La démocratie française est-elle à bout de souffle ?

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Les déconvenues répétées des partis et des idéologies traditionnels aux différentes élections invitent à s’interroger : la démocratie, ce « pire des régimes – à l’exception de tous les autres déjà essayés dans le passé » –, n’est-elle pas à bout de souffle ? L’idée de souveraineté du peuple cadre-t-elle avec le monde contemporain ?

Où est le problème ?

Confiance dans le concept, méfiance à l’égard des dirigeants

Les Français sont attachés à la démocratie : selon une étude du CEVIPOF, 89% des personnes interrogées estiment qu’avoir un système politique démocratique est une bonne façon de gouverner le pays, et 83% pensent que la démocratie est mieux que n’importe quelle autre forme de gouvernement. Toutefois, 57% des sondés déclarent s’intéresser à la politique, 68% pensent que les démocraties ont du mal à prendre des décisions, et 79% expriment de la méfiance envers la politique !

Ces chiffres s’accordent avec une tendance de fond, entamée à la fin des Trente Glorieuses, consistant en une augmentation marquée de l’abstention électorale, particulièrement s’agissant des élections législatives. Nous avons tellement pris l’habitude d’avoir des taux d’abstention élevés, que lorsque la participation aux européennes passe la barre des 50% à la hausse, le sentiment de surprise nous saisit et certains y perçoivent une « poussée citoyenne ».

Toujours suivant l’étude du CEVIPOF, 85% des personnes interrogées considèrent que les responsables politiques ne se préoccupent pas d’elles. Ces mêmes personnes pensent, à 74%, que ce personnel politique est plutôt corrompu. Pour gouverner le pays, 61% des interrogés n’ont confiance ni en la gauche, ni en la droite. Ce désamour pour les partis politiques traditionnels s’est constaté de façon flagrante lors des élections présidentielles 2017 et des élections européennes 2019 où le Parti Socialiste et les Républicains ont littéralement volé en éclats.

Une crise de la représentation ?

Périodiquement, une « crise de la représentation » est évoquée. Ce que sous-entend l’expression, c’est qu’il a existé un temps où la représentation du peuple ne posait pas particulièrement de problèmes. Seulement, ce temps n’a jamais existé, la question de la représentation politique a toujours été l’objet de vives discussions, et Jean-Jacques Rousseau l’a pourfendue fameusement dans le Contrat social1 : « L’idée des représentants est moderne : elle nous vient du gouvernement féodal, de cet inique et absurde gouvernement dans lequel l’espèce humaine est dégradée, et où le nom d’homme est en déshonneur. […] à l’instant qu’un peuple se donne des représentants, il n’est plus libre ; il n’est plus. »

On pourrait croire que la critique de Rousseau se rapproche de la critique dite machiavélienne de la démocratie, largement présente de nos jours, qui consiste à souligner que le gouvernement, dès lors qu’il y a représentation, échoit à une minorité, une élite qui constitue une oligarchie. Comme l’a écrit le philosophe Jacques Rancière2 : « Les sociétés, aujourd’hui comme hier, sont organisées par le jeu des oligarchies. Et il n’y a pas à proprement parler de gouvernement démocratique. »

Si la critique rousseauiste et la critique machiavélienne se ressemblent, il est important de souligner que Rousseau ne croyait pas plus en la démocratie directe qu’en la démocratie représentative anglaise3, il croyait en une « volonté générale » qui serait incarnée par des législateurs héroïques4, le peuple ayant le dernier mot pour ratifier les lois. Il convient donc de distinguer deux grands types de critiques de la démocratie représentative, celles dénonçant :

  1. une liberté illusoire (Rousseau, Marx) ;
  2. l’exercice du pouvoir par une minorité (Machiavel).

Le problème de la représentation n’étant pas nouveau, peut-être faut-il creuser davantage et interroger le concept même de démocratie ?

Le modèle démocratique français

Qu’est-ce que la démocratie ?

Le mot démocratie signifie, de par son étymologie, « souveraineté du peuple ». Il y a donc, selon le philosophe Raymond Aron5, « deux mots obscurs dans la définition, le mot « souveraineté » et le mot « peuple » », ce qui est pour le moins gênant. Tentons malgré cela d’éclairer un peu ces deux concepts. D’abord celui de souveraineté qui signifie « autorité suprême ». Reprenons Rousseau qui est fondateur concernant la compréhension moderne du terme : « La souveraineté ne peut être représentée, par la même raison qu’elle ne peut être aliénée ; elle consiste essentiellement dans la volonté générale, et la volonté ne se représente point6. » Or la volonté générale est, bien entendu, celle du peuple. Mais comment se l’imaginer concrètement ?

Rousseau poursuit : « Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants, ils ne sont que ses commissaires ; ils ne peuvent rien conclure définitivement. Toute loi que le peuple en personne n’a pas ratifiée est nulle. » Et l’on revient sur la notion de législateur héroïque : il faut des êtres extraordinaires pour parvenir à saisir cette « volonté générale » idéale et pour que celle-ci soit acceptée par l’ensemble de la population. L’imaginaire de Rousseau se base sur les premiers législateurs antiques (Lycurgue, Solon), dont les actes nous sont parvenus par l’intermédiaire de légendes. Les lois qu’ils ont édictées ont contribué à diminuer le pouvoir des dirigeants en place, à élargir la participation aux décisions politiques.

