Progrès et limites de la liberté de penser en Europe du XVIe au XVIIIe siècle

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Fond d’image : Massacre de la Saint-Barthélemy, Carte de l’Amérique du Nord (1631), Réplique d’un presse de Gutenberg, Prise de la Bastille. Philosophes : Montaigne, Charron, La Mothe Le Vayer, Naudé, Bacon, Descartes, Spinoza, Locke, Bayle, Diderot, Voltaire, Rousseau, Hume, Condorcet, Kant.

Depuis le XIXe siècle, les intellectuels occidentaux étudient le développement de l’individualisation, par opposition à une primauté de la société sur les personnes qui la composent. Probablement que les idéalisations de l’individu ainsi que les tensions politiques liées aux socialismes et aux conservatismes ont contribué à privilégier cet angle d’analyse. Nous allons nous intéresser ici à la liberté de penser, qui permet d’envisager de façon complémentaire les associations humaines, en tant que celles-ci agrègent et transmettent les connaissances, et les individus qui questionnent le monde dans lequel ils vivent, en particulier leur société.

Remettre en question les valeurs de sa société constitue une activité philosophique qui ne coule pas de source car, intuitivement, elle comporte le risque de la division en lieu et place d’une union synonyme de paix sociale. Elle se développe plus spontanément dans un contexte historique où les antagonismes sociaux sont particulièrement forts, comme c’est le cas dans l’Europe du XVIe au XVIIIe siècle où s’enchaînent des guerres civiles et des conflits armés entre nations, et où sévissent des formes de tyrannie. Elle peut, dans ces conditions, participer d’un effort de pacification.

Après avoir explicité d’autres éléments de contexte historique qui ont favorisé l’expansion de la liberté de penser en Europe du XVIe au XVIIIe siècle, nous distinguerons trois moments philosophiques qui se succèdent et se chevauchent : le moment sceptique, qui débute avec Montaigne, le moment critique, dont l’impulsion est notamment donnée par Charron, par les libertins érudits, par Spinoza et par Bayle, et le moment théorique au sein duquel sont échafaudées de nouvelles conceptualisations. Signalons que la critique a toujours existé depuis l’Antiquité, elle apparaît coextensive de la vie philosophique. Elle se retrouve donc évidemment chez Montaigne, mais elle s’amplifie et s’attaque plus directement aux autorités et aux principes (moraux, politiques, épistémologiques) à partir du XVIIe siècle. C’est pourquoi nous différencions le moment critique du moment sceptique.

Éléments de contexte historique

Commençons par mentionner quelques faits historiques qui, au-delà des contraintes politiques évoquées précédemment, accompagnent l’expansion de la liberté de penser et l’expliquent en partie. Le premier, et probablement le plus important, réside dans la diversification des savoirs à partir du XVIe siècle : de nouvelles philosophies éclosent, des interprétations religieuses hétérodoxes se multiplient, et des comptes rendus de voyages rapportant des mœurs étrangères paraissent. Sur le plan philosophique, la Renaissance est synonyme d’une redécouverte des Anciens, qui ne se limite pas à Aristote, et d’une incorporation de leurs conceptualisations dans des cadres de pensée chrétiens. Sur le plan religieux, la Réforme initie l’émergence d’une multitude de sectes émancipées de l’autorité papale. Sur le plan moral, les récits d’explorations des Amériques, du Moyen Orient ou de l’Asie favorisent l’appréhension d’une certaine relativité culturelle, en particulier chez Montaigne.

