« Le suicide » ou l’étonnement sociologique d’Émile Durkheim (2/2)

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Après avoir abordé, dans la première partie de cet article, la continuité entre les Règles et Le suicide, ainsi que le raisonnement de leur auteur pour disqualifier les facteurs d’ordre psychologique, intéressons-nous maintenant aux causes sociales du suicide, et plus particulièrement aux deux principales identifiées : l’égoïsme et l’anomie (anomie = absence de lois).

Durkheim évoque plus brièvement une troisième cause opposée à l’égoïsme, l’altruisme, qu’il rattache à des sociétés primitives ou à des domaines circonscrits comme celui de l’armée dans les sociétés contemporaines. Et il cite également en note de bas de page une quatrième cause, le fatalisme, qui s’oppose à l’anomie dans le cas d’un excès de règles.

Deux causes sociales principales : l’égoïsme et l’anomie

Le suicide égoïste

L’égoïsme est analysé au travers de trois sous-catégories : la religion, la famille et la politique. Il consiste en un relâchement du lien social dans l’un de ces trois domaines, autrement dit à un manque d’ « intégration » sociale. Dans le domaine religieux, grâce à la méthode des variations concomitantes, Durkheim observe qu’en Allemagne le taux de suicide chez les protestants est plus élevé que chez les catholiques et que chez les juifs : il en recherche la cause dans la nature du protestantisme et la décèle dans le « libre examen » qui « n’est lui-même que l’effet d’une autre cause […] : l’ébranlement des croyances traditionnelles. Si elles s’imposaient toujours avec la même énergie, on ne penserait même pas à en faire la critique1. »

Concernant la famille, quatre critères sont pris en compte et analysés conjointement : l’âge, le mariage, le sexe et la parentalité. Durkheim constate que le taux de suicide s’accroît avec l’âge, mais que cette augmentation diffère grandement suivant la situation matrimoniale de l’individu. Analysant les statistiques en France et dans le Grand-duché d’Oldenbourg, il en déduit quatre lois : les mariages trop précoces ont une influence aggravante sur le suicide, surtout en ce qui concerne les hommes ; à partir de 20 ans, les mariés des deux sexes bénéficient d’un coefficient de préservation (ou d’immunité concernant le suicide) par rapport aux célibataires ; le coefficient de préservation des mariés par rapport aux célibataires varie avec les sexes ; les veufs se tuent plus que les gens mariés, mais, en général, moins que les célibataires. Il incorpore ensuite la parentalité dans son raisonnement et produit en synthèse le tableau récapitulatif suivant pour la famille :

Tableau 3 – Influence de la famille sur le suicide dans chaque sexe

Puis il explique : « Il ressort de ce tableau et des remarques qui précèdent que le mariage a bien sur le suicide une action préservatrice qui lui est propre. Mais elle est très restreinte et, de plus, elle ne s’exerce qu’au profit d’un seul sexe […]. » La préservation  est « d’autant plus complète que la famille est plus dense2 », c’est-à-dire qu’elle est plus nombreuse.

L’examen statistique du domaine politique, quant à lui, permet au sociologue d’affirmer que les crises politiques influencent à la baisse le taux de suicide. « Comme elles obligent les hommes à se rapprocher pour faire face au danger commun, l’individu pense moins à soi et davantage à la chose commune3. »

L’intégration sociale, source d’enchantement

En synthèse des chapitres sur l’égoïsme, Durkheim considère les trois « sociétés » (religieuse, domestique et politique) dans leur ensemble. Si chacune d’elles détient une « influence modératrice », ce n’est pas à cause d’un caractère particulier comme la nature du sentiment religieux, car les trois domaines sociaux possèdent une même faculté d’action vis-à-vis du taux de suicide.

« La cause ne peut s’en trouver que dans une même propriété que tous ces groupes sociaux possèdent, quoique, peut-être, à des degrés différents. Or, la seule qui satisfasse à cette condition, c’est qu’ils sont tous des groupes sociaux, fortement intégrés. Nous arrivons donc à cette conclusion générale : Le suicide varie en raison inverse du degré d’intégration des groupes sociaux dont fait partie l’individu4. » L’égoïsme est ensuite présenté comme l’état qui résulte d’un individualisme démesuré, par opposition à l’intégration sociale.

