Émile Durkheim, théoricien d’une science sociale autonome en temps de crise morale

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Le terme de sociologie a été conçu au XIXe siècle par Auguste Comte1 en un temps de changements extraordinaires. La pensée scientifique se développait en parallèle de révolutions politiques et industrielles métamorphosant les relations humaines. Les repères traditionnels, en particulier sur le plan moral, s’effondraient, alimentant chez certains l’espoir de progrès multiples, chez d’autres la crainte d’une dissolution sociale.

Comment éviter simultanément la tyrannie et le chaos ? Historiquement, trois grands domaines fournissent des réponses à cette question : la religion, la philosophie et la politique. Pendant l’Antiquité, la philosophie politique a élaboré des solutions en comparant les différents régimes possibles (despotisme, royauté, aristocratie, démocratie). Ce type d’analyse s’est développé alors qu’il existait un ordre social légitime minimal : en Grèce antique, même pendant les périodes démocratiques subsistait la hiérarchie citoyen/métèque/esclave, ou l’autorité religieuse. Les révolutions de la fin du XVIIIe siècle ont gommé davantage de hiérarchies et de frontières sociales traditionnelles (noblesse/clergé/tiers état, suppression des corporations en France). Dans ces conditions, comment normer les interactions humaines ?

Les sciences sociales naissantes ont apporté des réponses nouvelles à cette question, complémentaires de celles formulées par la philosophie politique traditionnelle. Leurs géniteurs ont proposé des clés explicatives se fondant sur l’idée que les groupes humains sont orientés, dans une certaine mesure, par des lois ou des forces analogues à celles de la science moderne2. Il ne s’agissait plus seulement de concevoir la bonne manière de gouverner mais d’expliquer des événements sociaux et des types d’événements sociaux voire, dans une certaine mesure, de les anticiper, à l’instar de ce que les sciences permettaient depuis Galilée.

L’innovation sémantique de Comte a contribué au dépassement d’approches se limitant aux sphères économiques et politiques. Elle a essaimé durant le XIXe siècle3, notamment par l’intermédiaire d’Herbert Spencer en Angleterre. En France, l’idée d’instituer une science des sociétés a été concrétisée par Émile Durkheim qui, en 1887, a été chargé par la Faculté des Lettres de Bordeaux de dispenser un cours de pédagogie et science sociale. Durkheim s’est imposé comme le chef de file de la sociologie française naissante, l’artisan de son autonomie universitaire.

Dans cet article, nous allons parcourir quelques idées et évènements saillants entourant la naissance de la sociologie française, les grandes lignes théoriques adoptées par Durkheim qui ont contribué à la conquête des lettres de noblesse universitaire de cette nouvelle discipline, ainsi que trois grands types de critiques adressés à son enseignement : la soumission de l’individu à la société, la formulation de théories davantage métaphysiques que physiques, ainsi que la prétention morale de celles-ci.

Quelques traits historiques entourant la naissance de la sociologie

La Révolution française et sa synthèse positive

Tournant historique majeur, la Révolution française a marqué les esprits4 par l’ampleur des ruptures idéologiques introduites, simultanément politiques, philosophiques et religieuses, ainsi que par la violence d’une série d’événements, qu’il s’agisse des guerres entre la France et les royautés avoisinantes ou de la Terreur. Les déchirements ont été aussi bien extérieurs qu’intérieurs à la nation.

Sur le plan idéologique, l’optimisme excessif d’un Condorcet qui, dans son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, entrevoyait un progrès scientifique et moral indéfini, s’est vu modéré à la fois par les tenants d’un conservatisme aristocratique (Burke, de Maistre, de Bonald), dénonçant l’effondrement de la société, et par une vague, qualifiée ultérieurement de romantique et affiliée à Rousseau, s’intéressant davantage à l’individu et à ses sentiments qu’à la découverte d’un monde objectif gouverné par des lois naturelles.

Même si les acteurs de la Révolution n’ont pas suivi un programme philosophique en particulier5, la « raison » individuelle promue par les Lumières est apparue, à la lueur des bouleversements sociaux, démesurément théorique et isolée, en décalage substantiel avec une pratique nécessairement collective. Corrélativement, avec le renversement des ordres historiques que constituaient la noblesse et le clergé, s’est posée de façon aiguë la question de l’autorité morale : qu’est-ce qui légitime les institutions d’une population ?

