De l’omniprésence des oppositions dans les interactions humaines

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Alors que la fin du XXe siècle, après l’effondrement de l’URSS, pouvait laisser espérer un reflux pérenne des conflits voire des tensions entre États1, les guerres en Ukraine et au Moyen-Orient nous rappellent que la tendance peut s’inverser. Sur les scènes politiques intérieures, les oppositions demeurent systématiques en dehors des drames nationaux tandis que, sur le plan économique, la concurrence ne cesse de s’intensifier à l’aune du développement de pays longtemps considérés comme annexes. S’agissant des questions éthiques, dans lesquelles j’inclus les préoccupations d’ordre sanitaire, environnemental et religieux, elles continuent d’attiser les animosités les plus diverses, repoussant fréquemment d’éventuels accords au-delà du possible. On pourrait imaginer rencontrer un îlot de paix relative dans le monde universitaire, mais celui-ci subit les contraintes économiques, se divise sur les problématiques morales et se trouve lui-même soumis à une compétition intellectuelle complémentaire des luttes d’ordre politique ou économique ­– en témoignent les diverses polémiques autour d’articles scientifiques manipulés.

Que reste-t-il comme sphère de tranquillité ? Celle de la famille et des amis ? Peut-être dans une certaine mesure. Néanmoins, n’est-elle pas traversée par les dissensions précédemment évoquées ? Quelle morale pourrait s’isoler des oppositions perpétuelles dès lors qu’elle y est connectée via l’éducation, le travail ou les différents moyens de communication ? En outre, peut-on aspirer au calme intérieur si nous nous retranchons derrière des murs qui ne nous protègent que l’espace d’une nuit, d’un week-end ou d’un congé ?

Reste l’individu, magnifié par nombre de courants philosophico-religieux, qui pourrait parvenir, grâce à une méthode appropriée ou à un « développement personnel », à un état de tranquillité intérieure malgré les turbulences extérieures. Cependant, de même que pour la famille et les amis, comment une personne pourrait éprouver une forme de paix alors qu’elle se trouve inévitablement confrontée aux oppositions multiples ? N’est-elle pas dans l’obligation de prendre « position » ou « parti » au sujet d’un certain nombre de débats. Et toute position n’entraîne-t-elle pas vers une forme d’antagonisme ?

Souligner l’omniprésence des oppositions peut sembler naïf, notamment parce que celles-ci, en tant que toile de fond des relations humaines, relèvent de l’évidence. Ne sont-elles pas triviales en premier lieu parce qu’elles sont banalisées, considérées comme naturelles ou socialement nécessaires ? De façon complémentaire, questionner leur omniprésence peut paraître incongru dans la mesure où cela constituerait un aveu de faiblesse et induirait un refus de « la réalité ». Toutefois, comment accepter une réalité que l’on ne questionne pas et que, par conséquent, on ne peut comprendre ?

Philosophiquement et sociologiquement, le terme d’opposition n’a pas mobilisé les plumes, contrairement à ceux de domination et d’esclavage, de lutte, de conflit et de guerre, de critique, de compétition ou de concurrence. Nous allons nous pencher dans cet article sur les concepts de domination, de conflit, de compétition et de critique, qui sont les plus généraux, afin d’illustrer que l’idée d’opposition les subsume et permet de penser l’omniprésence des oppositions dans les interactions humaines. Ces quatre notions, ainsi que nous allons le souligner, sont étroitement liées aux pensées philosophiques occidentales.

La Grèce ancienne, source culturelle des oppositions

Conflit et domination

Dans la mythologie grecque le chaos, sorte de fossé béant, se situe à l’origine du monde. De celui-ci naissent les dieux qui, rapidement, en plus de s’unir et de procréer, en viennent à se faire la guerre. Le conflit apparaît dans ces récits comme une des premières activités après l’éclosion du vivant. Il précède l’avènement de Zeus qui, par sa domination, instaure une paix relative parmi les dieux tandis que les êtres humains, errant dans l’âge de fer, sont soumis à la volonté des puissances célestes. Des dernières « leur octroient d’atroces souffrances. Quelque bonheur, pourtant, viendra se mêler à leur peine2. »