Ces nouveaux savoirs sont disséminés plus aisément dans l’ensemble de l’Europe grâce à la technique de l’imprimerie (1450), comme le relève Condorcet dans son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain : « Ces copies multipliées se répandant avec une rapidité plus grande, non-seulement les faits, les découvertes, acquièrent une publicité plus étendue, mais elles l’acquièrent avec une plus grande promptitude. Les lumières sont devenues l’objet d’un commerce actif, universel1. »

À partir du XVIIe siècle, les découvertes scientifiques contribuent davantage à l’augmentation des connaissances. Il convient d’avoir à l’esprit que ces découvertes surgissent grâce à l’apport de techniques comme la lunette astronomique, employée par Galilée, ou la pompe à air inventée par Boyle. On parle souvent de « sciences et techniques », mais d’un point de vue historique, les premières se développent après les secondes. Une foule d’autres techniques, dans les domaines agricoles, manufacturiers et commerciaux, alimentent quant à elles le développement économique qui, à son tour, encourage la constitution d’une classe bourgeoise en mesure de critiquer puis de concurrencer l’aristocratie au pouvoir depuis plus d’un millier d’années.

Le moment sceptique

Parmi les Anciens redécouverts à la Renaissance, ceux des courants philosophiques sceptiques ont un impact majeur concernant la liberté de penser en raison du rôle qu’ils jouent, plus spécialement Sextus Empiricus2, dans les débats au sujet de la foi et de l’interprétation des Écritures. Savonarole, Jean Pic de la Mirandole puis Jean-François Pic de la Mirandole utilisent les arguments sceptiques afin de décrédibiliser les philosophies païennes et de justifier la foi chrétienne. Érasme et les théologiens de la Contre-Réforme adoptent une stratégie similaire contre le protestantisme, soulignant combien la religion comporte d’éléments obscurs accessibles uniquement par le biais de révélations, non par le biais de certitudes acquises en lisant la Bible3.

Dans la mesure où raison et foi ne s’opposent pas, car la seconde domine la première, les penseurs du XVIe siècle ne perçoivent pas d’emblée le danger que représente l’usage sceptique de la raison pour la religion. Est-ce le cas de Montaigne ? Ce dernier pousse le scepticisme jusqu’à ce qu’il ne demeure plus aucune vérité établie exclusivement à partir de la raison. Seule persiste une foi dissociée des vérités raisonnables4. Il opère, en quelque sorte, une scission entre raison et foi. Les sciences n’ayant pas encore procédé à leur révolution (celle du XVIIe siècle), rien n’entrave ses doutes. Elles ne sont pour lui d’aucune aide dans le domaine de l’éthique où il convient de se fier à la nature : « La plupart des leçons de la science pour nous encourager ont plus de belle apparence que de force et plus d’ornement que de profit. Nous avons abandonné [la] Nature et nous voulons lui apprendre sa leçon, à elle qui nous menait si heureusement si sûrement5. »

Dans le domaine moral6, ses modèles sont la nature stoïcienne et l’ignorance socratique, une ignorance qui se justifie pleinement d’un point de vue chrétien via le péché originel : « Les chrétiens savent tout particulièrement combien la curiosité est un mal naturel et originel de l’homme. Le souci de grandir en sagesse et en savoir, ce fut la première chute du genre humain ; c’est la voie par laquelle il s’est jeté dans la damnation éternelle. L’orgueil est sa perte et sa corruption7 ». L’obéissance à la nature raisonnable et aux coutumes qui en découlent s’accorde avec une ignorance sceptique qui n’est pas étrangère à un désir de paix sociale :

Il ne faut pas laisser au jugement de chacun le soin de connaître où est son devoir ; il faut le lui prescrire, et non laisser à sa fantaisie [le droit] de choisir : autrement, selon la faiblesse et la variété finie de nos raisons et de nos opinions, nous nous forgerions finalement des devoirs qui nous conduiraient à nous manger les uns les autres […]. De l’obéissance et de la soumission naît toute autre vertu […].La peste de l’homme c’est de penser qu’il sait8.