C’est pourquoi le concept de loi est associé, dans notre imaginaire collectif occidental, en premier lieu à la liberté du plus grand nombre, dans la mesure où ces lois ont contribué à protéger de la tyrannie. Mais il existe des contre-exemples de lois limitant la liberté des masses : citons les 500 signatures à réunir pour se présenter à la présidence de la République, le financement public des partis politiques, la limitation du nombre de places dans l’éducation « supérieure », associée à Parcoursup, le code de la propriété intellectuelle…

Le modèle de Sieyès

Bien qu’à la fin du XVIIIe siècle Rousseau inspire les Révolutionnaires français, ceux-ci ne mettent pourtant pas en place stricto sensu son modèle. Ils empruntent également au modèle anglais, dit libéral, où les représentants exercent une responsabilité qui leur est propre. C’est le cas de l’abbé Sieyès à qui l’on doit en partie notre organisation politique : « […] face aux privilèges de la noblesse et du clergé, Sieyès plaide en faveur des intérêts du Tiers État, de la bourgeoisie, pour laquelle il n’exige pas une égalité de rang avec les autres, mais dont il affirme qu’elle constitue la nation elle-même, assimilant ainsi les intérêts de la bourgeoisie au principe de la souveraineté populaire. Il parvient ainsi au compromis de la « démocratie représentative » en associant, en penseur politique des Lumières, la position de Locke et celle de Rousseau7. » On peut résumer le modèle de Sieyès schématiquement de la façon suivante :

Ce schéma illustre que les concepts fondateurs de notre système politique sont non empiriques. Leur idéalité peut-elle encore faire sens de nos jours ?

Les idéaux démocratiques font-ils encore sens ?

Alors que la mondialisation nous confronte à des puissances étatiques et économiques considérables, que peut bien vouloir encore signifier la souveraineté à l’échelle d’une nation, concept que l’Union Européenne met également à rude épreuve ? La souveraineté consiste en une « autorité suprême » qui n’est plus aisément justifiable dès lors qu’il existe différentes possibilités de critiquer les orientations éthiques et politiques.

L’autre versant de la démocratie concerne le « peuple », entité abstraite dont il pourrait émaner une « volonté générale » ou qui pourrait être « représenté » par un groupe d’individus. La transcendance (abstraction) de l’intérêt général a été maintes fois dénoncée, la plupart du temps par des libéraux au XIXe siècle (Burke, Constant…) qui préféraient le concept de marché, non moins transcendant, et prônaient l’érection de remparts contre le pouvoir de l’État, des remparts aux allures de noblesse muée en bourgeoisie.

Qu’un groupe soit synthétisé par des idées métaphysiques (Rousseau) ou par une personne (Locke), dans les deux cas, il est réduit dans sa diversité. Or cette diversité a considérablement augmenté depuis deux siècles avec la démultiplication des connaissances et des techniques, ainsi qu’avec l’exercice de différentes libertés. Comment coordonner les volontés sans verser dans des simplifications frustrantes menant à une forme d’oligarchie ? Question difficile que je me contente de poser, car il me semble que les solutions ne peuvent se construire isolément. Une chose peut apparaître comme préalable à une coexistence pacifique dans un pays où il est possible de s’exprimer librement, c’est l’empiricité des idées : si nous roulons sur des imaginaires éloignés des significations concrètes, comment éviter les quiproquos et les conflits ?


Notes

1. Jean-Jacques Rousseau, Le contrat social, Marc Michel Rey, 1762 (orthographe rectifiée).

2. Jacques Rancière, La haine de la démocratie, La fabrique, 2005, p. 46. Voir aussi Raymond Aron, Introduction à la philosophie politique, Éditions de Fallois, 1997, p. 56.

3. Jean-Jacques Rousseau, op.cit. : « À prendre le terme dans la rigueur de l’acception, il n’a jamais existé de véritable démocratie, et il n’en existera jamais. Il est contre l’ordre naturel que le grand nombre gouverne et que le petit soit gouverné. On ne peut imaginer que le peuple reste incessamment assemblé pour vaquer aux affaires publiques, et l’on voit aisément qu’il ne saurait établir pour cela des commissions, sans que la forme de l’administration change. »

4.Ibid. : « Le législateur est à tous égards un homme extraordinaire dans l’État. […] Cet emploi, qui constitue la république, n’entre point dans sa constitution ; c’est une fonction particulière et supérieure qui n’a rien de commun avec l’empire humain. »

5. Raymond Aron, Introduction à la philosophie politique, Éditions de Fallois, 1997, p. 36.

6. Jean-Jacques Rousseau, op. cit.

7. Gerhard Göhler, « La représentation politique dans la démocratie », Trivium [En ligne], 16 | 2014, mis en ligne le 01 mai 2014, consulté le 19 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/trivium/4803


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