La lutte primordiale se retrouve philosophiquement chez Héraclite selon lequel « la guerre est le père de toute chose, et de toute chose il est le roi ; c’est lui qui fait que certains sont des dieux et d’autres des hommes, que certains sont des esclaves quand d’autres sont libres3 ». Elle s’observe chez Empédocle dans le rapport des éléments entre eux, régis par l’Amour et par la Haine : « L’artisan et l’auteur de la génération de toutes les choses engendrées est la Haine funeste ; en revanche l’Amitié est responsable de la sortie des engendrés hors du monde, de leur changement et de leur restauration en l’Un4. »

Le monde est conçu par les penseurs grecs sur la base des contraires (chaud/froid, sec/humide, jour/nuit…). Or la « métaphore à l’origine du nom ta enantia [opposé, contraire] est celle de guerriers hostiles face à face dans la bataille. […] Même dans le langage du Lycée cette image a été conservée. Si, dit Aristote [s’agissant de sa propre théorie, cf. section suivante], le feu devient air et l’air devient eau, c’est parce que le sec a été dominé par l’humide, le chaud par le froid5. » De même que chez les dieux, on voit se dessiner une complémentarité entre conflit et domination : la seconde résout, au moins temporairement, le premier. Chez Xénophane, l’Un domine toute chose tandis que chez Héraclite l’harmonie se réalise par le biais du logos, la raison. Or « savoir ne consiste qu’en une chose : reconnaître qu’une pensée gouverne toutes choses à travers tout6. »

La domination, en tant que facteur d’harmonie, est ainsi perçue positivement dans la mesure où elle ne mène pas à une forme de tyrannie7, notamment sur le plan politique : Athènes, en tant que cité dominante du Ve siècle, est critiquée à la mesure des injustices qu’elle commet. Par ailleurs, elle vante sa puissance qui reflète une forme de bénédiction céleste. Si la domination semble bénéficier de garde-fous politiques, il convient de souligner qu’en Grèce antique trois groupes sociaux – les esclaves, les femmes et les enfants – y sont fortement dominés sans que cela ne soulève de sentiments d’injustice comparables à ceux exprimés dans les rapports entre hommes et entre cités.

Compétition et critique

Sur les plans politique, économique et sportif, les compétitions constituent déjà en Grèce ancienne une contrepartie pacifique des conflits armés et des dominations excessives. Par rapport à ceux-ci, elles sont davantage encadrées par des lois, des contrats et des règles qui, grâce à leur nature explicite et publique, garantissent contre les aléas des rapports informels. Il est en particulier caractéristique du tyran ou du pervers de revenir sur ses propos, de laisser dans l’incertitude celles et ceux qui tombent sous sa coupe, suscitant par son attitude une angoisse d’agir. Mentionnons toutefois que la formalisation n’exclut pas l’injustice, une loi ou un ensemble de règles pouvant être injustes dès leur élaboration ou aboutir à une situation inéquitable.

La critique représente une catégorie d’opposition à part, peut-être celle à laquelle nous sommes le plus attachés intellectuellement depuis les Lumières. En Grèce ancienne, elle émerge conjointement avec la philosophie dans la cité-État, lieu où il est possible d’exprimer ses opinions plus librement que par le passé. Le penseur critique ne se limite pas à la formulation de jugements négatifs, spontanés et décousus, il s’engage dans l’élaboration de conceptions d’ensemble du monde, plus naturelles8 et plus rationnelles. Il s’applique à montrer les erreurs des autres tout en étayant la cohérence et la validité de ses propres thèses.

Dans L’Épopée du concept de nature9, je me suis notamment efforcé de mettre en évidence l’intrication entre science et éthique chez les philosophes grecs. La quête de vérité dans laquelle ils étaient engagés était indissolublement liée à celle du bien, un bien étroitement associé à la cité. Ce fut l’un des plus grands bouleversements des Lumières que d’instaurer une distinction entre science et éthique. Malgré cette rupture, ou plutôt parce que celle-ci a été réalisée par le biais de la critique, cette dernière s’est vue institutionnalisée. Elle est demeurée centrale dans les débats (politiques, économiques, académiques…), considérée en premier lieu comme saine, par opposition à son absence que nous associons historiquement aux tyrannies. Pour parvenir à questionner la critique, il convient de la replacer dans une perspective historique, de se demander en particulier si elle constitue le seul et le meilleur moyen de parvenir à des vérités ainsi qu’à des orientations politico-morales ou personnelles.