Au travers de sa philosophie positive, Auguste Comte a tenté d’accorder le progrès des connaissances avec le besoin d’ordre social. Il a défini un cadre conceptuel déterministe conciliant d’une part théorie et pratique, d’autre part raison et sentiments, les sentiments fondant la religion positive sur laquelle repose l’autorité morale. Ce cadre a influencé Durkheim qui a reconnu6, tout en développant des thèses originales, poursuivre l’œuvre de Comte ainsi que celle de Spencer.

Sur le plan épistémologique, Comte a établi une classification des sciences, y positionnant au sommet la sociologie. Il percevait une continuité entre les sciences naturelles et les sciences sociales au travers de l’existence de lois (ou régularités), la principale qu’il ait identifiée étant celle d’une évolution historique de l’humanité vers davantage de rationalité, la fameuse loi des trois états (théologique, métaphysique, positif).

La révolution industrielle

Les bouleversements idéologiques précédents se sont déroulés en parallèle d’une accélération des progrès techniques, transformant en profondeur les modes de production agricole et industrielle. La propriété est devenue davantage capitalistique (vs. terrienne), les usines se sont multipliées et ont été organisées suivant le principe de la division du travail.

Comme le précise le sociologue Robert A. Nisbet7, « Pour les radicaux comme pour les conservateurs, la caractéristique la plus fondamentale et la plus choquante du nouvel ordre social était sans aucun doute la détérioration des conditions de vie et de travail des ouvriers, ainsi que le fait que le travail se soit brutalement trouvé arraché au cadre protecteur de la corporation, du village, et de la famille. »

De façon surprenante, les socialistes n’ont pas été les premiers défenseurs de la cause ouvrière. Ils ont accepté le capitalisme dans la mesure où ils le considéraient « comme une étape nécessaire entre le passé et l’avenir8 ». À l’inverse, les traditionalistes l’ont perçu comme un symbole de la disparition des valeurs chrétiennes.

Karl Marx et Friedrich Engels ont formulé9 une critique similaire de l’exploitation ouvrière mais en ayant à l’esprit un objectif opposé à celui des conservateurs. En expliquant les transformations sociales par des causes économiques matérielles1, ils ont critiqué simultanément l’idéologie individualiste des Lumières et la religion défendue par les conservateurs. En ce sens, Marx était proche de Comte, d’autant que les deux philosophes ont proposé une philosophie de l’histoire.

Mais tandis que Marx adhérait pleinement au communisme et l’instituait en finalité, Comte ambitionnait d’ « absorber » ce dernier dans le positivisme : « L’ignorance des lois réelles de la sociabilité se manifeste d’abord dans la dangereuse tendance du communisme à comprimer toute individualité. Outre qu’on oublie ainsi la prépondérance naturelle de l’instinct personnel, on méconnaît l’un des deux caractères fondamentaux de l’organisme collectif, où la séparation des fonctions n’est pas moins nécessaire que leur concours2. »

Une crise morale durable

Qu’ils soient relatifs à des considérations idéologiques ou techniques, les bouleversements de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle ont participé d’une « crise morale3 » qui a perduré tout au long du XIXe siècle et qui, de mon point de vue, s’est prolongée au XXe siècle, voire amplifiée à partir de 1968, se posant dorénavant de façon chronique, d’autant plus avec le réchauffement climatique. Cette problématique morale constituera un fil rouge de mes réflexions sur la sociologie. Retournons à la fin du XIXe siècle.

Émile Durkheim naît en 1858. Il suit des études de philosophie à l’École normale supérieure, puis obtient l’agrégation en 1882. Il commence à enseigner à partir de là dans plusieurs lycées de province avant d’être nommé à Bordeaux. Ses premières grandes réflexions sont consignées dans sa thèse De la division du travail social, publiée en 1893, où il développe une théorie de la solidarité sociale en identifiant la loi suivante : « La division du travail varie en raison directe du volume et de la densité des sociétés4. » Il y explique que la morale a traversé une « crise redoutable » avec les « changements profonds » qui se sont produits « en très peu de temps, dans la structure de nos sociétés ».