En guise de savoir, seul celui issu de ses expériences (naturelles) possède suffisamment de solidité : « il n’y a aucune tromperie dans les sens ; qu’il faut nous mettre à leur merci et chercher ailleurs des raisons pour excuser la différence et la contradiction que nous y découvrons9 ». La connaissance de soi au travers de ses expériences apparaît suffisante pour mener une vie bonne : « J’aimerais mieux me bien comprendre en moi qu’en Cicéron. Avec l’expérience que j’ai de moi, je trouve assez de quoi me rendre sage […]. Écoutons seulement notre vie : nous nous disons tout ce dont nous avons principalement besoin.10 »

Montaigne réinterprète la devise grecque « connais-toi toi-même » en puisant les connaissances utiles à la vie, non dans des idées reflétant une morale commune, morale qu’il perçoit comme étant relative à chaque peuple, mais dans ses expériences. Et il peut d’autant mieux s’appuyer sur celles-ci qu’il les consigne dans ses Essais et qu’il élabore ainsi progressivement une approche qui lui est propre : « Toute la gloire que je prétends [tirer] de ma vie, c’est de l’avoir vécue tranquille : tranquille non selon Métrodore, ou Arcésilas ou Aristippe, mais selon moi. Puisque la philosophie n’a su trouver aucune voie pour la tranquillité qui fût bonne pour tout le monde, que chacun la cherche en soi, individuellement11 ! »

Ce n’est pas parce que Montaigne observe la relativité des lois et des coutumes et parce qu’il parvient à une forme de scepticisme scientifique (comme Socrate) qu’il ne détient pas certaines convictions morales, des convictions qui transcendent les frontières géographiques et les espèces biologiques, ainsi qu’il le développe longuement dans l’Apologie de Raymond Sebond. Le scepticisme de Montaigne n’est pas celui d’un Pyrrhon ou d’un Sextus, il n’aboutit pas à la suspension complète du jugement, de même que Socrate n’a pas, selon toute vraisemblance, professé une ignorance complète12. Plutôt que de douter jusqu’à dissoudre la totalité de ses convictions, Montaigne remet en question tout type de savoir pour établir sur de nouvelles bases ses raisons d’agir et de penser. Et ses nouvelles bases sont relatives à ses expériences ainsi qu’à celles qui lui sont rapportées, notamment dans le cas du Nouveau monde. Dans cette perspective, sa méthode de réflexion peut être qualifiée de moderne, elle donne la direction qui sera empruntée par l’ensemble des philosophes après lui, que ce soit Bacon, Descartes (qui posera comme fondement de sa philosophie l’intuition du cogito, donc une expérience personnelle), Hobbes ou Locke qui partiront de l’expérience.

Le moment critique

Au moment sceptique succède le moment critique dès Pierre Charron, disciple de Montaigne, qui plaide contre les superstitions et pour la tolérance dans La Sagesse. Il inspirera « Spinoza dans la préface du Traité théologico-politique et Bayle dans les Pensées sur la comète. Il s’agit d’un texte fort où la position de Charron peut sembler ambiguë ; mais ses lecteurs n’ont pas hésité sur l’interprétation qu’il fallait en donner : toutes les religions sont infiltrées de superstition13, » y compris le christianisme.

Selon Charron « La liberté de jugement consiste à ne se déterminer qu’après un mûr examen. Il faut aussi ne tenir fermement qu’à ce qui est plus vraisemblable et plus utile. — Il y a des gens qui veulent qu’on les croie sur parole : ce sont des ennemis de toute liberté de jugement. C’est un droit de l’homme de juger de tout ; mais il ne faut pas croire que l’opinion que l’on adopte soit la meilleure14. » Au sein d’une culture chrétienne où la liberté est associée au péché originel via Augustin d’Hippone, Charron innove en posant un droit de juger de tout. Parallèlement, il encadre la liberté de penser par deux bornes : le vraisemblable et l’utile.