Oppositions modernes

Persistance de la domination

Un écueil de taille, qui obstrue la voie vers l’interrogation de la critique, est celui de la persistance contemporaine de multiples formes de tyrannies et, plus rarement, d’esclavages. Il est possible d’étendre le sens de la domination pour qu’elle prenne l’allure d’une aliénation, c’est-à-dire d’une inconscience des motifs qui poussent à agir, par exemple lorsque les passions dominent la raison. Cependant, à étendre à ce point la domination, elle en devient insaisissable, toute personne se retrouvant d’une manière ou d’une autre dominée. C’est pourquoi je la restreins à la signification de commandement, d’autorité qui impose par différents artifices des pensées et des actes. La domination était perçue positivement en Grèce ancienne si elle était consentie, mais au fil des siècles, son versant positif s’est affaissé, notamment sous l’effet du principe de liberté.

Ainsi, les États-Unis peuvent être regardés avec ambivalence : d’un côté leur domination leur est reprochée car elle entre en contradiction avec la liberté de certains peuples ou pays, d’un autre côté, ils ont pu être accusés de ne pas intervenir suffisamment pour sauver des opprimés ou la démocratie. La diminution graduelle de leur suprématie peut inquiéter, en particulier lorsque l’on observe que les alternatives ne sont pas moins de domination mais davantage. Les exemples de la Chine et de la Russie prouvent que la tyrannie, collective ou individuelle, demeure d’actualité. Ceux de Donald Trump aux États-Unis ou du Rassemblement National en France font craindre le retour d’autoritarismes en Occident. Dans un tel contexte, comment essayer d’imaginer des conditions sociales plus pacifiques quand la priorité reste encore malheureusement de nos jours de sauvegarder les acquis démocratiques ?

D’ailleurs, que souhaitons-nous en priorité ? La possibilité d’élire des représentants ou celle d’acquérir un certain nombre de richesses ? Si un tel dilemme n’a pas été celui des générations précédentes, il nous concerne. En effet, démocratie et richesses se sont développées conjointement depuis la fin du XVIIIe siècle, mais cela peut-il perdurer, que ce soit d’un point de vue économique (en raison de l’automatisation) ou d’un point de vue environnemental ? Toujours est-il que la concurrence économique s’accentue, favorisant l’émergence et la domination d’ « empires » industriels, technologiques, médiatiques… dont les intérêts débordent les frontières de leur pays d’origine. De surcroît, sur Internet, on assiste régulièrement à un scénario du type winner-take-all : l’entreprise qui développe la meilleure solution s’empare de la totalité ou presque du marché ainsi que Google l’a fait avec son moteur de recherche dans les années 2000.

À l’intérieur des entreprises, la domination est de règle, une société étant dirigée principalement de manière hiérarchique, sauf exception comme les coopératives. Cette part de soumission peut être allégée quand un plaisir émane de l’activité économique, quand un « sens » social lui est accordé ou lorsque le temps de travail est réduit autant que possible. Néanmoins, dans un contexte global difficile comme celui qui semble se prolonger indéfiniment depuis 2008, la probabilité de parvenir à limiter la domination économique s’amenuise.

Bien d’autres types de domination (religieuse, familiale, masculine…) pourraient être cités, mais je me limite ici à la politique et à l’économie qui sont les deux principales activités structurantes de nos jours.

Les conflits sont-ils nécessaires ?

Si la domination de Zeus, dans la mythologie grecque, a permis de limiter les conflits, peut-on dire que, de manière générale, la domination restreint les luttes ? N’existerait-il pas plutôt un cercle vicieux de ce type ?

Aussi évident cet enchaînement puisse-t-il paraître, il ne suffit pas à s’enquérir de moyens permettant de l’enrayer, notamment parce que la domination et les conflits sont en partie naturels et peuvent être conçus comme socialement nécessaires.