« Les fonctions qui se sont dissociées au cours de la tourmente n’ont pas eu le temps de s’ajuster les unes aux autres, la vie nouvelle […] n’a pas pu s’organiser complètement, et surtout ne s’est pas organisée de façon à satisfaire le besoin de justice qui s’est éveillé plus ardent dans nos cœurs […]. Ce qu’il faut, c’est faire cesser cette anomie [absence de norme sociale] , c’est trouver les moyens de faire concourir harmoniquement ces organes qui se heurtent encore en des mouvements discordants, c’est introduire dans leurs rapports plus de justice en atténuant de plus en plus ces inégalités extérieures qui sont la source du mal […]. En un mot, notre premier devoir actuellement est de nous faire une morale5. »

L’ « urgence de la régénération6 » morale évoquée par Comte reste d’actualité chez Durkheim. Et la sociologie, par la découverte de lois sociales, participe à l’élaboration d’une nouvelle morale, conforme aux valeurs de la Troisième République. Contrairement à son aîné, cependant, Durkheim n’entend pas instituer la moindre religion, il s’en tient à la science. Il se démarque également du scientisme (Renan, Taine) qui prétend définir les orientations morales uniquement sur des bases scientifiques, et du spiritualisme (Barrès, Péguy, Bergson…) qui subordonne la science à une source distincte de savoir7.

L’orientation scientifique de Durkheim se constate par ailleurs dans sa faible implication politique. De même que Comte, il place la morale au-dessus de la politique. La seconde découle de la première. S’il ne cache pas sa sympathie pour Jaurès, il se maintient en retrait de la vie politique, excepté à l’occasion de l’affaire Dreyfus et de la Première Guerre mondiale : seuls des événements d’une ampleur telle que ceux-ci justifient l’intervention du scientifique dans le débat public, des événements mettant en danger l’idéal républicain8.

Démarquer la sociologie des autres disciplines académiques

Ainsi que l’illustrent les quelques traits historiques du XIXe siècle exposés, la possibilité de sciences sociales expliquant les comportements (dans leur ensemble) se développe dans un contexte historique mouvementé, où la nation française est la proie d’une crise morale qui préoccupe particulièrement Durkheim. Pour que la sociologie obtienne ses lettres de noblesse académique, de multiples débats interviennent, et Durkheim ne devient pas le principal représentant de la sociologie française rapidement. Il doit croiser le fer avec nombre d’intellectuels. Examinons plusieurs éléments théoriques qui singularisent sa position.

Une science des faits sociaux

Dans Les Règles de la méthode sociologique9, Émile Durkheim souligne que l’être humain est soumis à des obligations sociales, qu’il hérite de croyances et de systèmes de signes, de « manière d’agir, de penser et de sentir qui présentent cette remarquable propriété qu’elles existent en dehors des consciences individuelles. » Ces types de conduite « sont doués d’une puissance impérative et coercitive en vertu de laquelle ils s’imposent à lui, qu’il le veuille ou non […] Voilà donc un ordre de faits qui présentent des caractères très spéciaux. »

Tandis qu’Auguste Comte percevait la sociologie comme une science du même ordre que la physique, où il est possible d’établir des lois naturelles de la civilisation validées par l’observation, Émile Durkheim estime que les « faits sociaux » sont d’une « nature » distincte des phénomènes biologiques ou psychologiques, « ils ne sauraient se confondre avec les phénomènes organiques, puisqu’ils consistent en représentations et en actions ; ni avec les phénomènes psychiques, lesquels n’ont d’existence que dans la conscience individuelle et par elle. »

Durkheim justifie également l’existence d’une nature distincte pour les faits sociaux par leur complexité, par l’idée que le tout ne se réduit pas à la somme des parties. Selon lui, les distinctions faites entre sciences naturelles (physique, chimie, biologie), sur la base de niveaux de complexité différents, sont similaires à la distinction qu’il propose d’établir entre la sociologie et les autres sciences existantes.