Durkheim n’arrête pas là son explication, il la prolonge par des considérations philosophiques qui apportent un éclairage complémentaire : la vie contemporaine ne se résume pas à la survie physique, « l’art, la morale, la religion, la foi politique, la science elle-même n’ont pas pour rôle de réparer l’usure des organes ni d’en entretenir le bon fonctionnement. » Or ces « formes supérieures de l’activité humaine » ont la société pour origine ; « ou plutôt elles sont la société elle-même incarnée et individualisée en chacun de nous. »

Ainsi, la société constitue « la fin à laquelle est suspendue la meilleure partie de nous-mêmes ». De surcroît, nous sommes son « œuvre ». Dans un tel contexte, la société ne peut se désintégrer « sans éprouver que, désormais, cette œuvre [l’individu] ne sert plus à rien. Ainsi se forment des courants de dépression et de désenchantement qui n’émanent d’aucun individu en particulier, mais qui expriment l’état de désagrégation où se trouve la société. »

Le suicide anomique

La première partie de cet article concluait sans surprise sur la primauté de la société s’agissant de l’explication du nombre de suicides à l’échelle d’une nation. Extérieure à l’individu, la société ne se confond pas avec les influences « extra-sociales » telles que les causes matérielles et environnementales, elles aussi extérieures à l’individu. Pour comprendre ce point, il convient de préciser que, dans la conceptualisation durkheimienne, rien ne vient naturellement limiter les désirs humains ou, philosophiquement, les passions.

Or poursuivre des fins inaccessibles, c’est « se condamner à un perpétuel état de mécontentement5. » Pour éviter de basculer dans une insatisfaction chronique, il est nécessaire de « fixer une limite » et « cette puissance ne peut être que morale […]. La contrainte matérielle serait ici sans effet ; ce n’est pas avec des forces physico-chimiques qu’on peut modifier les cœurs. »

Encadrer les comportements revient, sur le plan politique, à légiférer. Or « le progrès économique a principalement consisté à affranchir les relations industrielles de toute réglementation6. » De plus, les statistiques du suicide montrent une augmentation du taux de suicide pendant les périodes de prospérité et de dépression économique.

Durkheim déduit des prémisses précédentes que le manque de lois, sur le plan économique, génère à la fois les croissances économiques effrénées et les crises qui entraînent à leur suite une augmentation sensible du nombre de suicides. De même, l’affaiblissement de la réglementation matrimoniale contribue à l’augmentation du taux de suicides.

Comment se représenter les causes sociales ?

Tendances collectives et inconscience des acteurs

Évoquer un excès d’individualisme d’une part, l’insatisfaction chronique d’une personne dominée par les passions d’autre part, cela permet d’imaginer concrètement les causes sociales du suicide, mais comment se représenter des causes, sources d’action, qui ne soient pas d’origine individuelle ? Car si l’on conçoit aisément le comportement d’un individu n’agissant pas dans l’ « intérêt général » ou n’étant pas subordonné à un ensemble de règles, comment les causes sociales influencent-elles les individus ?

Pour répondre à cette question, rappelons la Règle : « La cause déterminante d’un fait social doit être cherchée parmi les faits sociaux antécédents ». Dans Le suicide, Durkheim évoque des « tendances collectives » (ou courants) qui « sont des forces aussi réelles que les forces cosmiques, bien qu’elles soient d’une autre nature ; elles agissent également sur l’individu du dehors, bien que ce soit par d’autres voies. Ce qui permet d’affirmer que la réalité des premières n’est pas inférieure à celle des secondes, c’est qu’elle se prouve de la même manière, à savoir par la constance de leurs effets7. »

Un peu plus loin, il justifie la possibilité d’une action de ces tendances à un niveau inconscient de l’individu : « On s’entend aujourd’hui pour reconnaître que la vie psychique, loin de pouvoir être connue d’une vue immédiate, a, au contraire, des dessous profonds où le sens intime ne pénètre pas et que nous n’atteignons que peu à peu par des procédés détournés et complexes, analogues à ceux qu’emploient les sciences du monde extérieur8. »