La naturalité des conflits a été conceptualisée par Darwin dans le cadre de la sélection naturelle via l’expression « lutte pour l’existence ». Dans L’origine des espèces, Le biologiste anglais emploie cette notion dans un sens métaphorique car, selon lui, elle « implique les relations mutuelles de dépendance des êtres organisés, et, ce qui est plus important, non seulement la vie de l’individu, mais son aptitude ou sa réussite à laisser des descendants10. » Pour théoriser cette lutte, il s’inspire de la loi de population de Malthus, selon laquelle une population croît de façon géométrique, plus rapidement que les subsistances. Il étend le principe de croissance géométrique à l’ensemble du règne biologique, et énonce une poignée de facteurs qui limitent l’expansion d’une population, favorisant la lutte pour l’existence : l’exposition aux prédateurs, la non-abondance des ressources, le climat qui peut entraîner des pénuries de nourriture, les maladies ou la dépendance vis-à-vis d’autres populations. Notons que Darwin se sert indifféremment des termes de lutte et de compétition alors qu’ils ne sont pas interchangeables. En effet, une compétition consiste en la recherche simultanée par plusieurs personnes d’un même avantage ou résultat11. Elle peut se dérouler de façon conflictuelle ou non. Un conflit peut intervenir quant à lui en raison de la recherche d’un même avantage, mais également pour d’autres motifs comme la haine entre individus, la vengeance, la tyrannie, etc.

Dans La Filiation de l’homme (The Descent of Man), Darwin met en avant la sélection sexuelle qu’il différencie de la sélection naturelle. La première induit une compétition entre les mâles d’une même espèce pour la conquête des femelles. Celles-ci jouent un rôle actif dans le processus de sélection en jetant leur dévolu sur certains mâles plutôt que d’autres (ceux qui ont les plus belles couleurs, qui chantent le mieux, qui sont les plus aptes à les protéger…).

Si d’un point de vue biologique les conflits s’avèrent en partie nécessaires chez les autres espèces, le sont-ils socialement chez les êtres humains ? Les philosophes des Lumières se sont évertués à trouver des voies vers une coexistence plus pacifique en recourant à des conceptualisations appropriées (état de nature, droits de l’homme, contrat social, représentation politique…) et en s’appuyant sur des exemples historiques (Rome, Sparte et Athènes). S’agissant de l’état de nature, certains comme Hobbes l’ont conçu comme éminemment conflictuel, par opposition à un stade plus bienveillant à l’instar de celui de Rousseau. Les données archéologiques semblent abonder dans le sens de ce dernier, les plus anciennes traces de guerres non ambiguës datant d’environ 10 000 ans, c’est-à-dire après la révolution agricole du néolithique12.

Bien qu’ils aient œuvré dans le sens d’un apaisement social, les penseurs des Lumières n’étaient pas spécialement démocrates. Traditionnellement, la philosophie résout les conflits via des concepts, versant d’une manière ou d’une autre dans une forme d’idéalisme13 dont une des manifestations les plus extrêmes a probablement été incarnée par Hegel. Autrement dit, les tensions se dissolvent grâce à la domination de certaines idées et de certains récits sur les esprits (c’est le cas depuis les premières religions). La pacification, suivant une telle dynamique, n’est-elle pas vouée à demeurer limitée ? De surcroît, comment la domination de concepts politiques pourrait-elle être compatible avec la distinction science/éthique ?

Le sociologue allemand Georg Simmel (tournant du XXe siècle), de sensibilité kantienne, a écrit Le conflit qui illustre une tendance philosophique et sociologique. Il y estime qu’il existe chez l’être humain un « besoin tout à fait primaire d’hostilité14 », cette dernière pouvant être observée chez les peuples primitifs15. Dans une veine antique, s’appuyant sur la présence fondamentale d’éléments contraires les uns aux autres, il affirme :

Il n’est pas vrai que l’on obtiendrait toujours une vie collective plus riche et plus pleine si l’on en éliminait les énergies répulsives qui sont aussi, considérées isolément, destructrices […] mais on aurait une image tout aussi irréalisable que si on avait supprimé les forces de coopération et de sympathie, de solidarité et d’harmonie des intérêts. […] Ainsi, par exemple, l’opposition d’un élément à un élément auquel il est lié par la socialisation n’est pas un facteur social seulement négatif, ne serait-ce que parce que c’est dans bien des cas le seul moyen qui nous permette de vivre avec des personnalités véritablement insupportables. Si nous n’avions pas le pouvoir et le droit de nous opposer à la tyrannie et au caprice, aux sautes d’humeur et au manque de tact, nous ne supporterions pas du tout nos relations avec des personnes dont le caractère nous fait souffrir de la sorte16 […].

