La philosophie technico-naturelle et critique de Francis Bacon

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Après nous être intéressés au tournant technico-moral des philosophies hellénistiques1, enjambons mille cinq cents ans pour nous pencher sur l’approche épistémologique de Francis Bacon, penseur emblématique de l’entrée dans l’époque moderne. Davantage que dans les articles précédents, nous laisserons autant que possible de côté les aspects religieux et métaphysiques pour nous focaliser sur les éléments relatifs aux sciences. En particulier, plutôt que de nous interroger sur les causes fuyantes de la modernité caractérisée soit par les sciences, soit par un supplément de subjectivité d’ordre métaphysique, nous investiguerons de préférence les conceptualisations qui détiennent le plus d’actualité sur les plans scientifique et pratique.

Nous nous intéresserons ainsi, dans un premier temps, à des traits généraux de la philosophie naturelle de Bacon : l’inspiration qu’il a puisée dans les techniques, les concepts de forme et de cause, les rapports entre théorie et pratique et, bien entendu, le concept de nature que nous mettrons en perspective avec le stoïcisme. Dans un second temps, nous zoomerons sur les biais cognitifs, naturels et sociaux, répertoriés dans le Novum Organum, puis nous conclurons en nous interrogeant sur l’approche critique développée par Bacon.

Une philosophie technico-naturelle

La technique, source d’inspiration pour les sciences

Que ce soit dans la préface de l’Instauratio Magna ou dans le Novum Organum, Bacon critique la philosophie et les sciences de manière radicale : semblables à des statues, elles « sont encensées et adorées, mais demeurent immobiles. De plus, si quelquefois elles fleurissent avec leur premier auteur, elles ne font ensuite que dégénérer ; car une fois que les hommes se sont coalisés pour s’assujettir à l’opinion d’un seul […], ils n’ajoutent plus rien au corps même des sciences ; mais, semblables à autant d’esclaves, ils se mettent à la suite de certains auteurs pour leur servir de cortège et de décoration2. » En particulier, la sagesse grecque ne représente que « l’enfance de la science3 », étant encline à de vaines disputes et à des effets stériles.

Une dynamique inverse s’observe dans les « arts mécaniques, lesquels, comme s’ils étaient pénétrés d’un certain esprit vivifiant, croissent et se perfectionnent de jour en jour4 ». Les techniques améliorent la condition humaine à tel point que, si l’on considère l’écart entre les pays européens et les régions sauvages du nouveau monde, « on peut dire à juste titre que l’homme est un dieu pour l’homme5 ». Parmi les différentes découvertes inconnues des Anciens qui ont contribué à cette évolution, trois retiennent plus spécialement l’attention de Bacon : « l’imprimerie, la poudre à canon et la boussole, qui ont changé la face du monde6 ». Les changements qu’elles ont apportés « sont tellement innombrables, que jamais empire, secte ou étoile ne pourra se vanter d’avoir exercé sur les choses humaines autant d’influence que ces inventions mécaniques7. »

Les techniques se dévoilent sous la plume de Bacon comme une source d’inspiration majeure pour les sciences dont le « but véritable et légitime » consiste à « doter la vie humaine de découvertes et de ressources nouvelles8. » Les découvertes sont favorisées par une méthode expérimentale obéissant à des règles précises, non par des expériences menées au hasard. Il ne s’agit pas de procéder comme les Anciens, qui s’envolaient directement d’une poignée de faits « aux conclusions les plus générales et aux premiers principes des sciences9 », puis qui interprétaient les phénomènes en contradiction avec leurs systèmes avec suffisamment de subtilité pour les y intégrer. Il s’agit plutôt, à partir d’expérimentations préparées et dont les résultats ont été structurés, d’inférer des hypothèses depuis lesquelles des déductions sont ensuite opérées, et de répéter cette alternance induction-déduction de manière à s’élever progressivement des faits aux lois intermédiaires puis, finalement, aux lois les plus générales10.