Durkheim conçoit donc les causes sociales comme des forces analogues à celles de la physique qui agissent sur les individus dans leur ensemble, sans que ceux-ci en aient conscience. De surcroît, c’est « la constitution morale de la société qui fixe à chaque instant le contingent des morts volontaires. […] Les mouvements que le patient accomplit et qui, au premier abord, paraissent n’exprimer que son tempérament personnel, sont, en réalité, la suite et le prolongement d’un état social qu’ils manifestent extérieurement9. »

Cristallisation des faits sociaux dans le monde extérieur

La métaphore des forces physiques permet d’imaginer les causes sociales, mais en deviennent-elles expérimentables à l’instar de leurs consœurs ? Un autre passage du Suicide permet de se les figurer de manière plus empirique : le « fait social se matérialise parfois jusqu’à devenir un élément du monde extérieur10 ». Ainsi, l’architecture, les outils de production, les objets du quotidien ou le langage écrit constituent la vie sociale comme « cristallisée et fixée sur des supports matériels ». Extériorisés, les faits sociaux, peuvent alors agir du dehors sur les individus.

Cette cristallisation des faits sociaux, en particulier dans le langage, s’inscrit dans une démarche philosophique d’ensemble qui essentialise les idées d’ordre social, en particulier la société, « dont les Dieux ne furent que la forme hypostasiée11 », et la morale, qu’il considère dans L’éducation morale comme un « domaine sacré12 ».

On retrouve ainsi dans Le suicide trois grands types de métaphores au sujet de la société : physiques (forces, courants), divines, anthropomorphiques (tendances, santé). C’est notamment sur le terrain de l’analogie que Durkheim est critiqué par ses contemporains, mais aussi sur celui de l’emploi des statistiques.

Trois critiques de Durkheim : Simiand, Sorel et Halbwachs

François Simiand

Sociologue, historien et économiste, François Simiand collabore étroitement avec Durkheim dans le cadre de la revue L’année sociologique, fondée par le second en 1896. Proche de Durkheim, il n’en conserve pas moins son indépendance intellectuelle. Il rédige en particulier une recension du Suicide où il met en relief l’excès de positivisme de son auteur, estimant que les tendances collectives pourraient être qualifiées de forces « peu réelles », et que « la science physique n’y perdrait rien en tant que science. La science n’a pas besoin de travailler sur des « réalités ». C’est une question purement métaphysique que de savoir si une réalité correspond ou non à la science13. »

Simiand poursuit : « Il peut être commode de se représenter les relations entre les phénomènes à l’aide de certaines images ; il est commode par exemple de se représenter les actions interplanétaires sous la forme d’une attraction […] ; mais ce ne sont que des métaphores commodes, et qui ne veulent rien préjuger de la nature réelle de ces relations. » Or Durkheim, en considérant les « forces sociales » autrement que comme des analogies verse dans le réalisme sociologique.

Malgré cette critique, qu’il est loin d’être le seul à formuler, ainsi que nous l’avons souligné, Simiand reconnaît à Durkheim le mérite « de porter un coup sensible à la conception individualiste et artificielle de la société. » De plus, l’œuvre du Suicide conserve toute sa valeur moyennant quelques réserves méthodologiques : d’abord, la définition du suicide ne correspond pas nécessairement à celle des statistiques employées. Ensuite, les statistiques elles-mêmes s’avèrent difficilement fiables dans la mesure où les sondés peuvent avoir des « raisons de dissimuler » un suicide. Enfin, les « « lois », comme les appelle M. Durkheim, sont fondées sur une base assez étroite : les lois du mariage notamment reposent seulement sur trois années de la statistique française et quelques années de la statistique d’Oldenbourg. »

Georges Sorel

Georges Sorel, philosophe qui vulgarise et promeut le marxisme en France fin XIXe – début XXe siècle, s’accorde avec Durkheim sur l’idée que « l’histoire est tenue de se soumettre à la sociologie14 ». Il s’en distancie concernant la vision du socialisme et le considère comme « un adversaire de premier ordre » parce que Durkheim sépare division du travail et lutte des classes. Il estime pour sa part que les classes exercent une influence capitale sur la division du travail.

