Comment Pierre Bourdieu concilie luttes structurelles et scientificité de la sociologie

Temps de lecture : 15 minutes
Crédit photo : thommas68/ pixabay.com

Après avoir exposé quelques grandes orientations et notions de la sociologie bourdieusienne, je vous propose d’aborder le concept d’habitus, principe comportemental central chez Bourdieu, qui structure à la fois des pratiques et des classements. Cet examen nous amènera à l’évocation d’une autre notion tout aussi structurante, celle des luttes pour la domination et la reconnaissance. Enfin, j’interrogerai la scientificité des thèses bourdieusiennes en effectuant un parallèle avec Hegel.

De l’habitus à la théorie critique

Un sens pratique

Le concept d’habitus a été employé par plusieurs penseurs dont Aristote, Thomas d’Aquin, Hegel, Durkheim ou Weber. Pierre Bourdieu s’inspire plus particulièrement de l’historien Erwin Panofsky pour définir cette notion qu’il formule d’abord au cours de ses recherches en Kabylie, et qu’il étend ensuite aux sociétés occidentales. Dans Le sens pratique, il en donne la description suivante.

« Les conditionnements associés à une classe particulière de conditions d’existence produisent des habitus, systèmes de dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes, c’est-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente de fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre, objectivement « réglées » et « régulières » sans être en rien le produit de l’obéissance à des règles, et, étant tout cela, collectivement orchestrées sans être le produit de l’action organisatrice d’un chef d’orchestre1. »

L’habitus génère à la fois des « pratiques » et des « représentations ». En tant que concept générique, il permet d’appréhender synthétiquement et conjointement l’action (ou pratique) et la raison en dehors de normes ou de codifications plus explicites. De la sorte, il offre une alternative à la pensée scolastique qui sépare démesurément l’esprit du corps, la raison de la pratique, l’objectif du subjectif, à tel point que l’économie peut se constituer en tant qu’ « univers séparé, régi par ses lois propres, celles du calcul intéressé, de la concurrence et de l’exploitation2 ».

En outre, il exprime une structuration biologique et historique du comportement et de la façon de penser des personnes : « Histoire incorporée, faite nature, et par là oubliée en tant que telle, l’habitus est la présence agissante de tout le passé dont il est le produit : partant, il est ce qui confère aux pratiques leur indépendance relative par rapport aux déterminations extérieures du présent immédiat3. »

Le concept d’habitus met en évidence l’inconscience structurelle des personnes. En étudiant Le suicide de Durkheim, j’ai évoqué que l’explication sociologique se fondait en partie sur l’inconscience des acteurs. Dans Le métier de sociologue, Bourdieu, Passeron et Chamboredon précisent : « Durkheim, qui exige du sociologue qu’il pénètre dans le monde social comme dans un monde inconnu, reconnaît à Marx le mérite d’avoir rompu avec l’illusion de la transparence :  » Nous croyons féconde cette idée que la vie sociale doit s’expliquer, non par la conception que s’en font ceux qui y participent, mais par des causes profondes qui échappent à la conscience4.  » »

Les auteurs avancent même que « le principe de la non-conscience, conçu comme sine qua non de la constitution de la science sociologique, n’est pas autre chose que la reformulation dans la logique de cette science du principe du déterminisme méthodologique qu’aucune science ne saurait renier sans se nier comme telle5. »

L’habitus, principe générateur de classements

Dans La distinction, Bourdieu souligne que l’habitus est « à la fois principe générateur de pratiques objectivement classables et système de classement (principium divisionis) de ces pratiques6. » Les pratiques, ainsi que nous l’avons déjà évoqué, sont distinctives, cette différentiation s’appréhendant formellement via la composition des capitaux (volumes et espèces) détenus par les individus.

La notion de classe sociale chez Bourdieu s’inscrit bien, avec l’habitus, dans une perspective historique où des structures sociales sont incorporées dans les personnes qui n’en perdent pas pour autant leur individualité. En témoigne la distinction opérée par Bourdieu entre habitus de classe et habitus individuel, et c’est « une relation d’homologie, c’est-à-dire de diversité dans l’homogénéité reflétant la diversité dans l’homogénéité caractéristique de leurs conditions sociales de production, qui unit les habitus singuliers des différents membres d’une même classe : chaque système de dispositions individuel est une variante structurale des autres, où s’exprime la singularité de la position à l’intérieur de la classe et de la trajectoire7. »