Au cours du XVIIe siècle, la critique se développe chez un ensemble d’intellectuels qui ont été regroupés par René Pintard15 sous l’étiquette de « libertins érudits » et qui s’inspirent16 dans une large mesure de Charron ainsi que de Vanini17. Leurs critiques ciblent les superstitions, les incohérences de la Bible, les comportements ecclésiastiques non conformes aux dogmes et, dans le cas de Naudé, les rapports entre religion et politique. Elles visent le christianisme dans le but d’émanciper la morale et la politique du religieux. Elles n’élaborent toutefois pas de nouvelles théories politico-morales, mobilisant la raison dans une optique de décrédibilisation des préjugés, autrement dit des croyances n’ayant pas fait l’objet d’un questionnement. Collins définit ainsi la liberté de penser comme « l’usage qu’il est permis de faire de son esprit, pour tâcher de découvrir le sens de quelque proposition qui puisse être, en pesant l’évidence des raisons qui l’appuient ou qui la combattent, afin d’emporter son jugement, selon qu’elles paraissent avoir plus ou moins de force.18 » Son langage est agonistique. Selon les libertins, seuls les « esprits forts » peuvent s’émanciper des superstitions, des dogmes et des traditions.

La critique ne se limite pas à l’éthique en général, elle se développe en épistémologie, notamment à partir de Bacon, qui rejette Aristote19, puis Descartes qui désapprouve les méthodes scolastiques de réflexion. Dans la seconde moitié du XVIIe siècle et au début du XVIIIe siècle, elle s’applique plus directement à la politique avec des auteurs comme Jurieu, Fénelon, Saint-Simon ou Boulainvilliers. Ceux-ci réprouvent l’absolutisme de Louis XIV, non pour promouvoir un régime plus républicain ou démocratique, mais pour revenir aux traditions historiques de la monarchie française20. Adoptant une démarche plus républicaine, Locke déconstruit les arguments de Filmer en faveur du patriarcat et de la monarchie de droit divin.

Spinoza s’aventure plus loin que ses prédécesseurs et ses contemporains dans l’affirmation de la liberté et de l’égalité, par opposition à une structure aristocratique de la société. Son Traité théologico-politique synthétise différentes critiques de la religion et de la politique. Il y affirme que « rien n’est plus contraire à la liberté générale que d’entraver par des préjugés ou de quelque façon que ce soit le libre exercice de la raison de chacun21 ! » Or les rois utilisent les préjugés religieux dans le but d’asservir leurs peuples. Il convient dans ces conditions d’interpréter les Écritures à la lueur de la raison, de séparer la religion du politique et de donner comme finalité à l’État la liberté22.

Anticipons légèrement le moment théorique. Avec le Traité politique, Spinoza entame un tournant démocratique inédit23 : la liberté et l’égalité, ancrées dans la nature, subsistent après l’établissement du contrat social ; les citoyens partagent une même nature humaine qu’ils peuvent mettre à profit en apprenant et en s’exerçant ; en démocratie, il existe moins de raisons de craindre des procédures absurdes, les assemblées populaires y légifèrent avec plus de sagesse, notamment parce que les débats affûtent les esprits, favorisent le développement des compétences.

À l’aube du XVIIIe siècle, Bayle incarne l’esprit critique qui va nourrir les Lumières car il est probablement celui qui l’a cultivé avec le plus de ferveur : peu de théories philosophiques échappent aux fourches caudines de sa plume et de son scepticisme épistémologique. À l’instar de Montaigne, bien qu’il parvienne à une dissociation de la raison et de la foi, ses doutes ne l’entraînent pas jusqu’à dissoudre la morale. Il prêche ainsi inlassablement la tolérance religieuse.

Aux XVIIe-XVIIIe siècles, les critiques se développent donc sur les plans religieux, moral, politique et épistémologique avec un point commun : l’utilisation de la raison comme outil pour déconstruire les préjugés. Cette raison peut s’apparenter à une analyse logique, s’appuyer sur les sciences bourgeonnantes ou sur une histoire factuelle. Elle peut mener au scepticisme épistémologique et/ou moral si aucun point d’appui suffisamment solide n’est trouvé. Dans le cas contraire, elle participe de l’élaboration de nouvelles théories.