Cette ligne de fracture s’avère majeure car les classes sont pour Sorel la réalité, par opposition aux « entités imaginaires » et « autres nigauderies sociologiques », en particulier le « fait social » durkheimien qu’il estime fondé sur « la doctrine des choses en soi. » Afin de dénoncer ces illusions, Sorel souligne une hypothèse de Durkheim, celle d’étendre le principe de causalité physico-chimique au monde social. Or cette hypothèse se superpose à un doute concernant l’absence de contingence du lien causal et à l’assertion de celui-ci : « La sociologie n’a pas plus à affirmer la liberté que le déterminisme. »

Ainsi, selon Sorel, « en sociologie le mot cause a un tout autre sens qu’en physique […]. La physique et la chimie ne comportent aucun relâchement du lien déterministe : leurs lois sont ou ne sont pas et elles s’appliquent à tout individu concevable. » Sorel prolonge sa critique en dénonçant l’emploi par Durkheim d’analogies organicistes : « Lorsqu’on assimile la société à un organisme, on introduit deux ordres nouveaux de considérations dans la science. D’une part on se propose de déterminer les fins des divers changements ; d’autre part on construit un système de causes instinctives. »

Ce qui est particulièrement intéressant chez Sorel c’est que, ne se limitant pas à la critique, il exprime sa préférence pour les analogies physiques et développe plus particulièrement la métaphore avec la météorologie, connue de nos jours pour être un exemple type de phénomènes chaotiques. Mais à l’époque, la théorie du chaos n’en est qu’à ses balbutiements avec Henri Poincaré. Concernant l’emploi des probabilités, au sujet des phénomènes météorologiques, il explique qu’ « il n’y a rien de moins prouvé que l’application du calcul des probabilités » aux faits sociaux. « […] nous savons qu’une circonstance en apparence peu importante […] suffit pour transformer complètement le mode de production des événements. »

Maurice Halbwachs

Disciple d’Émile Durkheim, Maurice Halbwachs, dans Les causes du suicide paru en 1930, précise après François Simiand les limites des analyses statistiques de son maître : la faible amplitude des périodes historiques étudiées ; dans le cas de l’interprétation des taux de suicide d’une catégorie sociale (la religion par exemple), la non prise en compte de l’influence possible d’autres types de facteurs (économiques, politiques, domestiques…) sur les statistiques étudiées ; l’insuffisante analyse des sources. Il détaille en particulier la diversité des modes de comptabilisation des suicides entre pays européens, et établit que la dissimulation du suicide ne compromet pas l’étonnement de Durkheim au sujet de la constance sociale du taux de suicide. Il vérifie donc ses sources avec une rigueur qui est devenue depuis le prérequis de toute réflexion sociologique.

Sensible aux questions psychologiques pour avoir étudié le domaine, Halbwachs remet en question également la distinction opérée par Durkheim entre causes et motifs de suicide. Comme l’écrit le sociologue Serge Paugam en présentation des Causes du suicide, « c’est à partir du moment où Halbwachs cherche à relier les circonstances individuelles du suicide aux courants collectifs qu’il innove le plus par rapport à Durkheim et contribue ainsi à dépasser l’opposition classique entre individu et société15. »

Selon Halbwachs, la distinction causes/motifs serait « vraisemblable s’il n’existait aucun rapport entre l’action de tels motifs et celle qui résulte de l’ébranlement des sentiments collectifs. Mais il n’en est rien. Lorsqu’on passe en revue les divers motifs particuliers du suicide, on s’aperçoit que, si les hommes se tuent, c’est toujours à la suite d’un événement ou sous l’influence d’un état survenu soit au dehors, soit au dedans (dans leur corps ou dans leur esprit), qui les détache ou les exclut du milieu social, et leur impose le sentiment insupportable de leur solitude. Mais tel est aussi l’effet qu’on éprouve lorsque, comme disait Durkheim, on cesse d’être « intégré» dans l’un des groupes qui constituent l’armature de la société. Il n’y a donc pas de différence essentielle entre ce qu’il appelle les motifs et les causes16. »

Une identification des causes problématique

Le modèle durkheimien d’analyse causale

Critiqué à propos des causes sociales qu’il a identifiées ainsi que de la manière dont il emploie les statistiques, Durkheim n’en affine pas moins un modèle d’analyse causale, à savoir le développement d’une théorie sociologique validée expérimentalement par un ensemble d’études statistiques. Adolphe Quételet avait déjà promu cette démarche analytique au milieu du XIXe siècle en se basant essentiellement sur la notion de moyenne mathématique, celle-ci s’appliquant à des traits décrivant la majorité des individus d’une société.

