« Ce qui dépend de nous » : les conceptualisations d’Aristote, de Chrysippe et d’Épictète

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Dans l’instantané précédent, nous avons vu que les discussions au sujet du caractère volontaire ou non des actions humaines apparaissent dans un contexte de sécularisation judiciaire. Aristote n’emploie pas alors précisément le terme de volonté, il a recours à quatre notions non unifiées conceptuellement1 : ‘ce qui dépend de nous’ (eph hêmin) ou ce qui est en notre pouvoir ; l’action accomplie ‘de notre gré’, c’est-à-dire ni dans l’ignorance ni sous la contrainte ; le ‘choix préférentiel’ (prohairesis), qui concerne les moyens pour parvenir une fin ; et le ‘désir d’atteindre un but’ (boulêsis), qui constitue la part désirante d’un choix (vs part intellective). Comme selon Aristote les êtres humains ne sélectionnent pas les fins qu’ils poursuivent, ces dernières ne dépendent clairement pas de nous. Qu’est-ce qui, dans ces conditions, dépend de nous ? Ce que l’on peut exécuter de plein gré par nous-mêmes2. Par exemple, « on choisit de se promener ou de rester tranquille pour être en bonne santé ; on ne choisit pas d’être heureux mais on choisit de gagner de l’argent ou de prendre un risque pour être heureux3. »

Notons que ‘ce qui dépend de nous’ est évoqué par Aristote dans un cadre éthique4. L’expression apparaît au sein de considérations relatives aux délibérations et aux choix : « nous délibérons sur les choses qui sont à notre portée et qui sont exécutables5. » Or le choix résulte de l’opinion (raison) et du vœu (désir) pris ensemble6, l’intelligence et l’appétit se situant à l’origine du mouvement7. De plus, dans ce type de contexte, « il s’agit de l’intelligence qui raisonne en vue d’un but et qui est propre à exécuter l’action (elle diffère d’ailleurs de l’intelligence spéculative par sa fin), et de l’appétit qui vise toujours un but8. » On peut donc s’interroger sur la signification exacte de ‘ce qui dépend de nous’ dans la mesure où une décision est prise relativement à une finalité qui, elle, ne dépend pas de nous. Quel degré d’indépendance une personne possède-t-elle par rapport à une éthique, fondée sur la politique, qui assigne leurs fins aux individus ? Il ne semble pas élevé.

La marge de manœuvre humaine se restreint davantage dans le stoïcisme classique de Chrysippe, fondé sur une nature matérielle, divine, qui détermine l’ensemble des êtres de l’univers. Comment des choses pourraient-elles dépendre de nous si nous sommes intégralement déterminés ? Chrysippe aborde cette question dans le cadre de sa physique9. Il s’assure que les choses communes soient à notre portée en plaçant leur origine dans la capacité de l’esprit, interne (vs externe), à donner son assentiment. Il rend ainsi compatible un déterminisme intégral avec la possibilité que des choses dépendent de nous, au sens où si la réalisation d’une action dépend de nous, sa non-réalisation en découle également10. ‘Ce qui dépend de nous’ s’inscrit donc dans le cadre d’une psychologie et, par conséquent, d’une épistémologie, ainsi qu’indirectement dans celui d’une éthique car l’idée de responsabilité morale requiert que nos actions dépendent de nous. Le compatibilisme de Chrysippe lui permet de répondre aux accusations des philosophes indéterministes qui estiment que le déterminisme ruine l’idée de responsabilité morale.

Épictète, pour sa part, s’interroge sur ‘ce qui dépend de nous’ relativement au bonheur que nous souhaitons atteindre, auquel il est possible de parvenir, d’un point de vue stoïque, en vivant conformément à la nature. Il déplace ainsi la perspective de la problématique en l’orientant vers le futur11, ce qui est révolutionnaire relativement à une conception du temps gréco-romaine traditionnellement axée sur le passé et la mémoire. Il réduit aussi le périmètre de ce qui dépend de nous à l’assentiment alors que Chrysippe l’accordait aussi aux actions. Ce faisant, le moindre obstacle ou la moindre contrainte externes peuvent empêcher l’accomplissement d’une action.

Les éléments précédents illustrent que l’expression ‘ce qui dépend de nous’, employée par Aristote ou par les Stoïciens, n’est pas associée à une forme de pouvoir ou maîtrise moderne de la nature fondée sur les sciences et les techniques. Elle s’inscrit dans un cadre de pensée où la nature détermine les fins humaines. Ce cadre laisse place, avec l’extension du judéo-christianisme, à celui d’une nature créée par un dieu transcendant ayant accordé aux êtres humains la liberté d’accomplir le bien ou le mal, et leur ayant confié la nature terrestre. À partir du XVIIe siècle, avec le développement de la physique mathématique, la nécessité naturelle des Anciens se mue progressivement en déterminisme causal scientifique, pour aboutir à la fameuse métaphore du démon de Laplace. La notion de nécessité-déterminisme se perpétue ainsi sous diverses formes, de même que le conflit philosophique entre ses partisans et ceux de l’indéterminisme. Ce qui a changé radicalement depuis l’Antiquité, ce sont les rapports à la nature ainsi que ses conceptualisations.


1. Charles Kahn. “Discovering will: From Aristotle to Augustine” in Dillon, John M and Long, A. A. The Question of « eclecticism » : studies in later Greek philosophy. University of California Press, p. 234-259. URL : https://archive.org/details/questionofeclect0000unse

2. Éthique à Nicomaque, 1112a 30-1112b; Éthique à Eudème, 1225a 10. Extraits issus d’Aristote, Œuvres complètes, Flammarion, 2014.

3. Ibid., 1226a 5-10.

4. Une fois également dans sa Rhétorique, 1359a 34.

5. Éthique à Nicomaque, 1112a 30.

6. Éthique à Eudème, 1226b.

7. De l’âme, 433b 15.

8. Ibid., 433a.

9. Susanne Bobzien, Determinism and Freedom in Stoic Philosophy, New York, Oxford University Press, 2004, p. 331.

10. Ibid., p. 281.

11. Ibid., p. 333.


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