L’objectif théorique des sciences réside ainsi dans la découverte de lois, désignées également sous le terme de formes11, et qui sont exhibées par les corps individuels ou atomes, autrement dit les composants élémentaires des choses12. Reprenant les quatre types de causes aristotéliciennes (finale, efficiente, matérielle, formelle), Bacon juge que les causes finales tendent vers l’imaginaire et corrompent les sciences si elles ne sont pas liées à l’action humaine, que les causes efficientes et matérielles s’avèrent insaisissables, alors que « connaître les formes, c’est avoir saisi l’unité de nature au milieu des matières les plus dissemblables, et, par conséquent, pouvoir découvrir et produire des phénomènes et des opérations inconnues jusqu’ici13. » Les formes sont directement liées aux propriétés ou natures des choses : « la forme d’une certaine propriété est telle que, supposé que cette forme existe, la propriété donnée la suit infailliblement. […] la forme vraie est telle, qu’elle tire la propriété donnée d’un certain fonds d’essence, commun à plusieurs natures, et qui est, comme on le dit, plus familier à la nature que cette forme même14. »

La forme constitue ainsi ce qu’il y a de commun entre des choses d’aspect sensiblement différent. Par exemple, pour découvrir la forme de la lumière, il convient d’analyser ce qu’ont de commun « avec la flamme et les corps rougis au feu les vers luisants, les lucioles, et cette mouche de l’Inde, qui éclaire toute une chambre ; et les yeux de certains animaux, qui étincellent dans les ténèbres ; et le sucre, qui brille lorsqu’on le râpe ou qu’on le broie ; et la sueur de certain cheval galopant durant la nuit, sueur qui était toute lumineuse, et une infinité de phénomènes semblables15 ». La forme baconienne s’apparente à la forme aristotélicienne mais elle ne se veut pas abstraite comme cette dernière : « L’esprit humain, de sa nature, est porté aux abstractions, et regarde comme stable ce qui est dans un continuel changement. Il vaut mieux fractionner la nature que l’abstraire ; c’est ce qu’a fait l’école de Démocrite, qui a mieux pénétré dans la nature que toutes les autres16. » L’abstraction, telle que la conçoit Bacon, est qualitative et vague comme l’humide qui n’est que « le signe confus de diverses actions qui n’ont point de rapport véritable et ne peuvent se réduire à une seule17. »

Rapports entre théorie et pratique

Théorie et pratique se complémentent, la première apparaissant supérieure en termes de valeurs. Bacon souscrit notamment à l’idée « que la contemplation de la vérité a plus de dignité et de noblesse que toute l’utilité et la grandeur des opérations de l’industrie18 ». Il invite à rechercher « les expériences lumineuses et non les fructueuses19 », les inventions devant « être plus estimées comme gages de la vérité, que comme bienfaitrices de la vie.20 » Il aspire de la sorte à « graver dans l’intelligence humaine une fidèle image du monde tel qu’il se trouve, et non tel que la raison de chacun peut l’inventer21. » Cependant, cette dernière expression indique la limite d’une telle déclaration dans la mesure où l’esprit se trouve sujet à de multiples erreurs que nous examinerons plus en détail dans la prochaine partie. La moindre théorie échafaudée, qui ne reposerait pas sur des expériences réglées, reviendrait à un château de cartes. Or comme l’habitude pernicieuse de naviguer parmi les abstractions persévère, « il est plus sûr de donner pour fondement aux sciences les faits constants de leur partie active, et d’assujettir la théorie à la pratique, qui en doit être la régulatrice22. » L’articulation entre théorie et pratique retranscrit le souhait de Bacon de valoriser les expérimentations ordonnées sans pour autant reléguer la théorie dont il se méfie principalement en raison des errements passés. Une théorie solidement assise sur l’expérience, exprimant ainsi une vérité, serait le plus bel objet à contempler. Ne s’agit-il pas là d’une attitude proche du pragmatisme contemporain en philosophie des sciences ?

Deux autres de ses traits, imbriqués l’un avec l’autre et que l’on retrouve chez Charles Sanders Peirce, abondent en ce sens : la recherche scientifique constitue une entreprise 1) collective qui se déploie sur le 2) temps long : « on ne doit attendre de rapides progrès dans les sciences, que de la succession des individus ou des nations qui les cultivent, et non de la vivacité ou de la vigueur d’esprit d’un seul individu ou d’une seule nation23. » Ainsi, fameusement, « la vérité est fille du temps et non de l’autorité24 ». De surcroît, la méthode de découverte promue par Bacon, en tant qu’elle repose sur des règles écrites, accessibles à tous, « rend à peu près tous les esprits égaux, et ne laisse pas grand-chose à leur excellence naturelle25 ».