Selon G. Simmel, le conflit constitue une forme élémentaire de socialisation tout aussi essentielle que la coopération17. La relation homme-femme en fournit un exemple : « Entre les hommes et les femmes, une aversion tout à fait élémentaire, voire un sentiment de haine, sans raison particulière, mais qui est une sorte de répulsion réciproque de tout l’être, est parfois le premier stade de relations dont le second stade sera la passion amoureuse18. »

Ubiquité et naturalité limitée de la compétition

Les conflits et la domination, bien que fréquents, ne sont pas nécessairement quotidiens, contrairement à la compétition qui s’étend à pratiquement toutes les sphères sociales. Celle-ci peut se développer spontanément chez les enfants qui éprouvent de la jalousie vis-à-vis d’un de leur parent et, plus généralement, qui s’approprient des choses. Ce type de comportement signifie-t-il pour autant que l’appropriation psychologique est innée ? La question fait l’objet de controverses scientifiques19. Quoi qu’il en soit, la compétition est inculquée dès le plus jeune âge au travers de jeux dont le but consiste à gagner contre un ou plusieurs adversaires en respectant un certain nombre de règles. Viennent ensuite les compétitions sportive, scolaire et sexuelle avant que les jeunes adultes soient intronisés dans la catégorie reine de notre temps : la concurrence économique. Celles et ceux qui s’engagent en politique participent, selon les termes de Raymond Aron, à « la concurrence pacifique en vue de l’exercice du pouvoir20. » Les intellectuels, quant à eux, se livrent à une compétition structurelle placée sous le signe de la critique. Les activités artistiques peuvent être considérées comme moins concurrentielles si elles sont pratiquées pour le plaisir sans volonté particulière de comparer son œuvre à celle des autres. En pratique, c’est rarement le cas, surtout si l’on essaie de vivre de sa passion. Y compris dans les activités caritatives et dans les religions, la compétition s’insinue dès lors qu’il existe une forme de hiérarchie et donc des positions à convoiter. Bref, on n’a guère le choix que d’entrer en compétition.

L’ubiquité de la compétition peut s’expliquer en partie, nous l’avons vu, par les sélections naturelle et sexuelle. Cependant, cette explication a ses limites : l’être humain est doté de processus biologiques, issus de l’évolution elle-même, qui participent de comportements éthiques21 comme l’attachement, l’amour, l’empathie, la coopération ou le besoin de reconnaissance. Selon Darwin, notre sens moral est « un sentiment des plus complexes émanant d’instincts sociaux amplement orientés par l’approbation de nos semblables, régi par la raison, l’intérêt personnel et plus tardivement par de profonds sentiments religieux, et consolidé par l’éducation ainsi que par la coutume22. » Riane Esler et Douglas P. Fry, dans Nurturing our Humanity23, soulignent que Darwin n’a pas une vision exclusivement égocentrique de l’être humain contrairement à une tendance évolutionniste représentée en particulier par Richard Dawkins (Le gène égoïste). Promouvant la coopération, ils évoquent24 des expériences dans lesquelles des bébés pleurent davantage lorsqu’ils entendent des enregistrements de cris poussés par d’autres bébés plutôt que les leurs. Les bébés semblent aussi être enclins, dès l’âge d’un an, à soulager le désarroi d’une personne en la caressant ou en lui tendant un jouet. À partir de dix-huit mois, ils apportent de l’aide à quelqu’un qui semble en avoir besoin, sans la moindre contrepartie, indiquant que leur motivation provient de l’empathie et de l’altruisme plutôt que de l’attente d’une récompense.