Le moment théorique

Si les critiques ne sont pas nécessairement suivies de conjectures nouvelles, les théorisations s’accompagnent systématiquement de critiques depuis l’émergence de la philosophie en Grèce ancienne. D’où provient une telle habitude ? Peut-être qu’en raison de coutumes politiques et rhétoriques, il convient d’abord de déprécier les théories reçues, comme l’a fait de manière paradigmatique Aristote, avant d’exposer les siennes. Peut-être aussi que la limitation des connaissances humaines, conjuguée à l’attachement aux certitudes, contraint à déboulonner avant de prouver, et ce malgré l’objectif depuis Platon de concevoir une philosophie qui soit scientifique. Peut-être enfin que la critique, en tant qu’expression littéraire d’une certaine colère, manifeste l’élan premier vers des manières de penser et d’agir non conventionnelles.

Quoi qu’il en soit, le désir philosophique de produire des vérités se situe à son zénith aux XVIIe-XVIIIe siècles. Même Hume qui, parmi les premiers, introduit une distinction entre la science et l’éthique, s’efforce de concevoir une morale scientifique. C’est au cours de cette période que les plus vastes systèmes philosophiques s’élaborent. Il suffit de lire L’enquête sur l’entendement humain de Locke pour s’ébahir devant l’étendue de telles entreprises qui ne se justifieraient plus de nos jours étant donnés les progrès réalisés depuis en biologique et en psychologie. Plusieurs philosophes de cette période, s’ils s’affilient à des traditions de pensée, repartent d’une feuille vierge (Descartes, Spinoza, Locke, Gassendi, Leibniz…). Ils inventent une nouvelle manière d’appréhender le monde, qui imbrique psychologie, morale et politique, la seconde et la troisième découlant dans une large mesure de la première. Selon le langage de l’époque, ils définissent une éthique et/ou une politique à partir d’une conception de la nature humaine, cette dernière fondant l’universalisme24 des Lumières.

Focalisons-nous maintenant sur les théorisations de la liberté de penser : on peut distinguer quatre grandes approches, compatibles les unes avec les autres, qui considèrent toutes la liberté comme principe premier de la morale, dans le prolongement des débats sur le droit naturel depuis le XIIe siècle25. La première approche, que l’on peut qualifier de volontariste, envisage la liberté de penser comme une conséquence du libre arbitre. Elle se retrouve plus particulièrement chez Descartes, Rousseau et Kant. On peut s’interroger sur la pertinence de partir d’une liberté d’ordre métaphysique, notamment lorsqu’il s’agit d’opérer le passage de la psychologie à la politique, passage auquel s’est aventuré Rousseau de manière approfondie et qui, au travers de la volonté générale, a malheureusement contribué dans son application historique à la Terreur, donc à l’opposé du principe-finalité.

La seconde approche, épistémologique, est soutenue par l’ensemble des philosophes. Associant intimement liberté de penser et vérité, que ce soit dans un cadre déterministe ou indéterministe, elle s’inscrit dans la continuité du moment critique : la vérité libère des préjugés. Locke défend ainsi une forme de tolérance religieuse, en dehors de l’athéisme, qui s’accorde avec l’idée que la raison prime par rapport aux révélations religieuses26. Il évoque par ailleurs « le contentement de ceux qui laissent agir librement leur esprit dans la recherche de la vérité, et qui en écrivant suivent leurs propres pensées27 ». Ces pensées ne doivent pas être empruntées sans discernement, car ce n’est pas alors « l’amour de la vérité, mais quelque considération moins estimable28 » qui les motive. Descartes pense pour sa part que la connaissance du bien et du vrai invite à les choisir librement29, illustrant une compatibilité entre indéterminisme et vérité. Quant à Spinoza, il est probablement celui qui développe le plus, dans l’Éthique, une théorie de la liberté de penser fondée sur les connaissances, manifestant la nature double de la vérité : scientifique et morale. Il y opère un retournement complet par rapport au péché originel biblique : selon lui, la connaissance, et plus spécialement celle de Dieu, constitue la source du bonheur parce qu’elle favorise la possibilité d’agir plutôt que celle de pâtir.