La projection vers un futur éclairé s’accompagne d’un optimisme débridé au sujet de la régénération des sciences et de la découverte de la vérité : « que l’on calcule les dépenses infinies d’esprit, de temps et d’argent que font les hommes pour des objets et des études d’un usage et d’un prix bien inférieurs, et l’on verra que s’ils en appliquaient seulement une partie à une œuvre solide et sensée, il n’est point de difficulté dont ils ne vinssent à bout26. » Il va même jusqu’à avancer : « si nous avions près de nous quelqu’un qui pût répondre à toutes les questions sur les phénomènes naturels, avant peu d’années toutes les causes seraient découvertes et les sciences achevées27. »

Au-delà de cet optimisme versant dans la béatitude, un autre aspect des conceptualisations de Bacon l’éloigne des approches philosophiques contemporaines et constitue l’une des différences fondamentales avec Descartes : le caractère subordonné ou secondaire des mathématiques. Selon lui, les « recherches naturelles aboutissent à une connaissance parfaite, quand les mathématiques viennent compléter et terminer les travaux de la physique28. » En cohérence avec cette affirmation, dans La Nouvelle Atlandide29, il ne cite les mathématiques qu’au terme d’une longue liste de lieux et de dispositifs, d’ordre expérimental et technique, dédiés au développement des sciences. En outre, les lois telles qu’il les conçoit se révèlent plus concrètes qu’abstraites. Évoquant les rapports de quantité en physique, il suggère qu’il « ne faut point s’arrêter à des considérations abstraites et vagues », et qu’il n’y a « pas égalité entre ces différents rapports ; mais ils suivent des lois fort diverses, lois qu’il faut demander à l’observation de la réalité, et non à des vraisemblances ou des conjectures30. »

Bacon articule théorie et pratique d’une manière qui peut laisser un lecteur contemporain perplexe car cette articulation présente, d’une part, des aspects d’une actualité qui ne se dément pas sur le plan scientifique et, d’autre part, des traits antiques alors même qu’il s’efforce de se démarquer catégoriquement de toutes les traditions. Nous reviendrons sur cette question en fin d’article.

L’art d’interpréter la nature

Demeurons encore un peu sur les éléments philosophiques qui rattachent Bacon à l’Antiquité plutôt qu’à la modernité, et profitons-en pour faire le lien avec l’article précédent, dans lequel nous avons émis l’idée que le stoïcisme porte en germe la modernité. Bacon ne se réclamant d’aucune école philosophique, il ne s’affilie logiquement pas au stoïcisme, d’autant que ce dernier entre en conflit avec le christianisme à propos de plusieurs dogmes fondamentaux31. Toutefois, les conceptualisations du Portique émaillent celles du lord anglais, ce qui n’a rien de surprenant étant donné que le stoïcisme, même s’il a cessé d’exister en tant qu’école depuis le IIIe siècle EC, a continué d’influencer les penseurs du Moyen Âge au travers des œuvres de Sénèque et de Cicéron, et a regagné en influence au cours de la Renaissance avec la redécouverte d’Épictète32. Des auteurs comme Érasme, Calvin, Lipsius ou Montaigne s’en sont inspirés, Lispius s’étant même efforcé de l’adapter à son temps et au christianisme.

De manière générale, s’il existe un point commun entre les philosophes hellénistiques et Bacon, c’est la centralité de l’idée de nature, non duale pour le cynisme, l’épicurisme et le stoïcisme, une nature qui conjugue étroitement science et éthique : « il n’est point, dans l’immensité des choses, de sympathie plus intime que celle du vrai et du bon33 ». Cette sympathie se manifeste en particulier au niveau des axiomes dont plusieurs soutiennent simultanément des théories scientifiques et morales. « Par exemple : « Si à deux quantités inégales on ajoute deux quantités égales, les deux sommes seront inégales » ;  c’est une règle de mathématiques. Mais cette même règle a lieu en morale, du moins quant à la justice distributive34. » Au terme de l’énumération d’une liste de principes communs à la science et à l’éthique, Bacon esquisse l’horizon épistémologique suivant : « un corps de pareils axiomes, qui, étant comme le sommaire, comme l’esprit de toutes les sciences, pussent en faciliter l’étude, personne ne l’a encore composé, et ce serait pourtant de tous les ouvrages le plus propre à faire bien sentir l’unité de la nature, ce qui est regardé comme le but de la philosophie première35. » Si la philosophie naturelle qu’il propose infusait la philosophie morale et civile, qui manque de profondeur, celle-ci progresserait davantage36.