Toutefois, Durkheim ne se limite pas à instaurer une séparation entre deux catégories, il substantialise la société en estimant que la première Règle et la plus fondamentale de la sociologie est de « considérer les faits sociaux comme des choses. » De surcroît, il anime la société via des analogies organiques, dans lesquelles la société « produit » les « faits », et des analogies physiques au travers de l’emploi du concept physique de force. Il ira même jusqu’à écrire : « entre Dieu et la société, il faut choisir. […] je ne vois dans la divinité que la société transfigurée et pensée symboliquement10. »

Une méthode expérimentale

La sociologie, selon Durkheim, se différencie donc des autres sciences par sa nature sociale. Mais pour prétendre au statut de science, il ne lui suffit pas de formuler des théories, chose que la philosophie réalise parfaitement depuis des millénaires, il faut encore que ces théories soient en accord avec l’expérience. Seulement, comment faire lorsqu’il n’est pas possible de reproduire de nombreuses fois des tests ?

« La vraie méthode expérimentale, écrit Durkheim, tend plutôt à substituer aux faits vulgaires, qui ne sont démonstratifs qu’à condition d’être très nombreux et qui, par suite, ne permettent que des conclusions toujours suspectes, des faits décisifs ou cruciaux, comme disait Bacon qui, par eux-mêmes et indépendamment de leur nombre, ont une valeur et un intérêt scientifiques. »

Il est nécessaire de procéder de la sorte, selon Durkheim, afin de constituer des catégories et des classements scientifiques des groupes sociaux, l’idée de base sous-jacente étant qu’une société est la réunion d’un ensemble de groupes correspondant à des « sociétés plus simples qu’elle11 […]. Si donc nous connaissions la société la plus simple qui ait jamais existé, nous n’aurions, pour faire notre classification, qu’à suivre la manière dont cette société se compose avec elle-même et dont ses composés se composent entre eux12. »

Les lois sociales décrivent des liens de cause à effet qui s’appliquent à des groupes sociaux, déterminés à partir de la démarche que nous venons d’évoquer. Comment les valider ? Durkheim préconise l’emploi de la méthode comparative, et plus particulièrement celle des variations concomitantes. Cette dernière consiste à comparer deux séries de données et, dans la mesure où ces séries varient de la même manière, à en déduire la validité d’une loi. J’illustrerai ce point dans le prochain article sur Le suicide.

La méthode des variations concomitantes a également pour avantage, de même que les faits décisifs permettant de constituer les catégories sociales, de ne pas exiger un « très grand nombre » d’observations. « Pour qu’elle donne des résultats, quelques faits suffisent. Dès qu’on a prouvé que, dans un certain nombre de cas, deux phénomènes varient l’un comme l’autre, on peut être certain qu’on se trouve en présence d’une loi. »

Une science de la morale

En associant la formulation de lois à la validation empirique de celles-ci, Durkheim propose un cadre théorique s’intégrant dans la démarche des sciences naturelles expérimentales telles qu’elles sont pratiquées depuis le XVIIe siècle. Il se démarque ainsi de la philosophie. 

Néanmoins, nous avons mis en relief l’orientation morale du programme de recherche durkheimien. Cette orientation est confirmée dans les Règles à l’aide d’une métaphore organique en associant le bien à la santé sociale : « Si donc nous trouvons un critère objectif, inhérent aux faits eux-mêmes, qui nous permette de distinguer scientifiquement la santé de la maladie dans les divers ordres de phénomènes sociaux, la science sera en état d’éclairer la pratique tout en restant fidèle à sa propre méthode. »

Durkheim conjugue l’intérêt pour les phénomènes moraux avec la possibilité que la sociologie soit une science en affirmant que les concepts de bien et de mal découlent des faits sociaux, et qu’on peut les évaluer scientifiquement à la manière de la santé d’un individu :

Cette hiérarchie causale entre les faits et les valeurs morales est cohérente avec le relativisme culturel de Durkheim, à savoir que les valeurs d’une société ne sont pas figées, elles évoluent sur la longue durée et elles diffèrent d’une société à l’autre. L’éducation morale, telle que Durkheim la perçoit, a pour rôle d’expliquer le caractère historique des principes moraux tout en suscitant l’attachement de la jeune génération à ceux-ci.