La troisième approche, historique, prolonge la précédente en ce qu’elle trace les contours d’un progrès indéfini des sciences et de la morale. Il convient ici de citer Bacon qui formule l’idée moderne de progrès :

Il faut aussi demander des signes aux progrès des philosophies et des sciences. Car tout ce qui a des fondements dans la nature croit et se développe ; tout ce qui n’est fondé que sur l’opinion, a des variations, mais non pas de croissance. C’est pourquoi, si toutes ces doctrines, qui ressemblent à des plantes déracinées, avaient au contraire pris leurs racines et puisé leur sève dans la nature, elles n’auraient pas présenté le spectacle qu’elles offrent depuis tantôt deux mille ans, que les sciences, arrêtées dans leur marche […]. Dans les arts mécaniques qui ont pour fondement la nature et la lumière de l’expérience, nous voyons arriver tout le contraire ; ces arts, tant qu’ils répondent aux goûts des hommes, animés d’un certain souffle, croissent, et fleurissent sans cesse, grossiers d’abord, habiles ensuite, délicats enfin, mais toujours en progrès30

Descartes emprunte le même chemin en invitant à « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature31 », de même que Diderot et les Encyclopédistes au XVIIIe siècle32. Dans son Esquisse, Condorcet retrace les étapes du développement des sciences et de la liberté de penser, les deux étant inséparables : « Le plus important peut-être est d’avoir détruit les préjugés, et redressé en quelque sorte l’intelligence humaine, forcée de se plier aux fausses directions que lui imprimaient les croyances absurdes transmises à l’enfance de chaque génération, avec les terreurs de la superstition et la crainte de la tyrannie. Toutes les erreurs en politique, en morale, ont pour base des erreurs philosophiques, qui elles-mêmes sont liées à des erreurs physiques33. »

Contrairement à la seconde approche, la troisième ne fait pas l’unanimité : dans ses deux Discours34, Rousseau peint un tableau bien plus sombre, moralement, de l’histoire des sciences et des arts. D’une manière différente de Hume, il introduit une disjonction entre les vérités d’ordre scientifique et celles d’ordre moral dans la mesure où les premières n’impliquent pas nécessairement les secondes. Il ne faudrait pas en conclure pour autant qu’il distingue pleinement l’éthique de la science, car il s’appuie sur une nature foncièrement bonne pour définir la morale. Il se limite donc à montrer l’ambivalence des sciences et techniques d’un point de vue éthique.

La quatrième et dernière approche, politique, traite de la liberté de conscience, ou tolérance religieuse, et de la liberté d’opinion, deux formes de liberté particulièrement restreintes sous les monarchies absolues, en particulier en France après la révocation de l’Édit de Nantes (1685). Si les approches précédentes sont liées à la vérité, celle-ci découle en partie d’une aspiration à la paix civile après des décennies de guerres de Religion. C’est dans cette perspective que Bayle, Locke, Voltaire et tant d’autres prônent la tolérance.

Revenons à Spinoza qui s’étend sur la liberté d’opinion dans le Traité Théologico-politique : « l’État n’a pas pour fin de transformer les hommes d’êtres raisonnables en animaux ou en automates, mais bien de faire en sorte que les citoyens développent en sécurité leur corps et leur esprit, fassent librement usage de leur raison, ne rivalisent point entre eux de haine, de fureur et de ruse, et ne se considèrent point d’un œil jaloux et injuste35. » Le philosophe hollandais imagine un avenir où la liberté de penser s’épanouit dans un environnement où les oppositions sont moindres, notamment parce que les citoyens agissent raisonnablement dans le cadre d’un contrat social où ils ont cédé une partie de leurs droits à l’État. « Veut-on obtenir des citoyens, non une obéissance forcée, mais une fidélité sincère, veut-on que le souverain conserve l’autorité d’une main ferme et ne soit pas obligé de fléchir sous les efforts des séditieux, il faut de toute nécessité permettre la liberté de la pensée, et gouverner les hommes de telle façon que, tout en étant ouvertement divisés de sentiments, ils vivent cependant dans une concorde parfaite36. » L’exemple historique de la ville d’Amsterdam, dans laquelle il vit, convainc Spinoza de la compatibilité entre liberté de penser et paix civile.

