Relativisme moral et loi sociale sont-ils compatibles ?

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Dans ce troisième et dernier article sur Émile Durkheim, je m’interroge sur le relativisme moral de celui-ci et sur la validité des lois sociales sur le très long terme : comment une régularité peut-elle être vérifiée de façon pérenne dès lors que les fondements éthiques, les normes, les connaissances et les techniques d’une société évoluent ? Cette interrogation fournit l’occasion de préciser le concept de loi scientifique, d’approfondir la question du suicide et d’aborder de manière plus détaillée celle du travail.

Un relativisme relatif

Une dynamique morale et scientifique

Repartons du constat global posé par Durkheim dans la Division du travail social, Les règles de la méthode sociologique et Le suicide : la société française s’est profondément transformée depuis la fin du XVIIIe siècle, les « fonctions qui se sont dissociées au cours de la tourmente n’ont pas eu le temps de s’ajuster les unes aux autres », des pathologies sociales se sont développées ainsi que l’illustrent la carence de réglementation économique et le taux de suicide anormalement élevé. L’étude des faits sociaux permet d’extrapoler des lois sociales et d’en déduire quel est l’état normal de la société, état vers lequel il convient de tendre.

S’il existe un état de santé normal de la société, celui-ci n’est pas figé géographiquement ou temporellement : il varie d’une société à l’autre, d’un siècle à l’autre : « On ne peut plus soutenir aujourd’hui qu’il existe une seule et unique morale, valable pour tous les hommes de tous les temps et de tous les pays. […] parce qu’il est dans la nature des choses que la morale varie. […] La morale d’un peuple est destinée à le faire vivre, par conséquent la morale change avec les sociétés1. »

Bien que la morale évolue dans le temps, de plus en plus fréquemment à mesure que les sociétés se complexifient, celle « de notre temps est fixée dans ses lignes essentielles, au moment où nous naissons ; les changements qu’elle subit au cours d’une existence individuelle, ceux, par conséquent, auxquels chacun de nous peut participer sont infiniment restreints. Car les grandes transformations morales supposent toujours beaucoup de temps2. »

Universalité de certains concepts moraux

Durkheim propose à ses contemporains un cadre conceptuel permettant d’appréhender les changements sociétaux et, parce qu’ils sont expliqués scientifiquement, de les accepter : « Supposons [la science de la morale] achevée. Notre hétéronomie prend fin. Nous sommes les maîtres du monde moral. Il a cessé de nous être extérieur, puisqu’il est dès lors représenté en nous par un système d’idées claires et distinctes, dont nous apercevons tous les rapports. Alors, nous sommes en état de nous assurer dans quelle mesure il est fondé dans la nature des choses, c’est-à-dire de la société3. »

Le père de la sociologie française conçoit la liberté à la manière de Spinoza, bien qu’il fasse peu référence à ce dernier : la connaissance des ressorts scientifiques de la société confère aux hommes de la maîtrise, autrement dit du pouvoir ou des libertés. Cette connaissance, intériorisée, prend sa source dans la société qui appartient à la sphère universelle des valeurs morales.

Dans Les formes élémentaires de la vie religieuse une précision est apportée : « bien loin qu’il y ait entre la science d’une part, la morale et la religion de l’autre, l’espèce d’antinomie qu’on a si souvent admise, ces différents modes de l’activité humaine dérivent, en réalité, d’une seule et même source. C’est ce qu’avait bien compris Kant, et c’est pourquoi il a fait de la raison spéculative et de la raison pratique deux aspects différents de la même faculté. Ce qui, suivant lui, fait leur unité, c’est qu’elles sont toutes deux orientées vers l’universel4. »

Sur le plan éthique, la sphère universelle comporte bien entendu l’idée de société, mais aussi des devoirs comme le respect de la vie, de la propriété ou de l’honneur de ses semblables5. « […] la société, en même temps qu’elle est la législatrice à laquelle nous devons le respect, est la créatrice et la dépositaire de tous ces biens de la civilisation auxquels nous sommes attachés de toutes les forces de notre âme. Elle est bonne et secourable en même temps qu’impérative6. »

Il existe donc deux types d’impératifs comportementaux :

  1. les lois sociales (scientifiques) ;
  2. les devoirs relevant de la sphère universelle.

L’ensemble de la vie en société découle de ce cadre déterministe universel dont la cohérence repose, d’une part, sur la validité des lois sociales et, d’autre part, sur l’universalité de certains devoirs. Or, de nos jours, les impératifs moraux identifiés par Durkheim conservent-ils leur caractère universel ?