Une pluie de critiques

Les propositions de Durkheim que nous venons de passer en revue ne laissent pas ses contemporains de marbre, d’autant qu’il les a avancées avec une conviction forte voire, comme le note le sociologue Steven Lukes13, avec une certaine « agressivité » dans la mesure où il remet considérablement en question les disciplines académiques existantes. De plus, il n’est pas le seul à prétendre théoriser les sciences sociales naissantes. Son opposant le plus fervent, le criminologiste et psychologue social Gabriel Tarde, rencontre une large audience au travers de ses publications14 et des cours qu’il donne au Collège de France à partir de 1900.

Primauté de l’individu vs. primauté de la société

Le débat entre Durkheim et Tarde s’étire sur une décennie, depuis la publication de la division du travail social, en 1893, jusqu’à leur débat de 1903 à l’École des hautes études sociales à Paris (Tarde meurt peu après en 1904). Leurs dissensions sont particulièrement intéressantes car Tarde exprime nombre des critiques qui sont adressées par ailleurs à Durkheim. De plus, elles résument deux positions idéologiques antagonistes.

Pour Durkheim, « L’individu écarté, il ne reste que la société15 ». Tarde inverse la formule et pense que « l’individuel écarté, le social n’est rien16 », que les sujets de société ne peuvent s’analyser qu’à partir des psychologies individuelles et des rapports entre celles-ci. Il défend en ce sens l’emploi du terme « interpsychologie » par rapport à celui de sociologie.

Tarde reconnaît comme Durkheim les ascendants extérieurs que chacun subit en entrant dans la vie sociale. Ces multiples influences « fusionnent » entre elles pour former « un produit collectif agissant sur nous-mêmes ». Mais alors que chez Durkheim ce produit constitue un fait extérieur à l’individu, chez Tarde il résulte d’une « synthèse psychologique17 ».

Signalons que, contrairement à certaines idées reçues, Durkheim n’écarte pas l’individu de ses théories, celui-ci occupe une place centrale voire religieuse18, associée une perception historicisée de la justice : « les progrès du rationalisme ne vont pas sans des progrès parallèles de l’individualisme et, par conséquent, sans un affinement de la sensibilité morale qui nous fait apparaître comme injustes des relations sociales, une répartition des droits et des devoirs qui, jusque-là, ne froissaient pas nos consciences19. »

D’importance majeure pour Durkheim, l’individu n’apparaît pas par magie, il est l’ « œuvre » de la société : « l’individu abandonné à lui seul ne pourrait s’élever au-dessus de lui-même. Ce qui fait qu’il se surpasse, qu’il a à ce point dépassé le niveau de l’animalité, c’est que la vie collective retentit en lui, le pénètre20 ». Durkheim dépeint une société spécialisée où chaque individu se doit d’accepter un rôle social conforme à sa « nature ». Et c’est dans l’acceptation « des nécessités auxquelles il doit se plier » que l’individu peut acquérir une autonomie. Toutefois, « les natures individuelles, en se spécialisant, deviennent plus complexes et, par cela même, sont soustraites en partie à l’action collective et aux influences héréditaires qui ne peuvent guère s’exercer que sur les choses simples et générales21. »

Tarde, contrairement à Durkheim et en accord avec ses racines aristocratiques, valorise le génie individuel, la capacité d’invention des êtres humains qui, elle-même, résulte du principe universel d’imitation. Il exprime l’idée que certains individus ont la capacité d’acquérir une indépendance par rapport au groupe voire d’en modifier le cours historique : « Tout n’est socialement qu’inventions et imitations, et celles-ci sont les fleuves dont celles-là sont les montagnes22. » Plus loin : « toute invention se réduit au croisement heureux, dans un cerveau intelligent, d’un courant d’imitation, soit avec un autre courant d’imitation qui le renforce, soit avec une perception extérieure intense, qui fait paraître sous un jour imprévu une idée reçue23 […]. »

Par exemple, « lorsque l’idée vint pour la première fois, au dernier siècle [XVIIIe siècle], de faire servir la machine à vapeur, déjà employée dans les usines, à satisfaire le besoin de voyager au loin sur les mers, besoin né de toutes les inventions navales antérieures et de leur propagation, nous devons voir dans cette idée de génie le croisement d’une imitation avec d’autres24 […]. »

La sociologie, une nouvelle métaphysique ?