La nature, telle que Bacon la conçoit, est analogue à un labyrinthe pour l’entendement humain37. Sa complexité et sa subtilité surpassent celles de nos sens et de notre esprit38. Elle garde ainsi le caractère mystérieux qu’elle avait acquis avec Héraclite et que l’on retrouve chez Sénèque, ce dernier affichant moins d’optimisme que Bacon relativement à la possibilité de lui soutirer ses secrets : « Si nous rassemblions tous nos efforts, c’est à grand-peine que nous parviendrions à cet abîme dans lequel la Vérité a été déposée39. » Malgré la connaissance limitée que nous avons du monde, malgré les difficultés titanesques à surmonter pour l’étendre, Sénèque n’estime pas le progrès scientifique hors de portée de l’humanité qui peut accroître son savoir au fil des siècles : « Beaucoup de choses totalement inconnues de nous ne seront connues que par la génération vient. Bien des découvertes sont réservées aux siècles futurs, lorsque tout souvenir de nous sera éteint40. »

Une autre affinité conceptuelle majeure de Bacon envers le stoïcisme réside dans l’idée de préservation de soi-même41. Selon le premier, l’application méthodique des bêtes sauvages à viser et à pratiquer certaines activités relève d’une « nécessité absolue de conservation de l’être42 », de même que, par extension, le travail humain. Cependant, la préservation de soi-même constitue une forme ou nature de bien inférieure à la préservation de la totalité. Par exemple, « le fer est attiré par l’aimant ; mais s’il excède une certaine quantité, il renonce à cette attraction vers l’aimant et, tel un bon patriote, s’oriente vers la Terre43 ». Cette double nature du bien est plus encore gravée en l’homme pour lequel « la conservation du devoir public doit être plus précieuse que la conservation de sa vie44 ».

Plus largement, d’un point de vue épistémologique, l’homme « serviteur et interprète de la nature, n’agit et ne comprend que dans la proportion de ses découvertes expérimentales et rationnelles sur les lois de cette nature ; hors de là, il ne sait et ne peut plus rien45. » Néanmoins, si l’homme doit se conformer à la nature pour l’appréhender, dès lors qu’il en a percé les secrets il peut se retrouver en position dominante : « La science de l’homme est la mesure de sa puissance, parce qu’ignorer la cause, c’est ne pouvoir produire l’effet. On ne triomphe de la nature qu’en lui obéissant46 ». Contrairement à la pensée stoïcienne où il s’agissait surtout, grâce aux connaissances, de vaincre ses passions, la science procure avec Bacon une puissance (savoir c’est pouvoir47) inédite qu’il s’agit d’étendre autant que possible « sur la nature entière48 » afin d’améliorer la condition humaine, dans un esprit de charité chrétienne. Deux bornes limitent ainsi la science : la nature et la religion. Il faut se soumettre à la première pour accroître la somme des connaissances, à la seconde pour utiliser celles-ci à bon escient.

Des biais cognitifs naturels et sociaux

L’âme, miroir infidèle de la nature

Comment l’homme pourrait-il dissiper les brumes qui ceignent la nature s’il n’était doté de facultés particulières ? Selon Bacon, « Dieu a fait l’âme humaine semblable à un miroir capable de réfléchir le monde entier49 ». Malheureusement, en raison de la chute de l’homme du jardin d’Éden, ce miroir est « infidèle » : recevant les rayons des choses, il « mêle sa nature propre à leur nature, et ainsi les dévie et les corrompt50. » La métaphore du miroir, récurrente, constitue une branche de l’éventail des analogies entre l’homme et l’optique : « Les organes des sens ont de l’analogie avec les organes de l’optique. C’est ce qui a lieu dans la perspective, car l’œil est semblable à un miroir ou aux eaux51 ». L’être humain ne « réfléchit » donc pas fidèlement la nature. Ce défaut résulte concrètement de plusieurs types de biais cognitifs que Bacon qualifie d’ « idoles » obstruant le chemin vers la vérité. Pour simplifier, distinguons deux grands types de biais : naturels et sociaux.