L’amour de la vérité

Dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert37, la signification première de la liberté est d’ordre moral : la liberté « réside dans le pouvoir qu’un être intelligent a de faire ce qu’il veut, conformément à sa propre détermination ». Dans cette perspective, les vérités « entraînent notre consentement, & ne nous laissent aucune liberté. Tout ce qui dépend de nous, c’est d’y appliquer notre esprit ou de l’en éloigner. Mais dès que l’évidence diminue, la liberté rentre dans ses droits, qui varient & se reglent sur les degrés de clarté ou d’obscurité ». Cette conception de la liberté rejoint l’approche volontariste.

Plus loin au sein du même article, la liberté de penser correspond à l’approche épistémologique, elle y est définie soit comme « cette généreuse force d’esprit qui lie notre persuasion uniquement à la vérité », soit comme « le seul effet qu’on peut attendre, selon les esprits forts, d’un examen libre & exact », c’est-à-dire « l’inconviction » ou scepticisme. Seule la signification associée à la vérité doit susciter l’approbation, l’autre est « blâmable » et « mérite d’être combattue ». Une telle délimitation se justifie par le rejet du moment sceptique, un rejet qui se comprend à l’aune du fait que les vérités en question sont simultanément scientifiques et morales.

La liberté de penser, par son affiliation à la vérité, apparaît ambiguë : d’un côté elle permet de s’émanciper de préjugés et de fausses croyances, d’un autre elle tend vers des vérités morales qui valent pour l’ensemble de la société et qui, selon nombre de penseurs, marchent main dans la main avec les découvertes scientifiques et techniques. Or concernant les vérités morales minimales que sont la liberté et l’égalité, l’accord sur leurs significations demeure particulièrement problématique de nos jours. De plus, la liberté étant pour beaucoup négative38, à l’exception de celles et ceux qui s’engagent en politique, l’économie est parvenue historiquement et implicitement, au travers de sa scientifisation, du droit de propriété, de la valeur travail et de la poursuite nationale de richesses (qui elle-même s’inscrit dans la compétition entre nations), au rang de vérité morale majeure.

On ne saurait surestimer les apports des rationalités sceptiques, critiques et théoriques, dans l’Europe du XVIe au XVIIIe siècle, à la liberté de penser. En un temps où les Lumières subissent toujours les remontrances postmodernistes, régulièrement à juste titre, il convient de se rappeler combien elles ont ouvert des voies et éclairé les esprits. À tel point que l’on peut se demander si la liberté de penser a continué de s’étendre à partir du XIXe siècle en dehors du progrès des connaissances et de la critique de préjugés, de type aristocratique, qui n’avaient pas encore pris place sur le banc des accusés.

Dans quelle mesure sommes-nous prêts à remettre en question nos valeurs ? Il me semble que les révolutions américaine et française ont en partie figé le processus d’expansion de la liberté de penser du fait qu’elles ont entériné des vérités morales. C’est comme si, une fois les fondations d’un État posées, aussi malléables soient-elles en termes d’interprétation, il n’était plus possible de les questionner en profondeur, sauf à procéder à de nouvelles révolutions qui fixeraient leurs propres principes moraux. Concrètement, cette limitation de la liberté de penser s’observe dans les difficultés à prendre du recul par rapport aux sujets politiques et moraux : il n’est guère question que de prendre parti, non de prendre de la distance. Et cela s’avère d’autant plus dans un contexte de résurgence des conflits armés et d’intensification de la compétition économique mondiale.


Notes

1. Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, Masson et fils, 1822, p. 150.