La ligne de fracture principale entre les deux théoriciens est clairement tracée : primauté de l’individu chez Tarde, de la société chez Durkheim. Si chacun à sa manière aspire à définir les contours d’une nouvelle science, ils divergent quant à l’objet d’étude. Car pour mener des expérimentations, il faut avoir défini l’objet sur lequel portent les tests. Dans le cas de Durkheim, cet objet est le « fait social », un fait d’une nature distincte des phénomènes biologiques et psychologiques.

Énoncer cette différence de nature des faits sociaux entraîne Durkheim sur un terrain philosophique où il est vivement critiqué, notamment par Tarde qui l’accuse de réifier les groupes sociaux : « Sociologie ne veut pas dire ontologie […]. Allons-nous retourner au réalisme du Moyen Âge25 ? » Lucien Herr, célèbre bibliothécaire de l’École normale supérieure, bien qu’ami de Durkheim, perçoit dans les Règles une « construction logique analogue aux pires systèmes de la métaphysique ». L’historien socialiste allemand Charles Andler, quant à lui, appose le sobriquet de « chosisme » sur l’approche du sociologue français.

Durkheim croyait-il réellement en l’existence des faits sociaux à la manière d’idées platoniciennes ? En 1897, suite à la pluie de critiques essuyée, Célestin Bouglé lui écrit26, suggérant que la manière extrême dont il présente ses thèses pourrait contrarier ses lecteurs. En réponse, Durkheim lui confie qu’il est dans sa nature de présenter les choses « par la pointe plutôt que par la poignée ». Si la société est autre chose que l’individu, elle a un « substrat » distinct de celui de l’individu, bien qu’elle ne puisse pas exister sans l’individu. Cela lui semble une évidence. Ce n’est pas dans chaque individu que la société est à rechercher, mais dans tous les individus, associés d’une manière déterminée.

Avec ce type de formulation, la position de Durkheim apparaît moins tranchée, s’apparentant à une sorte de structuralisme où la réalité ne réside pas dans une chose qui est le « fait » mais dans des réseaux constitués par les individus et les relations nécessaires entre individus.

Ambitions morales de Durkheim

Restons en terrain philosophique pour la dernière averse de critiques qui concerne le versant éthique. Nous avons vu que les problématiques examinées par Durkheim sont en rapport avec une crise morale de fond, initiée dans le sillage de la Révolution française. Durkheim propose d’apporter des éléments scientifiques de réponse à cette crise. Dans cet article, je me limite aux aspects scientifiques des ambitions morales durkheimiennes. J’aborderai dans un prochain article la question des hypothèses sous-jacentes à ses théories scientifiques.

En instaurant une science sociale et en estimant que des lois scientifiques déterminent la morale d’une société, Durkheim bouscule nombre de ses contemporains, en premier lieu les moralistes et des économistes français de l’époque. Il déplore les considérations abstraites de ceux-ci sur l’individu et sa façon d’être, considérations qui ne tiennent pas compte du contexte historique et social.

En retour, il est attaqué pour sa prétention à élaborer simultanément des théories scientifiques et morales27. Le philosophe Paul Janet lui objecte notamment qu’il remplace, au sujet de la division du travail, la fonction par le devoir. Ce à quoi Durkheim répond que, pour la conscience moderne et informée, se spécialiser constitue un devoir, qu’être un homme c’est consentir à être un organe de la société.

Durkheim est aussi malmené pour son relativisme moral. Charles Péguy, suite à la parution du Suicide, lui répond28 que ce n’est pas en vain que les hommes ont acquis un goût pour l’harmonie universelle et perdu celui pour l’harmonie particulière. Selon Péguy, il est révolu le temps où l’on espérait élaborer des justices particulières et harmonieuses qui se révèlent, au final, des injustices complètes.