Contrairement à Aristote qui estimait les sens « vrais52 », « la plus grande source d’erreurs et d’embarras pour l’esprit humain se trouve dans la grossièreté, l’imbécillité et les aberrations des sens, qui donnent aux choses qui les frappent plus d’importance qu’à celles dont ils ne sont pas frappés immédiatement53 ». Étonnamment, malgré son apologie des techniques, Bacon ne croit pas que les instruments soient à même d’augmenter le potentiel de nos sensations, car ce qui importe épistémologiquement c’est la méthode fondée sur les expériences réglées plus que les perceptions et les outils : « toute véritable interprétation de la nature repose sur l’examen des faits et sur des expériences préparées et concluantes ; dans cette méthode, les sens jugent de l’expérience seulement, et l’expérience, de la nature et de l’objet à connaître. »

Située entre les sensations et la raison, l’imagination précède les mouvements volontaires54 et ne se réduit pas au rôle de simple messager : elle « usurpe une grande autorité55 » à la manière d’un citoyen qui obéit aux directives des magistrats et qui peut, à son tour, être amené à gouverner. Car « nous voyons, en matière de foi et de religion, que nous hissons notre imagination au-dessus de la raison, ce qui explique pourquoi la religion a cherché à atteindre l’esprit par les similitudes, les types, les paraboles, les visions et les rêves56. » De plus, dans toutes les formes de persuasions forgées par l’éloquence, qui habillent et dissimulent l’apparence réelle des choses, l’imagination intervient en tant que première conseillère de la raison57.

L’esprit, influencé par les sensations et l’imagination, qui déforment les choses, est donc susceptible de commettre des erreurs d’autant que, malgré sa force et sa nature active, il est « facile à affecter58 ». Il est en particulier « surtout frappé des faits qui se présentent ensemble et instantanément à lui, et dont l’imagination est remplie d’ordinaire ; une tendance certaine, mais imperceptible, le porte à supposer et à croire que tout le reste ressemble à ces quelques faits qui l’assiègent59 ». Par ailleurs, il « s’échappe sans cesse et ne peut jamais trouver d’arrêt ni de bornes ; il en cherche toujours plus loin, mais en vain. C’est ainsi que l’on ne peut comprendre que le monde se termine quelque part, et imaginer des bornes sans concevoir encore quelque chose au-delà.60 » L’esprit est aussi « porté naturellement à supposer dans les choses plus d’ordre et de ressemblance qu’il n’y en trouve ; et tandis que la nature est pleine d’exceptions et de différences, [il] voit partout harmonie, accord et similitude61. » De surcroît, et pour conclure sur les biais naturels, dès « que certaines idées l’ont séduit, soit par leur charme, soit par l’empire de la tradition et de la foi qu’on leur prête, [il] contraint tout le reste de revenir à ces idées et de s’accorder avec elles62 ». Si de nombreuses expériences concluantes démentent ces idées, à l’instar des Anciens, il les néglige ou les méprise ou, par une distinction, les rejette, dans la mesure où « il faut bien conserver intacte toute l’autorité de ces préjugés chéris63. »

Biais sociaux

Cette dernière tendance de l’esprit, à adopter et à s’attacher à certaines idées, pénètre la philosophie et les sciences qui se voient dénaturées par les dogmes admis. Parmi ceux-ci figurent notamment plusieurs conceptualisations d’Aristote64 : sa dialectique, qui a « corrompu la philosophie naturelle », ses catégories, avec lesquelles il a construit le monde, sa « pauvre distinction » entre la puissance et l’acte, ou sa multitude de « lois arbitraires ». Y compris au sujet des animaux, il a « commencé par établir des principes généraux, sans consulter l’expérience et fonder légitimement sur elle les principes ; et, après avoir décrété à sa guise les lois de la nature, il fit de l’expérience l’esclave violentée de son système65 ». Les Présocratiques, s’ils sont l’objet d’une plus grande considération, n’échappent pas à la critique : « ces esprits solides ont eux-mêmes payé leur tribut au défaut de leur pays ; eux aussi étaient sollicités par l’ambition et la vanité de faire secte et de recueillir les honneurs de la célébrité66. »