2. Voir à ce sujet Richard Popkin, Histoire du scepticisme, Agone, 2019.

3. Ibid.

4. Michel de Montaigne, Les Essais en français moderne [EFM], Gallimard, 2009, II, XII, p. 534-535 : « les chrétiens se font tort de vouloir étayer leur croyance par des raisons humaines, alors qu’elle ne se conçoit que par la foi et par une inspiration particulière de la grâce divine. »

5. EFM, III, XII, p. 1266.

6. Une fois de plus, je ne différencie pas l’éthique (relative au bonheur individuel) de la morale (relative au bien commun), comme le fait par exemple Marcel Conche dans Montaigne et la philosophie, PUF, 2015. Cette distinction ne cadre pas avec l’Éthique à Nicomaque d’Aristote qui concerne la cité dans son ensemble.

7. EFM, II, XII, p. 606. Phrase gravée en latin dans la « librairie » de Montaigne : « [EFM, II, XVII, p. 773] Le désir de connaître les choses a été donné aux hommes en guise de fléau [pour les châtier], dit la Sainte Écriture. »

8. EFM, II, XII, p. 593.

9. EFM, II, XII, p. 721.

10.EFM, III, XIII, p. 1294.

11.EFM, II, XVI, p. 759.

12. https://damiengimenez.fr/philosopher-pour-se-transformer-le-tournant-technico-moral-du-cynisme-de-lepicurisme-et-du-stoicisme/

13. Françoise Charles-Daubert, Les libertins érudits en France au XVIIe siècle, PUF, 2015.

14. Pierre Charron, De la Sagesse, Tome II, Chassériau, 1821, p. 23. Disponible sur Gallica.

15. Expression figurant dans sa thèse parue en 1943 : Le « libertinage érudit » en France dans la première moitié du XVIIe siècle.

16. Françoise Charles-Daubert, op. cit.

17. https://fr.wikipedia.org/wiki/Giulio_Cesare_Vanini

18. Anthony Collins, Discours sur la liberté de penser, Londres, 1714. Disponible ici.

19. https://damiengimenez.fr/la-philosophie-technico-naturelle-et-critique-de-francis-bacon/

20. Henri Sée, Les idées politiques en France au XVIIIe siècle, Slatkine Reprints, 1980, p. 7.

21. Baruch Spinoza, De la liberté de penser dans un état libre [extraits du Traité théologico-politique], L’Herne, 2011.

22. Ibid.

23. https://plato.stanford.edu/entries/spinoza-political/. Sur le plan politique, Spinoza s’inspire notamment de Hobbes et de Machiavel.

24. Bien entendu, le fond du problème réside dans la possibilité de se mettre d’accord sur ce qu’est la nature humaine. Nous en sommes toujours loin à l’heure actuelle.

25. Brian Tierney, The Idea of Natural Rights, William B. Eerdmans Publishing Co., 2001. Une inflexion se produit au XIIe dans les débats sur le droit naturel : l’expression ius naturale, qui était associée à un déterminisme cosmologique dans le stoïcisme, adopte une coloration subjective en étant dorénavant conçue comme un « pouvoir », une « faculté » ou un « libre arbitre ».

26. John Locke, Essai sur l’entendement humain, Librairie Générale Française, 2009, p. 998-999.

27. Ibid., p. 68.

28. Ibid.

29. René Descartes, Méditations métaphysiques, Flammarion, 2009, Méditation quatrième.

30. Francis Bacon, Novum Organum, Librairie de L. Hachette et Cie, 1857, p. 32-33.

31. René Descartes, Discours de la méthode, Flammarion, 2000, p. 99.

32. Ernst Cassirer, La philosophie des Lumières, Fayard, 1996, p. 268-269.

33. Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, Masson et fils, 1822, p. 246-247.

34. Discours sur les sciences et les arts, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.

35. Baruch Spinoza, op. cit.

36. Ibid.

37. https://fr.wikisource.org/wiki/L%E2%80%99Encyclop%C3%A9die/1re_%C3%A9dition/LIBERT%C3%89

38. C’est-à-dire conçue comme une absence d’obstacles plutôt que comme une participation (positive) à la vie politique.


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