La liberté est-elle indissolublement liée à l’éthique ?

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Dans La vie de l’esprit, Hannah Arendt1 observe que « Selon l’étymologie grecque, c’est-à-dire selon l’interprétation du grec par les Grecs, la racine du mot liberté, eleutheria, est eleuthein hopôs ero, aller où bon vous semble, et il n’est pas douteux que la liberté fondamentale était comprise comme liberté de mouvement. Était libre celui qui bougeait comme il l’entendait ; le critère était le Je-peux, non le Je-veux. » En tant que possibilité, la liberté pose déjà un certain nombre de questions relatives à l’individu, à ses capacités physiques et intellectuelles (puis-je aller à Larisa si je n’en connais pas le chemin2 ?), à ses capitaux matériels, financiers ou sociaux, ainsi qu’aux obstacles et aux contraintes qu’il peut rencontrer. À ces interrogations s’ajoute l’idée d’aller « où bon vous semble », qui complexifie la problématique dans la mesure où la direction empruntée est évaluée positivement d’un point de vue moral.

Dans l’Antiquité, en particulier en Grèce ancienne3, les traditions de pensée intégraient la croyance en un bien commun qui transcende les opinions et qui peut s’imposer à chacun, notamment sous la forme du destin. Au sein d’un tel cadre de réflexion, il était possible de choisir les moyens pour parvenir aux fins, non ces dernières. Si les personnes disposaient d’une indépendance théorique limitée, ce n’était pas une raison pour s’exonérer d’actes accomplis sous l’emprise de la nécessité. Par exemple, dans l’Orestie d’Eschyle4, bien que le meurtre d’Agamemnon soit accompli par Clytemnestre suivant la volonté de Zeus, celle-ci reconnaît être « complice » des dieux, endossant ainsi une part de responsabilité. Dans ce même cycle de tragédies, le procès d’Oreste dépeint la transition d’une justice divine à une justice humaine, citadine et donc politique, qui ne repose plus sur une suite indéfinie de vengeances mais sur une décision collective s’appuyant sur des lois.

C’est dans ce contexte de sécularisation judiciaire qu’apparaissent des discussions au sujet de l’aspect volontaire ou involontaire d’une transgression morale. Selon Aristote, sont « non consentis les actes qui s’accomplissent par violence ou par ignorance5. » Les actions exécutées par crainte, notamment sous la contrainte d’un tyran ou d’une nécessité naturelle (par exemple, jeter par-dessus bord sa cargaison en pleine tempête), ont « plutôt l’air d’être consenties. Elles font en effet l’objet d’un choix au moment où on les exécute. […] l’action est exécutée de plein gré, puisque le principe qui met en branle les membres servant d’outils dans ce genre d’actions est un principe interne à l’agent6 ».

Ces quelques éléments montrent l’intrication historique entre liberté et éthique, plus particulièrement entre liberté et responsabilité morale, ce que les débats contemporains au sujet du libre arbitre continuent de faire ressortir7. Au-delà des aspects de type judiciaire, la liberté en tant que possibilité de choisir s’inscrit dans une perspective morale dès lors qu’une décision, individuelle ou collective, est influencée par des considérations éthiques au sens large, ce qui est le cas dans la plupart des domaines de l’action, sauf éventuellement dans celui des conceptualisations scientifiques si l’on considère les normes épistémiques comme autonomes par rapport à l’éthique8.


1. Hannah Arendt, La vie de l’esprit, Quadrige/PUF, 2005, p. 298.

2. Dans le Ménon, Platon affirme par l’intermédiaire de Socrate qu’une personne qui conjecturait la route pour se rendre à Larisa serait un bon guide. Dans cette perspective, « l’opinion vraie n’est pas un moins bon guide que la science pour la rectitude de l’action ». Extrait de Platon, Protagoras, Euthydème, Gorgias, Ménexène, Ménon, Cratyle, Flammarion, 2016.

3. Voir L’Épopée du concept de nature du VIIIe au IVe siècle AEC, en particulier cette section.

4. « Justice, vérité et nature dans la Grèce du Ve siècle AEC ». Voir aussi « Avant la nature philosophique, un monde animé et ordonné » .

5. Aristote, Éthique à Nicomaque, Œuvres complètes, Flammarion, 2014.

6. Ibid.

7. O’Connor, Timothy and Christopher Franklin, « Free Will », The Stanford Encyclopedia of Philosophy (Winter 2022 Edition), Edward N. Zalta & Uri Nodelman (eds.), forthcoming URL = https://plato.stanford.edu/archives/win2022/entries/freewill/.

8. Voir à ce sujet : Engel, Pascal, et Kevin Mulligan. « Normes éthiques et normes cognitives », Cités, vol. 15, no. 3, 2003, pp. 171-186. Lien : Normes éthiques et normes cognitives | Cairn.info.


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