La recherche de l’honneur et de la célébrité relevait chez les Grecs de la coutume et de l’éducation, qui apportent leur écot à l’abondance des préconceptions. En particulier, les « hommes aiment les sciences et les études spéciales, ou parce qu’ils s’en croient les auteurs et inventeurs, ou parce qu’ils y ont consacré beaucoup d’efforts et se sont particulièrement familiarisés avec elles67. » Lorsque ces spécialistes investissent la philosophie et les théories générales, « ils les corrompent et les altèrent en conséquence de leurs études favorites ; c’est ce que l’on voit très manifestement dans Aristote, qui asservit tellement la philosophie naturelle à sa logique, qu’il fit de la première une science à peu près vaine et une arène de discussions68. »

Autre tendance liée à la coutume et à l’éducation, celle de basculer dans l’excès : certaines personnes sont remplies d’admiration pour ce qui relève de l’Antiquité, d’autres, au contraire, pour la nouveauté. Bacon déplore le manque de modération des esprits qui battent en brèche ce que les Anciens ont fondé de bon ou méprisent ce que les Modernes apportent de raisonnable à leur tour69. Mais le manque de mesure qu’il estime le plus grave relativement à la philosophie et aux sciences, et dont on ne sait s’il relève plus de la nature que de la coutume70, réside dans l’aptitude à remarquer prioritairement les différences ou, inversement, les ressemblances71. En effet, l’intelligence consiste à conjuguer ces deux facultés plutôt qu’à privilégier l’une par rapport à l’autre.

Terminons l’évocation des biais cognitifs sociaux par ceux relatifs au langage, les plus dangereux. « Les hommes croient que leur raison commande aux mots ; mais les mots exercent souvent à leur tour une influence toute-puissante sur l’intelligence, ce qui rend la philosophie et les sciences sophistiques et oiseuses72 ». Les significations des mots étant habituellement déterminées par le sens commun, elles se retrouvent inadaptées aux réflexions qui cherchent à les harmoniser avec les réalités. Elles deviennent alors sources de controverses et font obstacle aux découvertes. Tenter de définir les mots rigoureusement, à l’instar des mathématiciens, ne résoudrait pas le problème car « les définitions se font elles-mêmes avec des mots, et que les mots engendrent les mots ; de telle sorte qu’il est nécessaire de recourir aux faits, à leurs séries et à leurs ordres73 ». Au-delà de l’écueil de la signification, Bacon note qu’une espèce de mots (e.g. fortune, premier mobile) ne pointe vers aucune réalité tandis qu’une autre espèce, « formée par une abstraction inhabile et vicieuse, enlace bien plus solidement notre esprit où elle a de profondes racines74 » – il s’agit des qualités philosophiques et médicales antiques.

Une critique centrée sur la méthode

Les critiques émises par Bacon peuvent apparaître paradoxales : d’un côté, il réprouve toutes les traditions philosophiques et scientifiques, d’un autre côté, il s’inspire explicitement de ses prédécesseurs, en particulier de Démocrite, et vise un juste milieu entre l’admiration des Anciens et celle des nouveautés. Cependant, la cohérence de ses procès en cascade émerge de la valeur accordée à la méthode expérimentale qu’il propose et qui ne se réduit pas, comme l’a avancé Karl Popper, à un « mythe […] qui part de l’observation et de l’expérience pour arriver à des théories75. » Bacon ne considère pas l’expérience comme première car celle-ci est réglée. Selon lui, « l’observation pure des faits […] n’est autre chose qu’un faisceau rompu, comme on dit, et que ces tâtonnements par lesquels un homme cherche dans l’obscurité à trouver son chemin76 ». S’il parvient à renvoyer dos à dos l’ensemble des approches épistémologiques existantes, c’est parce qu’aucune n’a réussi à trouver un équilibre entre la théorie et la pratique. Y est-il parvenu ?

