 29-42. Accessible en ligne : Gladiator (ulg.ac.be)

7. Concernant la conception de la politique comme une action originale et créative, voir l’œuvre d’Hannah Arendt.

8. En particulier la rationalité limitée d’Hebert Simon.

9. Voir plus spécialement les travaux de D. Kahneman et A. Tversky évoqués dans les instantanés à propos de l’intuition, des heuristiques et des biais. Voir également, plus récemment, Renata Salecl, La tyrannie du choix [TC], Albin Michel, 2012 (orientation communiste et psychanalytique).

10. https://damiengimenez.fr/category/concepts/psychologie/intuition-heuristiques-biais/

11. Bowers, K. S., Farvolden, P. & Mermigis, L, “Intuitive antecedents of insight” in The creative cognition approah (eds Smith, S. M. et al.) 27–52 (MIT Press, Cambridge, 1995). URL : https://archive.org/details/creativecognitio0000unse/

12. Patrick Lemaire, André Didierjean, Introduction à la psychologie cognitive, De Boeck Supérieur, 2018, p. 258.

13. Kahneman, D. & Klein, G, “Conditions for intuitive expertise. A failure to disagree” in Am. Psychol.64, 515–526 (2009).

14. Mathias Pessiglione, Les Vacances de Momo Sapiens [VMS], Odile Jacob, 2021.

15. Daniel Kahneman, Système 1 / Système 2 [S1S2], Les deux vitesses de la pensée, Flammarion, 2016.

16. Stanislas Dehaene – Psychologie cognitive expérimentale | Collège de France (college-de-france.fr). Mathias Pessiglione, Ibid., rapporte la même expérimentation.

17. Comment prendre une décision ou faire des calculs avec des vecteurs dynamiques ? | Collège de France (college-de-france.fr), diapo 11.

18. VMS.

19. https://damiengimenez.fr/wpdgi_instant/ce-qui-depend-de-nous-les-conceptualisations-daristote-de-chrysippe-et-depictete/

20. Antonio Damasio, L’erreur de Descartes, Odile Jacob, 2010, p. 239-240.

21. Bechara A., Damasio H., Tranel D., Damasio A. R., « Deciding advantageously before knowing the advantageous strategy », Science (1997).

22. “[Source] The skin conductance response (SCR) is an indirect measure of sympathetic autonomic activity that is associated with both emotion and attention. In humans, the amplitude of SCRs is related to the level of arousal elicited by visual stimuli with either positive or negative emotional valence (Bradley et al. 2001).”

23. Dawson, Michael & Schell, Anne & Courtney, Christopher. (2011). The Skin Conductance Response, Anticipation, and Decision-Making. Journal of Neuroscience, Psychology, and Economics. 4. 111-116. 10.1037/a0022619.

24. Olivier Houdé, L’intelligence humaine n’est pas un algorithme, Odile Jacob, 2019.

25. Cf. note 9.

26. René Descartes, Méditations métaphysiques, Flammarion, 2009.

27. S1S2.

28. Alain Berthoz, La Décision, Odile Jacob, 2003 : « Je voudrais avancer l’idée que la perception est en fait non seulement une action simulée mais aussi et essentiellement une – décision. »

29. TC.

30. La notion d’orientation rejoint celle de règle de philosophique mais en se situant à un niveau individuel, non universel. C’est ce en quoi elle diffère sensiblement par exemple des règles stoïciennes ou épicuriennes.


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