La « société », si tant est qu’on lui attribue une existence, est loin d’être considérée comme bonne par tout le monde, à commencer par les défenseurs du libéralisme économique qui perçoivent en elle un obstacle aux transactions ; le respect de la vie se trouve nuancé lors des débats à propos de l’euthanasie ou de la peine de mort qui perdure dans de nombreux pays ; la notion de propriété clive autant que celle de société, et celle d’honneur hésite à rejoindre le musée des valeurs aristocratiques. On pourrait être tenté(e) de substituer le respect à l’honneur, mais on s’engagerait dans un débat interminable dont l’autodérision serait le point de départ.

Il est particulièrement délicat, les querelles politiques permanentes l’illustrent, de déceler des impératifs moraux universels. Qu’en est-il de la validité des lois sociales ?

Des lois sociales pérennes ?

La problématique du contexte

Durkheim concevait les lois sociales de la même manière que les lois de la physique ou de la chimie, les premières s’appliquant aux faits sociaux, des événements dont la nature diffère de celle des autres phénomènes. En physique ou en chimie, les lois ne dépendent pas de l’instant historique où elles s’appliquent mais de l’occurrence d’hypothèses qui, pour certaines, ne se produisent que dans un contexte donné (par exemple, en chimie, la loi des gaz parfaits décrit le comportement d’un gaz à basse pression).

De plus, une loi comme celle de la gravitation (Newton), si elle est théoriquement vérifiée à tout instant sur Terre, ne peut pas être expérimentée simplement : il ne suffit pas de laisser tomber un objet et de mesurer le délai que celui-ci met à atteindre le sol. En effet, d’autres phénomènes atmosphériques (pression, vent…) interviennent en permanence et induisent qu’une plume ne chute pas à la même vitesse qu’une boule de bowling. Galilée et Newton ont eu le génie d’imaginer et conceptualiser le comportement des objets dans un contexte idéalisé, de faire abstraction d’un certain nombre de « perturbations ».

En sociologie, il est pratiquement impossible de retrouver exactement le même contexte expérimental (lois politiques, normes, techniques, etc.) d’un siècle à l’autre, à l’échelle d’une nation, parce que l’environnement social évolue régulièrement. Pour autant, cela invalide-t-il toute loi sociale ? Non car une loi qu’il n’est pas possible d’expérimenter ne peut être ni validée ni invalidée. On demeure alors au stade de l’hypothèse, ou encore de la métaphysique.

Formalisation et validation de lois scientifiques

Existe-t-il une loi sociale concernant le suicide ?

Examinons le cas du suicide. Dans l’article précédent, nous avons vu que deux grandes causes sociales du suicide ont été identifiées par Durkheim concernant les sociétés modernes : l’égoïsme et l’anomie. Nous avons vu également que la progression de l’individualisme durant le XXe siècle n’a pas entraîné une explosion du taux de suicide comme le craignait Durkheim. Pour expliquer le plafonnement du taux de suicide, le politologue Ronald Inglehart avance notamment que de nouvelles valeurs, fondées sur la reconnaissance des qualités personnelles, permettent de créer du lien social.

L’égoïsme ne s’avère donc pas nécessairement une cause sociale de suicide. Il est néanmoins possible de conserver le cadre analytique durkheimien en s’intéressant à l’intégration sociale, cause de préservation tant qu’elle ne bascule pas dans l’excès, et en évaluant les facteurs de désintégration. Le concept d’intégration agglomère un ensemble de composantes :

Concernant le sexe, le statut familial, la fécondité, l’émancipation des valeurs traditionnelles, et l’existence ou non de guerres politiques, Christian Baudelot et Roger Establet ont analysé que les corrélations observées par Durkheim se vérifient encore de nos jours en Occident. Il est intéressant de noter à propos du sexe, une exception de taille, celle de la Chine où le suicide féminin est plus important, pour des raisons culturelles7, que le suicide masculin.

Concernant le contexte économique, le constat est beaucoup plus nuancé, la richesse protégeant dorénavant « indirectement ». De plus, les relations interpersonnelles en entreprise, ainsi que le souligne Inglehart, ont évolué vers davantage d’individualisation.