Les justifications de la compétition par des causes naturelles sont également limitées parce qu’Homo sapiens réfléchit en s’appuyant sur une vaste mémoire, de plus en plus externalisée, capable d’assimiler les connaissances que les générations précédentes ont produites. Penser ne se réduit pas à imiter et à reproduire l’existant, l’histoire de la philosophie et des sciences illustrant combien l’exercice de l’esprit induit le questionnement. Toutefois, il ne suffit pas de remettre en question pour que les choses changent. L’interrogation peut être éphémère, ne mener qu’à des ajustements accessoires ou amplifier une tendance au lieu de l’inverser. Ainsi, le communisme a mené dans la pratique (alors que la théorie marxiste vise l’émancipation) à des régimes d’exploitation de l’homme par l’homme globalement plus contraignants que le couple capitalisme-libéralisme. Le passif historique qui en résulte contribue d’ailleurs à entraver l’émergence de possibles alternatives économiques et politiques.

Au-delà des considérations d’ordre biologique et psychologique, la naturalité limitée de la compétition s’observe dans son historicité : la compétition n’a pas toujours été aussi étendue depuis la révolution néolithique. La distinguer de la domination et du conflit permet d’illustrer que ces deux dernières formes d’opposition ont occupé davantage l’espace social par le passé. L’avènement de la concurrence économique, à l’aube de l’ère industrielle, est allé de pair avec le recul de la domination politique en Occident. Le développement économique a été ainsi perçu comme une alternative pacifique aux conflits entre États25.

Face à l’excès contemporain de compétition, davantage de coopération peut être proposée26. Mais la coopération peut-elle remplacer la compétition ? Le psychologue social Jonathan Haidt a théorisé27, en se fondant sur l’évolution, la complémentarité compétition-coopération : tandis que les individus se concurrencent les uns les autres en visant leur intérêt personnel – des stratégies coopératives pouvant intervenir dans ce cadre –, les groupes entrent également en compétition les uns avec les autres, favorisant les attitudes coopératives et l’esprit d’équipe. Peut-on imaginer un monde où la compétition ne structurerait pas les relations humaines autant que ne le fait le marché depuis le XVIIIe siècle ? Probablement, le mettre en pratique semble néanmoins difficilement envisageable, sauf cataclysme, dans les décennies à venir étant donné le contexte géopolitique.

Une critique habituelle

La critique s’inscrit quant à elle fréquemment dans le cadre d’une compétition pouvant viser une vérité (scientifique, esthétique ou morale) ou une position sociale. En effet, un jugement de valeur, dès lors qu’il est émis publiquement, semble en appeler un autre, discordant. De manière comparable à la compétition économique, la critique est historiquement perçue de façon positive pour être imbriquée avec les libertés de penser et d’expression. Certes, mais est-ce une raison pour qu’elle s’immisce dans une myriade d’écrits et de conversations ? Viser une vérité nécessite-t-il de critiquer systématiquement les jugements et les thèses existants ? Ne pourrions-nous pas nous inspirer de certains éléments et omettre ceux qui n’étayent pas nos propositions ? Pourquoi détruire avant de construire ?

Ainsi que nous l’avons suggéré, cette pratique repose sur un ensemble d’habitudes ou coutumes de pensée et d’action, au moins depuis la Grèce ancienne. Les interactions y sont envisagées de façon antagoniste, en particulier les discussions, comme si la guerre pénétrait chaque chose, insufflant le désir d’opposition même en cas d’absence de motif particulier. La vérité et la liberté se présentent dans ce cadre comme les rejetons des oppositions. Par ailleurs, le combat judéo-chrétien du bien contre le mal tisse une trame comparable des interactions sociales, l’intériorisant et l’individualisant davantage. De surcroît, nous l’avons évoqué, les Lumières ont renforcé ces habitudes de pensée en instituant la critique comme moyen d’affaiblir la domination.

Concernant la compétition pour une position sociale, il me semble qu’une raison concrète apporte sa pierre à la critique : les organisations étant structurées le plus souvent de façon pyramidale et leurs positions les plus élevées figurant parmi les plus convoitées, il ne suffit pas toujours de proposer une orientation séduisante et/ou de justifier de résultats obtenus pour y accéder, il devient nécessaire d’écarter les adversaires, par exemple en sapant leur crédibilité. Dans un contexte de ce genre, les accusations peuvent dégénérer facilement en conflit.