Pour répondre à cette question, il conviendrait de posséder quelque certitude en termes de méthode scientifique, ce qui n’est pas mon cas. C’est pourquoi je me contente d’indiquer qu’il est possible de douter de l’existence d’un équilibre théorie-pratique chez Bacon lorsque l’on constate le rôle secondaire joué par les mathématiques dans ses conceptualisations, contrairement à Descartes pour lequel elles constituent l’ « enveloppe77 » de sa méthode et surpassent « de beaucoup les sciences qui en dépendent78 ». Bacon a privilégié la décomposition en éléments simples par rapport à l’abstraction, se méfiant de cette dernière notamment en raison des approches qualitatives antiques. Au-delà des mathématiques et des abstractions, Bacon a peut-être valorisé excessivement l’expérience par rapport à la théorie, jugeant que la première avait été insuffisamment prise en considération.

Revenons à la question de la cohérence. Si Bacon a éventuellement démontré une certaine lacune en la matière, ce serait plutôt en raison d’une idéalisation de sa méthode qu’il estime « humble79 » tout en croyant, grâce à elle, « marier à jamais, et d’une manière aussi stable que légitime, la méthode empirique et la méthode rationnelle80 ». Il a également fait preuve, ainsi que nous l’avons mentionné, d’un optimisme scientifique excessif bien que justifié en grande partie au regard des découvertes réalisées depuis le XVIIe siècle. Il a ainsi été lui-même victime de travers théoriques similaires à ceux qu’il dénonçait chez les philosophes de l’Antiquité. Ce type de biais est si constant dans l’histoire de la philosophie et des sciences qu’on peut se demander : comment une personne peut-elle résister à l’exaltation de découvertes ou d’appréhensions qu’elle tient pour originales ? Bacon a semble-t-il été lui-même aveuglé par une idole ne figurant pas dans son inventaire, la vérité, ce qui affleure par exemple dans la formule « savoir c’est pouvoir ». Or le pouvoir ne saurait se réduire aux connaissances dans la mesure où l’on distingue la science de l’éthique et de l’esthétique. Cet aveuglement n’ôte rien à l’intérêt de ses idoles ou prénotions qui demeurent d’actualité : encore de nos jours, on apprend à lire et à écrire, mais s’interroge-t-on sur les significations des mots et sur leur pertinence scientifique ? Au lycée, quantité de choses sont étudiées, mais la psychologie et l’origine de nos comportements sont passées sous silence, à moins de s’y intéresser par ses propres moyens. Puis, au cours des études supérieures ou dans la vie dite « active », la segmentation du savoir devient un obstacle au développement et à l’entretien de connaissances générales, ce que Bacon a justement dénoncé. Comment, dans ces conditions, exercer une critique constructive ?


Notes

1. « Philosopher pour se transformer : le tournant technico-moral du cynisme, de l’épicurisme et du stoïcisme »

2. Francis Bacon, De la dignité et de l’accroissement des sciences [DA], Charpentier, 1852, p. 64.

3. Ibid.

4. Ibid.

5. Francis Bacon, Novum Organum [NO], Hachette et Cie, 1857, I, 129, p. 73. Je m’appuie aussi sur l’édition anglaise [NOE] P.F. Collier and son, 1901.

6. Ibid.

7. Ibid.

8. NO, I, 81, p. 37.

9. NO, I, 125, p. 70.

10. NO, I, 50, p. 16 ; I, 104, p. 55-56.

11. NOE, II, I , p. 108.

12. NOE, II, II , p. 109.

13. NO, II, 3, p. 76.

14. NO, II, 5, p. 77.

15. DA, IV, 3, p. 278.

16. NO, I, 51, p. 17.

17. NO, I, 60, p. 20.

18. NO, I, 124, p. 68-69.

19. NO, I, 121, p. 66.

20. NO, I, 124, p. 69.

21. NO, I, 124, p. 69.

22. NO, II, 4, p. 76.

23. Francis Bacon, De la sagesse des Anciens, traduction par Antoine de La Salle, 1803, XXIII. URL : De la sagesse des Anciens (Bacon) – Wikisource