Dans La division du travail social, Durkheim utilise le « type moyen » de Quételet et l’associe « aux conditions de la vie moyenne, par conséquent aux plus ordinaires17 ».  Dans Le suicide, il étend l’usage des statistiques à l’étude de phénomènes sociaux statistiquement rares18, permettant de caractériser un « type collectif ». Ce dernier ne relève pas de traits généraux d’une population, comme le type moyen, mais d’actes moraux rares, comme le suicide ou le comportement d’individus qui, « en temps de guerre, sont prêts à faire spontanément une aussi entière abdication d’eux-mêmes19 ».

Un exemple complémentaire est développé : l’indignation modérée des gens concernant des crimes qui ne se commettent pas dans leur entourage ou qui ne constituent pas une menace personnelle. « Ils ne sont pas très nombreux ceux qui ont des droits d’autrui un respect suffisant pour étouffer dans son germe tout désir de s’enrichir injustement20. » À partir de ces observations, Durkheim en vient à affirmer que l’ « homme moyen est d’une très médiocre moralité. […] puisque l’individu est en général d’une telle médiocrité, comment une morale a-t-elle pu se constituer qui le dépasse à ce point, si elle n’exprime que la moyenne des tempéraments individuels21 ? »

Il s’interroge ensuite sur l’origine des préceptes moraux, « élevés et nettement impératifs que la société s’efforce d’inculquer à ses enfants […]. Ce n’est pas sans raison que les religions et, à leur suite, tant de philosophies considèrent la morale comme ne pouvant avoir toute sa réalité qu’en Dieu22. C’est que la pâle et très incomplète esquisse qu’en contiennent les consciences individuelles n’en peut être regardée comme le type original. » Ce dernier n’existe que dans la conscience collective, extérieure à l’individu.

Récapitulons sur ce sujet, moralement central chez Durkheim, la logique de ce celui-ci :

  1. Il existe au moins un phénomène social constant, le suicide, n’affectant qu’une minorité de la population d’une société donnée.
  2. Il existe un autre phénomène social rare et constant : la droiture morale dont le modèle ou type idéal, comparable à une divinité, réside dans la conscience collective.
  3. Le type moyen de Quételet n’est donc pas la seule description possible des traits sociaux. Il concerne les gens ordinaires qui sont d’une moralité médiocre.

Ce raisonnement déconcerte pour au moins quatre motifs : l’évocation successive du suicide et de la droiture morale ; l’emploi d’exemples non étayés par des statistiques pour justifier de la piètre moralité de l’ « homme moyen » ; la métaphore avec la religion ; l’hypothèse qu’il existe des impératifs éthiques sociaux. Ces postulats et analogies biaisent le raisonnement de Durkheim et illustrent, avec les autres questions logiques et mathématiques évoquées, la problématique de la scientificité de la socio-logie. Cette dernière se fonde notamment sur :

  1. les idéaux moraux plus ou moins bien définis d’une société, idéaux platoniciens situés dans un domaine sacré dans le cas de Durkheim ;
  2. les lois, normes et techniques structurant la société ;
  3. les connaissances scientifiques, en particulier en psychologie et en mathématiques ;
  4. l’analyse des comportements effectifs évalués statistiquement ou au travers d’autres formes d’expérimentation.

De cette diversité des matériaux entrant dans la composition des théories sociologiques émergent deux interrogations : comment modéliser les phénomènes sociaux lorsque les idéaux moraux, les normes, les techniques et les connaissances évoluent fréquemment ? Comment limiter l’influence des biais cognitifs et des idéaux sociaux dans la production d’un modèle ? Je reviendrai bien entendu sur ces questions. Mentionnons que Durkheim était peu susceptible de se les poser puisqu’il avait évacué la problématique de la psychologie et qu’il considérait que la morale, malgré sa tendance à changer plus rapidement à mesure que les sociétés se complexifient, n’évolue que faiblement au cours d’une génération23.