Si historiquement la critique a favorisé la découverte de vérités ainsi que l’éclosion de libertés, cela ne signifie pas qu’elle soit indispensable. Toutefois, il ne servirait point de la critiquer si l’on souhaite l’amenuiser, car on ne ferait qu’entrer dans son jeu et alimenter un cycle indéfini d’oppositions, amplifié par la colère et le ressentiment.


Notes

1. Diminution effective dans le nombre de décès dus aux guerres entre États : War and Peace – Our World in Data

2. Hésiode, Théogonie, Les Travaux et les Jours et autre poèmes, Libraire Générale Française, 1999, p. 103.

3. Héraclite, Fragments, Flammarion, 2004, p. 126. Voir également Comment les philosophes concevaient la nature avant Platon et dans quelle mesure leurs vues différaient de celles du polythéisme – Damien Gimenez

4. Jean-Paul Dumond, Les Présocratiques, Gallimard, 1988, p. 379. Il peut être frappant de constater que la génération est issue de la Haine, et non l’inverse comme c’est le cas dans le Christianisme.

5. Kahn, Charles, Anaximander and the Origins of Greek Cosmology, Columbia University Press, 1960, p. 130. Pour la citation d’Aristote : De la génération et de la corruption, 331a 28-35.

6. Héraclite, op. cit., p. 159.

7. Voir à ce sujet : Justice, vérité et nature dans la Grèce du Ve siècle AEC – Damien Gimenez

8. https://damiengimenez.fr/comment-les-philosophes-concevaient-la-nature-avant-platon-et-dans-quelle-mesure-leurs-vues-differaient-de-celles-du-polytheisme/

9. https://damiengimenez.fr/introduction-a-lepopee-du-concept-de-nature-du-viiie-au-ive-siecle-aec/

10. Charles Darwin, L’origine des espèces, Édition du groupe « Ebook libres et gratuits », p. 99.

11. Définition issue du Grand Robert.

12. Riane Esler and Douglas P. Fry, Nurturing our Humanity: How Domination and Partnership Shape our Brains, Lives and Future, Oxford University Press, 2019, chapter 7.

13. Ce thème est l’un des plus récurrents depuis la création de ce site Internet.

14. Georg Simmel, Le conflit, Circé, 2015, p. 40.

15. Ibid., p. 42.

16. Ibid., p. 25.

17. Julien Freund, qui a écrit la préface, abonde dans le sens de G. Simmel. Il écrit clairement ce qui le motive : « Au lendemain de la guerre, durant laquelle j’ai été mêlé à des épreuves […], depuis l’état d’otage et de résistant jusqu’à deux années de prison et de camp, j’aspirais à une philosophie et une sociologie moins intellectualisées et plus proches de l’expérience authentique et qui prendraient en compte ce que les bons sentiments considéraient comme acte ou relation négatives ».

18. Ibid., p. 59.

19. Voir cet article de synthèse sur le sujet de l’appropriation psychologique ou celui-ci rapportant une expérience chez des enfants.

20. Raymond Aron, Introduction à la philosophie politique, Éditions de Fallois, 1997, p. 36.

21. À ce sujet voir en particulier Patricia Churchland, Conscience: The Origins of Moral Intuition, W. W. Norton & Company, 2019 ; Jonathan Haidt, The Righteous Mind: Why Good People are Divided by Politics and Religion, Penguin Books, 2012.

22. Charles Darwin, The Descent of Man, and Selection in Relation to Sex, John Murray, 1896, p. 132. Je traduis.

23. Riane Esler and Douglas P. Fry, op. cit.

24. Ibid., chapter 2.

25. En particulier chez les philosophes écossais et Montesquieu. Cf. Albert O. Hirschman, Les passions et les intérêts, PUF, 2020 (1977).

26. L’essayiste étasunien Alfie Kohn, dans No Contest: The Case Against Competition, Houghton Mifflin Harcourt Publishing Company, 1986, synthétise un grand nombre de critiques contre la compétition et promeut la coopération.

27. Jonathan Haidt, op. cit. Selon Haidt, l’évolution joue aux niveaux de l’individu et, de façon plus controversée, de la population.


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