24. NO, I, 84, p. 41.

25. NO, I, 122, p. 68.

26. NO, I, 111, p. 60.

27. NO, I, 112, p. 60.

28. NO, II, 8, p. 82. Cette proposition est développée en DA, 240 sq. : « je ne sais comment il se fait que la logique et les mathématiques, qui ne devraient être que les servantes de la physique, se targuant toutefois de leur certitude, veulent absolument lui faire la loi. »

29. Francis Bacon, New Atlantis, Project Gutenberg, 2000. URL : New Atlantis by Francis Bacon – Free Ebook (gutenberg.org)

30. NO, II, 47, p. 176.

31. En particulier, dans le christianisme, Dieu est Amour (une passion !), il crée la nature et donc la domine, le salut n’est accordé que par la grâce de Dieu (suite à la chute d’Adam et Ève) et le corps des personnes sauvées ressuscite après la mort. Dans le stoïcisme, Dieu équivaut à la nature et à la raison, les passions étant globalement proscrites, le salut peut être obtenu grâce aux efforts de toute personne détenant suffisamment de volonté pour accéder à la sagesse, et l’âme se sépare définitivement de l’enveloppe corporelle au moment de la mort.

32. John Sellars, “The Early Modern Legacy of the Stoics”. URL : (1) The Early Modern Legacy of the Stoics | John Sellars – Academia.edu

33. DA, p. 279.

34. DA, p. 204.

35. DA, p. 206.

36. NO, I, 80, p. 37.

37. DA,p. 68.

38. NO, I, 10, p. 8.

39. Sénèque, Questions naturelles, VII, 32, 4 in Pierre Hadot, Le voile d’Isis, Gallimard, 2004, p. 223.

40. Ibid., VII, 30, 5.

41. Sur ce thème, voir en particulier Silvia Manzo (2016), “The Ethics of Motion: Self-Preservation, Preservation of the Whole, and the ‘Double Nature of the Good’ in Francis Bacon” in Giglioni, Lancaster, Corneanu and Jalobeanu (ed.), Motion and Power in Francis Bacon’s Philosophy, Springer, p. 175-200.

42. Francis Bacon, The Advancement of Learning [AL], Henry Morley, 2004, II, XIII, 2. URL : The Advancement of Learning by Francis Bacon – Free Ebook (gutenberg.org). Je traduis.

43. Ibid., II, XX, 7.

44. Ibid.

45. NO, I, 10, p. 7.

46. NO, I, 3, p. 7.

47. Francis Bacon, Meditationes Sacrae (1597). URL : Meditationes sacrae – Wikisource, the free online library : “knowledge itself is a power whereby he knoweth”.

48. NO, I, 129, p. 73 ; I, 116, p. 62.

49. DA, p. 93.

50. NO, I, 41, p. 12.

51. DA, p. 206.

52. Aristote, De l’âme, 428a in Aristote, Œuvres complètes, Flammarion, 2014.

53. NO, I, 50, p. 16.

54. AL, II, XII, 1.

55. Ibid. Je traduis.

56. Ibid.

57. Ibid.

58. DA, p. 275.

59. NO, I, 47, p. 15.

60. NO, I, 48, p. 15.

61. NO, I, 45, p. 14.

62. NO, I, 46, p. 14.

63. Ibid.

64. NO, I, 63, p. 22.

65. Ibid.

66. NO, I, 71, p. 30-31.

67. NO, I, 54, p. 18.

68. Ibid.

69. NO, I, 56, p. 18.

70. Bacon catégorise ce biais comme une idole de la caverne, qui agrège des qualités naturelles et des dispositions issues de la coutume et de l’éducation. C’est notamment pourquoi je ne reprends pas sa décomposition des idoles.

71. NO, I, 55, p. 17.

72. NO, I, 59, p. 19.

73. Ibid.

74. NO, I, 60, p. 20.

75. Karl Popper, La logique de la découverte scientifique, Payot & Rivages, Paris, 2017, p. 285.

76. NO, I, 82, p. 39.

77. René Descartes, Règles pour la direction de l’esprit in Œuvres de Descartes, Texte établi par Victor Cousin, Levrault, 1826, p. 201-329. Disponible sur Wikisource

78. Ibid.

79. DA, p. 69.

80. DA, p. 70.


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