Trois facteurs clés de succès

Les controverses ne se limitent pas à celles que je viens d’esquisser. Un large pan des critiques visant Durkheim concerne la religion qui occupe la majorité de ses réflexions du début du XXe siècle29. Étant donné les oppositions musclées auxquelles il fait face, on peut s’interroger : comment Durkheim parvient-il à imposer sa vision de la sociologie ? Soulignons pour conclure trois facteurs clés qui ont contribué à son succès.

D’abord la proposition d’une démarche scientifique, rationnelle, professionnelle et systématique, qui s’inscrit dans une spécialisation des connaissances en cours dans tous les domaines du savoir universitaire. Une telle démarche s’oppose au modèle littéraire et subjectiviste30, auquel Tarde appartient, qui promeut le génie individuel. Durkheim insiste à de nombreuses reprises sur le dilettantisme de ses adversaires et la complexité de la société.

Ensuite, malgré une approche induisant une certaine segmentation du savoir, le dépassement des frontières traditionnelles de la connaissance, notamment avec la loi de la division du travail ou l’idée qu’il existe une société élémentaire. Les théories durkheimiennes laissent entrevoir des régularités transverses à la démographie, à l’économie et à la religion, elles ouvrent des perspectives à nombre de chercheurs dans des domaines connexes, depuis l’anthropologie jusqu’à la psychologie31.

Enfin le contexte historique de la fin du XIXe siècle, de l’affaire Dreyfus en particulier32 qui permet à Durkheim d’illustrer médiatiquement son soutien aux idéaux républicains et de proposer une alternative laïque, fondée scientifiquement, en matière d’éducation morale. C’est d’ailleurs à une chaire de science de l’éducation que Durkheim est nommé en 1902 à la Sorbonne.

Dans le prochain article, je m’intéresserai plus particulièrement à l’un des ouvrages majeurs de Durkheim, Le Suicide, qui constitue un exemple de sa conceptualisation et qui se prête à un examen de la scientificité (causalité, emploi des statistiques) de ses thèses.


Notes

1. Une occurrence du néologisme « sociologie » a été trouvée dans un manuscrit de Sieyès, mais la signification que celui-ci y a donnée différait sensiblement de celle d’Auguste Comte. Voir Guilhaumou Jacques, « Sieyès et le non-dit de la sociologie : du mot à la chose », Revue d’Histoire des Sciences Humaines, 2006/2 (n° 15), p. 117-134. URL : https://www.cairn.info/revue-histoire-des-sciences-humaines-2006-2-page-117.htm.

2. Idée que l’on retrouve sous des approches distinctes chez David Hume, Adam Smith puis David Ricardo, Montesquieu, Condorcet ou Kant.

3. Spencer a une influence considérable, en particulier aux États-Unis où le développement de la sociologie est le plus rapide : William Sumner est nommé professeur de sociologie dès 1876.

4. Comme l’écrit le philosophe Frédéric Brahami dans La Raison du peuple, Les Belles Lettres, 2016, p. 24 : « […] on trouve partout, dans les textes de la première moitié du XIXe siècle français qui pensent la Révolution, l’affirmation que la différence séparant la Révolution traversée de la révolution pensée fut vécue comme un abîme. Une même certitude obsédante, hallucinée, habitait Constant, Saint-Simon, Comte ou Proudhon aussi bien que Maistre et Bonald : cette Révolution, parce qu’elle était philosophique, avait été non seulement très violente, mais encore directement destructrice de la société. » Voir aussi, Robert A. Nisbet, La tradition sociologique, PUF, 2012, p. 49-62.

5. Rousseau a été particulièrement influent, mais les inspirations ont été diverses : voir à ce sujet Daniel Mornet, Les origines intellectuelles de la Révolution française (1715-1787), Tallandier, 2010.

6. Émile Durkheim, Paul Fauconnet (1903), « Sociologie et sciences sociales », Revue philosophique, 55, 1903, pp. 465 à 497 : « Cette notion de loi naturelle que Comte a eu la gloire d’étendre au règne social en général, il s’agit de la faire pénétrer dans le détail des faits, de l’acclimater dans ces recherches spéciales d’où elle était primitivement absente et où elle ne peut s’introduire sans y déterminer une complète rénovation. C’est là, croyons-nous, la tâche actuelle du sociologue, et c’est aussi le véritable moyen de continuer l’œuvre de Comte et de Spencer, puisque c’est garder leur principe fondamental ». Voir aussi Steven Lukes, Émile Durkheim, His Life and Work : a Historical and Critical Study, Penguin Books, 1988 (1973), p. 68-69.