En lien probablement aussi avec les conditions économiques, le taux de suicide actuel est plus élevé dans les zones rurales que les zones urbaines, le rapport campagne/ville s’est inversé en l’espace d’un siècle. Enfin, autre évolution notable qui découlerait des changements économiques : la tendance à l’égalisation des taux de suicide chez les jeunes et les anciennes générations.

Les métamorphoses du paysage économique, aussi substantielles soient-elles depuis un siècle, n’autorisent pas à déclarer caduque la thèse d Durkheim reliant intégration sociale et taux de suicide, en particulier parce que l’idée d’ « intégration » n’a jamais été définie précisément et pour cause : il s’agit d’un concept particulièrement mouvant. Par exemple, on pourrait imaginer une forte corrélation entre taux de chômage et taux de suicide, l’absence durable de travail allant dans le sens d’une désintégration sociale.

Statistiquement, si la corrélation entre chômage et suicide est avérée, elle s’est amenuisée en France depuis la fin des années 70, et elle n’est pas établie en Italie, en Allemagne et en Grande-Bretagne8. L’affaiblissement de la corrélation en France suggère « que ce n’est pas l’inactivité en soi qui favorise le suicide, mais les conditions sociales et psychologiques qui les accompagnent, et la façon dont elles sont vécues9. »

Lorsqu’on étudie les régularités à un niveau très général, celui de la société dans son ensemble, il est particulièrement difficile de valider une corrélation. En l’occurrence, il n’existe pas de mesure globale de l’intégration sociale, un indicateur pondéré en fonction des différentes composantes. Et si un tel indicateur synthétique était élaboré, ne serait-il pas remis en question régulièrement ainsi que l’illustre l’évolution de ses composantes, évolution accompagnant celle du contexte expérimental ? Et alors, comment comparer des périodes éloignées historiquement ?

En se penchant sur les composantes du concept d’intégration sociale, on constate que plusieurs évoluent relativement aux révolutions économiques qui s’accumulent depuis le début du XIXe siècle. Certaines comme le sexe dépendent du cadre culturel qui peut être amené à évoluer avec la mondialisation des échanges. Il semble toutefois subsister des régularités tendant vers une forme d’universalité concernant la fécondité, le statut familial ou les bouleversements de tradition.

Cas de la fécondité

Creusons encore un peu : la corrélation entre fécondité et taux de suicide n’évolue-t-elle pas depuis la fin du XXe siècle ? Les chiffres produits par les auteurs du Suicide, l’envers de notre monde, datent de 1975. Qu’en est-il aujourd’hui ? La baisse de la fécondité étant entrée dans les mœurs, avoir des enfants ne constituant plus pour nombre de personnes une « raison de vivre », cette corrélation demeure-t-elle orientée dans le même sens ?

Pour confronter ces questions à la réalité, j’ai croisé les données 2016 issues de l’OMS (taux de suicide par pays) et de la Banque mondiale (taux de fécondité par pays). Chaque point du graphique ci-dessous représente un pays10 parmi les 78 dont les données sont considérées comme fiables par l’OMS ou dont les problèmes de qualité sont modérés. La droite en pointillé est la régression linéaire effectuée à partir du nuage de points. Elle montre que le taux de suicide n’augmente plus aussi franchement qu’avant à mesure que la fécondité décroît.  De plus, la corrélation est très faible : le coefficient de corrélation est de -0,09 (0 = pas de corrélation, 1 = corrélation totale).

En étudiant de plus près les composantes de la cause sociale « égoïsme », celles de type universel, c’est-à-dire celles qui ne sont pas relatives à une période historique ou à une culture donnée, se réduisent au statut familial, aux ruptures de tradition et à la guerre. Et l’on peut s’interroger à long terme sur la corrélation entre statut familial et suicide dans la mesure où le célibat ne constitue plus une tare sociale et où la famille est moins « le seul endroit où l’on se sente bien et détendu » :

Graphique issu de France, portrait social, INSEE, édition 2019

Cela pour souligner que, dans l’ensemble, les causes sociales du suicide apparaissent corrélées à des convictions éthiques partagées.

Quant aux ruptures de tradition et à la guerre, il s’agit de causes historiques ponctuelles, donc ne pouvant justifier la constance du taux social de suicide. Leur caractère aggravateur ou préservateur s’explique simultanément d’un point de vue historique et d’un point de vue psychologique. Dans cette dernière perspective, soit par une perte de repères, soit par une absence de loisir autorisant des questionnements profonds.