Des changements sociaux notables entre le XIXe siècle et le XXIe siècle

S’il est possible d’émettre des réserves sur l’analyse causale de Durkheim, il demeure que ce dernier a identifié un ensemble de régularités sociales et de facteurs du suicide (tradition, famille, âge, réglementation économique…). Ces facteurs sont-ils encore d’actualité ? Pour répondre à cette question, je m’appuie sur l’essai de Christian Baudelot et Roger Establet, Suicide, l’envers de notre monde24, publié en 2006. Citons d’abord plusieurs constantes en Europe25 depuis la fin du XIXe siècle : le sexe, le divorce, la fécondité et la guerre continuent d’être corrélés au taux social de suicide de la même manière.

L’émancipation des valeurs traditionnelles, mesurée à l’aide des enquêtes mondiales d’opinion sur les « valeurs », confirme l’existence « d’un lien fort entre le suicide et les formes d’émancipation des valeurs traditionnelles (agnosticisme, divorce, etc.)26 ». Toutefois, les études du politologue étasunien Ronald Inglehart apportent un éclairage complémentaire en regroupant sous l’appellation « individualisme créatif » les valeurs qui « concourent à valoriser l’individu et à construire du collectif à partir de la reconnaissance des qualités et des compétences personnelles27. »

Ces valeurs s’inscrivent dans une vision du travail qui « cesse d’être considéré comme un simple gagne-pain pour devenir un moyen de se réaliser, une source d’épanouissement personnel ». « Plus on associe, dans un pays donné, le travail à la réalisation de soi et à la sociabilité, plus on efface sa pure dimension de gagne-pain, et plus le taux de suicide baisse. Les protections perdues par les sociétés modernes du fait de leur éloignement de la tradition sont en partie regagnées par le développement d’un individualisme créatif. »

Autre évolution notable associée : le rapport entre ville et campagne. Durkheim avait noté que le taux de suicide était plus important dans les zones urbaines. Il estimait qu’avec l’individualisation croissante, le taux de suicide continuerait aussi à augmenter. Or ce taux a plafonné à la fin du XIXe siècle. Maurice Halbwachs, dans Les causes du suicide, a repéré cette tendance en examinant dans le détail les modifications : le taux de suicide diminuait en ville et augmentait à la campagne. De nos jours, c’est dans les zones rurales qu’il est le plus fort, en particulier chez les agriculteurs.

Sur le plan économique proprement dit, Halbwachs avait déjà rectifié l’analyse de Durkheim et précisé que « si l’accroissement des suicides pendant les phases de prospérité sont des faits rares et de courte durée, les périodes de dépression qui suivent la crise ont des effets systématiques et de plus longue durée28. » Il invalidait ainsi l’affirmation de Durkheim : « la misère protège ». Christian Baudelot et Roger Establet, après étude approfondie des données du XXe siècle, concluent que la « croissance économique favorise globalement la baisse du suicide, mais la réorganisation permanente de l’économie joue en sens inverse. » Le lien ne semble plus direct entre richesse et suicide.

Enfin, alors que les personnes âgées (on ne dit plus les vieux …) se suicidaient davantage que les jeunes avant 1970, le taux de suicide a diminué chez les premiers et augmenté chez les seconds. Les auteurs du Suicide, l’envers de notre monde, estiment que les « générations anciennes, plus ou moins nanties par l’accumulation des bénéfices de l’expansion antérieure, n’ont pas été frappées avec la même violence par le retournement de la conjoncture et l’irruption des politiques néolibérales. »

On constate, à la lueur des études sociologiques récentes, que les faits sociaux corrélés avec le taux de suicide ont évolué en parallèle de l’organisation sociale. De plus, Christian Baudelot et Roger Establet reconnaissent explicitement les limites de l’analyse sociologique dans sa capacité à identifier des facteurs de suicide : « […] on sait qu’on ne parviendra jamais au bout d’une explication totale. Jamais, en effet, on ne disposera de certitude absolue sur les liens réels de causalité entre les variables sociales et macroéconomiques (niveau de richesse, chômage, contexte social et économique…) et le suicide29 […]. »

Contrairement à la division du travail qui concerne une majorité de la population active, le suicide est un « phénomène exceptionnel ». Le taux social suicide, obtenu par l’addition de cas individuels très divers, représentant un faible pourcentage de la société, « ne correspond à aucune réalité vécue ». De surcroît, « la plus grande partie des populations qui cumulent tous les facteurs sociaux associés au suicide ne se suicident pas30. »

Comment affiner les explications sociologiques ?