7. Robert A. Nisbet, La tradition sociologique, PUF, 2012, p. 41.

8. Ibid.

9. Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste du parti communiste.

1. Karl Marx et Friedrich Engels, L’idéologie allemande : « A l’encontre de la philosophie allemande qui descend du ciel sur la terre, c’est de la terre au ciel que l’on monte ici. »

2. Auguste Comte, Discours sur l’Esprit positif (1842), Université du Québec à Chicoutimi, 2002. Je souligne afin de mettre en évidence les éléments de continuité entre Comte et Durkheim.

3. Ibid.

4. Émile Durkheim, De la division du travail social, PUF, 2017, p. 244.

5. Ibid., p. 405-406.

6. Auguste Comte, Système de politique positive, Tome I, Osnarbrück Otto Zeller, 1967, p. 49.

7. Steven Lukes, op. cit., p. 75.

8. Ibid., p. 332.

9. Émile Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, Flammarion, 2017. Toutes les citations, depuis celle-ci jusqu’à la partie de l’article sur les critiques adressées à Durkheim, sont extraites des Règles.

10. Émile Durkheim, « Détermination du fait moral », Sociologie et philosophie, PUF, 2017, p. 62.

11. Sur ce point également, Durkheim se différencie sensiblement de Comte qui envisageait de façon globale l’évolution de l’humanité et non celle de sociétés distinctes.

12. Durkheim développera plus particulièrement cette idée dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse (1912).

13. Steven Lukes, op. cit., p. 296.

14. Son ouvrage le plus célèbre est Les lois de l’imitation (1890).

15. Émile Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, Flammarion, 2017.

16. Gabriel Tarde, La sociologie élémentaire, Annales de l’Institut International de Sociologie, p. 213. in Émile Durkheim, Le Suicide III, Université du Québec à Chicoutimi, 2002.

17. «Émile Durkheim et Gabriel Tarde : La sociologie et les sciences sociales. Confrontation avec Tarde», Les cahiers psychologie politique [En ligne], numéro 10, Janvier 2007. URL : http://lodel.irevues.inist.fr/cahierspsychologiepolitique/index.php?id=955

18. Émile Durkheim, « Détermination du fait moral », Sociologie et philosophie, PUF, 2017, p. 70 : « bien loin qu’entre l’individu et la société il y ait l’antagonisme qu’on a si souvent admis, en réalité, l’individualisme moral, le culte de l’individu humain est l’œuvre de la société. »

19. Émile Durkheim, L’éducation morale, Alcan, 1925, p. 22.

20. Émile Durkheim, Leçons de sociologie, PUF, 2017, p. 192.

21. Émile Durkheim, De la division du travail social, PUF, 2017, p. 400.

22. Gabriel Tarde, Les lois de l’imitation, Alcan, 1890, p. 2. Disponible sur Gallica.

23. Ibid., p. 49.

24. Ibid., p. 50.

25. Gabriel Tarde, Logique sociale, Université du Québec à Chicoutimi, 2002.

26. Steven Lukes, op. cit., p. 316.

27. Ibid., p. 297.

28. Ibid., p. 317-318.

29. Ibid., p. 506.

30. Gisèle Sapiro, Défense et illustration de « l’honnête homme », Les hommes de lettres contre la sociologie. Dans Actes de la recherche en sciences sociales 2004/3 (no 153), pages 11 à 27. URL : https://www.cairn.info/revue-actes-de-la-recherche-en-sciences-sociales-2004-3-page-11.htm

31. Steven Lukes, op. cit., p. 399.

32. Selon Wolf Lepenies, Les trois cultures, OpenEdition Books, 2017 : « l’affaire Dreyfus représenta un tournant dramatique dans l’histoire de la sociologie. Du coup, les antisociologues — le terme existait déjà — et les partisans de Durkheim se retrouvèrent embarqués sur le même navire. Maintenant qu’ils avaient un adversaire commun, ils pouvaient oublier les raisons de leur différend. »


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