Des considérations similaires peuvent être formulées à propos de l’anomie11, les réglementations ayant considérablement évolué au cours du XXe siècle. L’anomie se retrouve davantage à un niveau international, aussi bien à propos des échanges économiques qu’à propos de la diffusion d’information, celle-ci se propageant dorénavant grandement par le biais des réseaux sociaux. Or les polémiques concernant la réglementation de l’expression sur Internet sont nombreuses.

La loi de la division du travail social est-elle valide ?

Évoquons une autre loi, centrale dans les théories de Durkheim et s’appliquant cette fois à un phénomène statistiquement fréquent, celui du travail : « La division du travail varie en raison directe du volume et de la densité des sociétés12. » Le volume correspond au nombre d’individus et la densité « morale » à l’augmentation des interactions entre individus, les deux paramètres étant liés : le rapprochement moral « ne peut produire son effet que si la distance réelle entre les individus a elle-même diminué, de quelque manière que ce soit. La densité morale ne peut donc s’accroître sans que la densité matérielle s’accroisse en même temps, et celle-ci peut servir à mesurer celle-là. […] elles sont inséparables13. »

Si le concept de division du travail remonte au moins à Platon, sa conception moderne est issue du croisement de trois courants de pensée :

La division du travail revient à une forme de spécialisation et peut concerner trois types d’acteurs sur le plan économique : la nation, l’entreprise, l’individu. Par exemple, un pays possédant de vastes ressources en hydrocarbures a tendance à se spécialiser dans le domaine ; un constructeur automobile se concentre sur son « cœur de métier » qui est la conception de véhicules, de moteurs et de boîtes de vitesses ; une personne développe une expertise dans un métier ou une tâche afin d’être la plus performante possible pour l’exécuter.

Dans La division du travail social, Durkheim étend le concept à l’ensemble de la société : « la division du travail n’est pas spéciale au monde économique ; on en peut observer l’influence croissante dans les régions les plus différentes de la société. Les fonctions politiques, administratives, judiciaires, se spécialisent de plus en plus. Il en est de même des fonctions artistiques et scientifiques. Nous sommes loin du temps où la philosophie était la science unique ; elle s’est fragmentée en une multitude de disciplines spéciales dont chacune a son objet, sa méthode, son esprit15. »

Dans le cadre de cet article, je ne m’intéresse qu’à la loi de la division du travail telle que formulée par Durkheim, loi qui ne s’appuie pas sur des postulats éthiques particuliers16 bien qu’elle s’inscrive dans une réflexion orientée moralement. Sur le plan économique, si le volume et la densité des sociétés ont augmenté pendant le XXe siècle, peut-on affirmer que la division du travail a progressé en raison « directe » de cette augmentation ?

Notons qu’à l’instar de l’intégration sociale, il n’existe pas d’indicateur mesurant la division du travail social, y compris dans les limites de la sphère économique. Difficile donc de valider quoi que ce soit sur le plan scientifique. Malgré cette absence de données chiffrées, je doute que la loi de Durkheim puisse être valide dans la mesure où elle ne prend pas en compte les effets de la mécanisation et de l’automatisation sur le long terme : les tâches à caractère répétitif tendent à être automatisées, provoquant une diversification et une complexification des métiers (métier = travail composé de différentes tâches).

Le rapport 2017 Automatisation, numérisation et emploi du Conseil d’Orientation pour l’Emploi (COE) précise qu’au cours des dernières décennies, les technologies numériques semblent « avoir contribué à modifier le contenu en tâches et en compétences des métiers. Plusieurs travaux rendent ainsi compte d’une relative complexification des métiers en lien notamment avec la diffusion de technologies nouvelles, marquée pour partie par un essor des compétences analytiques et relationnelles. »

Dans l’ensemble, « alors que l’essor du fordisme avait pu contribuer à une déqualification du travail dans l’industrie notamment, les avancées technologiques en cours et à venir pourraient au contraire permettre une revalorisation du travail à tous les niveaux de qualification. Cela implique toutefois que les personnes acquièrent les compétences nécessaires, mais aussi que l’organisation du travail s’adapte. »

Une science sans loi ?

De la science au conservatisme

Dès lors qu’on ne dispose pas de lois validées expérimentalement, ainsi que Durkheim l’ambitionnait,  peut-on déduire la normalité de l’étude des faits sociaux ? Non, car l’articulation rigoureuse des faits entre eux est formalisée scientifiquement par les lois qui expriment un rapport stable et pérenne entre des catégories de phénomènes. Une telle impossibilité compromet le programme de recherche durkheimien visant à fonder scientifiquement la morale républicaine.