Si la sociologie ne parvient pas à expliquer entièrement le taux social de suicide, la psychologie pourrait-elle contribuer à préciser les thèses sociologiques ? À de multiples reprises, dans Le suicide ou ses autres écrits, Durkheim emploie des arguments d’ordre psychologique pour les appliquer à la « conscience collective ». Pourquoi l’existence de mécanismes psychologiques communs à tous les êtres humains ne constituerait pas un facteur « déterminant » du taux social de suicides ?

Parce que justement, ils sont communs à chaque individu, ils ne sont donc pas déterminants, autrement dit, ils ne sont pas en mesure de faire pencher la balance : rappelons que selon Durkheim il n’y a « que les caractères généraux de l’humanité qui peuvent être de quelque effet. Or, ils sont à peu près immuables ; du moins, pour qu’ils puissent changer, ce n’est pas assez des quelques siècles que peut durer une nation. Par conséquent, les conditions sociales dont dépend le nombre des suicides sont les seules en fonction desquelles il puisse varier31. »

Quid des facteurs psychologiques qui ne sont pas communs à tous ? Les statistiques psychiatriques de 2001 à 2006 révèlent qu’environ « 90% des suicidés souffriraient d’un trouble mental au moment de leur mort32 ». Un tel pourcentage ne permet pas d’éluder la corrélation entre psychologie et suicide car tout le monde ne souffre pas de troubles mentaux. Il invalide la thèse de Durkheim disqualifiant la psychologie.

La difficulté à laquelle sont alors confrontés celles et ceux qui essaient d’envisager simultanément l’ensemble des facteurs de suicide, c’est que leur nombre s’élève à une centaine environ. Le psychologue Jérémie Vandevoorde33 les regroupe de la façon suivante :

  1. Psychiatriques (dépression, alcoolisme, toxicomanie, troubles de la personnalité…)
  2. Psychologiques ou économiques (traits de la personnalité, état sentimental, Cognition, vie fantasmatique, état général du comportement)
  3. Environnementaux (présence de moyens létaux, jour de la semaine…)
  4. Sociaux (chômage, crise économique, solitude, surinvestissement professionnel…)
  5. Biologiques (épilepsie, début et annonce de maladie, affections neurocérébrales…)
  6. Familiaux (hérédité, veuvage, divorce, maladie d’un proche…)
  7. Historiques (tentatives de suicide antérieures, antécédents psychiatriques…)
  8. Conjoncturels (situation de crise, deuil, difficultés financières, rupture sentimentale…).

À la lecture de cette liste, que j’ai reproduite partiellement pour les facteurs détaillés, il n’est pas aisé de distinguer ce qui relève de la psychologie (interne à l’individu mais non biologique) de ce qui relève de la sociologie (externe à l’individu et lié au groupe, non environnemental). Par exemple, le deuil ne constitue-t-il pas un facteur à la fois psychologique (la souffrance personnelle) et social (la mort d’un proche) ?

Ainsi qu’évoqué plus haut, Halbwachs a soutenu que les motifs (psychologiques) constituaient des causes du suicide, c’est-à-dire qu’ils sont déterminants au même titre que les causes sociales. Il a réduit ces motifs à un seul : « le sentiment d’une solitude définitive et sans recours », sentiment qui relève d’une rupture de l’équilibre collectif, fait social. Autrement dit, dès lors qu’il existe un motif psychologique, celui-ci dépend de causes sociales, l’inverse ne se vérifiant pas – dans le cas du deuil, la souffrance découle du décès de l’être qui nous est cher. Cette logique cadre avec la règle durkheimienne qu’un fait social a nécessairement pour cause un autre fait social.

Partant de ce type de raisonnement, serait-il possible d’extrapoler de nouveaux facteurs sociaux (par exemple des contraintes familiales ou professionnelles) à partir de l’étude des individus et donc d’affiner les explications du suicide ? Cela nécessiterait de connaître le contexte social de chaque individu qui se suicide. Or seules les personnes qui procèdent à des tentatives de suicides sont suivies médicalement et peuvent être incluses dans des études statistiques. Pour pouvoir déduire, à partir de l’étude de cas individuels, des données synthétiques sur le plan social, il faudrait tracer les comportements de chacun. Au moins deux problématiques viennent alors spontanément à l’esprit : le débat contemporain sur les données personnelles ; la possibilité de compiler une masse considérable d’informations. La question de la vie privée relève de l’éthique et donc d’une décision commune. Les possibilités d’analyse dépendent quant à elles des capacités des ordinateurs, celles-ci ne constituant plus une barrière infranchissable de nos jours.

À ces évolutions informatiques s’ajoutent les nouvelles techniques d’imagerie cérébrale qui ont facilité les découvertes en biologie (neurosciences), elles permettent d’étudier les comportements de façon objective, scientifique. Le contexte technique a donc radicalement changé par rapport au début du XXe siècle, les nouvelles technologies fournissant des modes inédits de perception et d’évaluation de la réalité. Des recherches se poursuivent dans ce sens, notamment aux États-Unis. Peut-être que des projets de ce genre permettront de tester la validité de la thèse, commune à Durkheim et Halbwachs, attribuant aux causes sociales la prééminence par rapport aux motifs psychologiques dans la détermination du taux social de suicide, ou encore de s’interroger sur ce qui relève de la psychologie et ce qui relève de la sociologie, car la frontière entre les deux domaines est loin d’être évidente34.

Dans le prochain article, j’approfondirai la problématique de la compatibilité entre loi sociale et relativisme moral chez Durkheim.


Notes

1. Ibid., p. 157.

2. Ibid., p. 207-208.

3. Ibid., p. 222.

4. Ibid., p. 223. Je souligne.

5. Ibid., p. 274.

6. Ibid., p. 283.

7. Ibid., p. 348.

8. Ibid., p. 351.

9. Ibid., p. 336.

10. Ibid., p. 354.

11. Ibid., p. 352.

12. Émile Durkheim, L’éducation morale, Alcan, 1925, p. 11.

13. François Simiand, “Science sociale et réalisme sociologique” (1898). (Compte rendu de E. Durkheim, Le suicide, étude de sociologie). Extrait de la Revue de Métaphysique et de Morale, 1898, pp. 641-645. Disponible ici (UQAC).

14. Larry Portis, Georges Sorel, Présentation de textes choisis, François Maspero, 1982. Citations issues du texte « La sociologie bourgeoise ».

15. Maurice Halbwachs, Les causes du suicide, PUF, 2015.

16. Ibid.

17. Émile Durkheim, De la division du travail social, PUF, 2017, p. 314.

18. Voir pour une analyse plus détaillé de ce point Alain Desrosières, La politique des grands nombres, La Découverte, 2010.

19. Émile Durkheim, Le suicide, PUF, 2018, p. 357.

20. Ibid., p. 358.

21. Ibid., p. 359.

22. Ibid.

23. Dans l’Éducation morale, Alcan, 1925, p. 122 : « la part propre de chaque génération, dans l’évolution morale, est très réduite. La morale de notre temps est fixée dans ses lignes essentielles, au moment où nous naissons ; les changements qu’elle subit au cours d’une existence individuelle, ceux, par conséquent, auxquels chacun de nous peut participer sont infiniment restreints. Car les grandes transformations morales supposent toujours beaucoup de temps. »

24. Christian Baudelot, Roger Establet, Suicide, l’envers de notre monde, Le Seuil, 2006.

25. Je m’en tiens à l’Europe, mais Christian Baudelot et Roger Establet soulignent une différence très intéressante au sujet du sexe : en Chine, les femmes se suicident plus que les hommes, ce que les auteurs expliquent par un ensemble de croyances et de mœurs différant sensiblement de celles de l’Occident.

26. Christian Baudelot, Roger Establet, op. cit.

27. Ibid.

28. Serge Paugam, introduction du Suicide, PUF, 2018, p. XLI.

29. Ibid.

30. Ibid.

31. Émile Durkheim, op. cit., p. 364.

32. Jérémie Vandevoorde, Psychopathologie du suicide, Dunod, 2013.

33. Source : Ibid.

34. Par exemple, ce qu’on appelle l’estime de soi dépend de croyances sociales associées au concept de réussite. Elle est catégorisée comme facteur psychologique par Jérémie Vandevoorde. Il en va de même pour la « réduction du sens des valeurs », ces dernières dépendant d’une définition sociale dont les interprétations peuvent grandement varier.


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