Citons la problématique telle qu’exposée dans les Règles : « Si le désirable n’est pas objet d’observation, mais peut et doit être déterminé par une sorte de calcul mental, aucune borne, pour ainsi dire, ne peut être assignée aux libres inventions de l’imagination à la recherche du mieux. […] On échappe à ce dilemme pratique si le désirable, c’est la santé, et si la santé est quelque chose de défini et de donné dans les choses, car le terme de l’effort est donné et défini du même coup. Il ne s’agit plus de poursuivre désespérément une fin qui fuit à mesure qu’on avance, mais de travailler avec une régulière persévérance à maintenir l’état normal, à le rétablir s’il est troublé, à en retrouver les conditions si elles viennent à changer17. »

Si la prémisse du raisonnement, consistant en l’existence de lois sociales, ne peut être validée hors de la sphère familiale (foyer traditionnel par excellence) ou de circonstances particulières comme la guerre, l’objectif de stabiliser la santé sociale se meut en conservatisme. En effet, sans fondements scientifiques, la normalité s’enracine dans la tradition, les idéaux et les conventions humaines, que ceux-ci soient républicains ou non. Durkheim assumait par ailleurs son conservatisme : écrivant à Célestin Bouglé, il lui a confié que  l’objet de la sociologie dans son ensemble est de déterminer les conditions pour la conservation des sociétés18

Entre épistémologie et engagement pratique

En introduction de La division du travail social, Émile Durkheim a énoncé ce qui est devenu une devise sociologique : « nous estimerions que nos recherches ne méritent pas une heure de peine si elles ne devaient avoir qu’un intérêt spéculatif19. » Il a ainsi associé démarche pratique (morale et politique) et ambition scientifique (ou épistémologique), contrairement à son homonyme allemand, Max Weber, qui s’est attaché à distinguer les faits des valeurs.

Comment ne pas basculer dans une forme d’engagement moral ou politique, voire de conservatisme dès lors que l’on élabore un cadre explicatif, quand bien même il ne repose pas sur la notion de loi ? C’est une question que j’approfondirai en 2020, d’abord en examinant les thèses de Pierre Bourdieu, puis celles de Max Weber. Le premier, s’est inscrit dans la tradition durkheimienne par son engagement politique mais s’est distancié de l’idée de loi sociale. On se demandera alors : est-il possible de produire une théorie scientifique sans loi ou modèle pérenne ? La même question pourra être adressée à Weber qui a préféré au concept de loi celui d’ « idéal-type ».


Notes

1. Émile Durkheim, Débat sur le fondement religieux ou laïque à donner à la morale. Extrait du Bulletin de la Société française de philosophie, 9, 1909, pp. 219 à 231. Disponible ici.

2. Ibid., p. 122.

3. Émile Durkheim, L’éducation morale, Alcan, 1925, p. 133.

4. Émile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, 1912, Wikisource.

5. Émile Durkheim, Leçons de sociologie, PUF, 2017, p. 215.

6. Émile Durkheim, Jugements de valeur et jugement de réalités in Sociologie et philosophie, PUF, 2017, p. 100.

7. Christian Baudelot, Roger Establet, Suicide, l’envers de notre monde, Le Seuil, 2006.

8. Ibid.

9. Ibid.

10. Lien permettant de télécharger le fichier Excel qui m’a permis d’élaborer ce graphique et contenant les données détaillées.

11. Sur ce point, voir l’analyse très intéressante de Florence Weber dans Durkheim aujourd’hui, PUF, 2018.

12. Émile Durkheim, De la division du travail social, PUF, 2017, p. 244.

13. Ibid., p. 238.

14. Jean-Pierre Séris, Qu’est que la division du travail ?, Vrin, 1994, p. 55. Synthèse éclairante sur le sujet.

15. Ibid., p. 2.

16. Dans cette perspective, je n’évoque pas dans cet article la critique d’ordre moral, portant sur les conditions de travail, adressée par Georges Friedmann à Durkheim dans Le travail en miettes.

17. Émile Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, Flammarion, 2017.

18. Steven Lukes, Émile Durkheim, His Life and Work : a Historical and Critical Study, Penguin Books, 1988 (1973), p. 139.

19. Émile Durkheim, De la division du travail social, PUF, 2017, p. XXXIX.


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