Chaque personne acquiert ainsi un « style personnel » dont les particularités ne sont jamais « qu’un écart par rapport au style propre à une époque ou à une classe ». La distinction entre classes se concrétise à la fois dans des pratiques et dans des classements non neutres que l’on retrouve au sein même du langage et qui constituent un début d’objectivation : « les systèmes de classement, les oppositions fondamentales de la pensée, masculin/féminin, droite/gauche, est/ouest, mais aussi théorie/pratique, sont des catégories politiques8 […]. »

De surcroît : « Matrice de tous les lieux communs qui ne s’imposent si aisément que parce qu’ils ont pour eux tout l’ordre social, le réseau des oppositions entre haut (ou sublime, élevé, pur) et bas (ou vulgaire, plat, modeste), spirituel et matériel […], a pour principe l’opposition entre l’« élite » des dominants et la « masse » des dominés, multiplicité contingente et désordonnée, interchangeable et innombrable, faible et désarmée, sans autre existence que statistique9. » La catégorisation, d’abord inconsciente chez l’individu, reflète une structure sociale agonistique.

La sociologie ou l’accès à la conscience

Les agents sociaux sont donc structurés par des habitus dont ils ont peu conscience. Cependant, « il faut prendre en compte, à côté de l’habitus, les règles explicites, expresses, formulées, qui peuvent être conservées et transmises oralement (c’était le cas en Kabylie, comme dans toutes les sociétés sans écriture) ou par écrit. Ces règles peuvent même être constituées en système cohérent, d’une cohérence intentionnelle, voulue, au prix d’un travail de codification qui incombe aux professionnels de la mise en forme, de la rationalisation, les juristes10. »

Les normes sociales explicitent, formalisent et prescrivent des pratiques. Cependant, « le piège le plus subtil réside sans doute dans le fait que les agents recourent volontiers au langage ambigu de la règle, celui de la grammaire, de la morale et du droit, pour expliquer une pratique sociale qui obéit à de tout autres principes, dissimulant ainsi, à leurs propres yeux, la vérité de leur maîtrise pratique comme docte ignorance, c’est-à-dire comme mode de connaissance pratique qui n’enferme pas la connaissance de ses propres principes11. »

La science, quant à elle, permet d’accéder à la conscience : « En produisant au-dehors, dans l’objectivité, sous la forme de principes maîtrisables, ce qui guide les pratiques du dedans, l’analyse savante rend possible une véritable prise de conscience, transmutation (matérialisée par le schéma) du schème en représentation qui donne la maîtrise symbolique des principes pratiques que le sens pratique agit sans les représenter ou en s’en donnant des représentations partielles et inadéquates12. »

Bourdieu déclare ailleurs : « comment ne pas voir qu’en énonçant les déterminants sociaux des pratiques, des pratiques intellectuelles notamment, le sociologue donne les chances d’une certaine liberté par rapport à ces déterminants13 ? » En ce sens, l’habitus sociologique, par la connaissance qu’il contribue à générer, participe d’une libération autant qu’il détermine les individus. Il réconcilie les contraires.

« Or, en matière de sciences sociales, rien n’est plus décisif que l’opération initiale de découpage de l’objet. Et l’épistémologie inséparablement constructiviste et réaliste qui s’impose à toute science exige que l’on subordonne le choix des techniques d’enquête ou des méthodes d’analyse au souci de construire l’objet étudié conformément à ses articulations14 […]. »

Vers un dépassement des oppositions catégorielles ?

Comment s’effectue donc le découpage de l’objet ? En exerçant le « métier » de sociologue, « cet habitus qui, en tant que système de schèmes plus ou moins maîtrisés et plus ou moins transposables, n’est pas autre chose que l’intériorisation des principes de la théorie de la connaissance sociologique15. » L’acquisition de cette disposition mentale constitue la « condition tant de l’invention que de la preuve16. »

Le sociologue construit de nouveaux objets qui peuvent être par exemple des idéaux types ou des modélisations analogiques. « Pour rompre avec la philosophie sociale qui hante les mots usuels et aussi pour exprimer des choses que le langage ordinaire ne peut exprimer […], le sociologue doit recourir à des mots forgés – et protégés de ce fait, au moins relativement, contre les projections naïves de sens commun17. »

Le concept d’habitus, qui constitue lui-même un objet novateur dans sa construction, concilie les contraires (objectif/subjectif…). Il « a partie liée avec le flou et le vague. Spontanéité génératrice qui s’affirme dans la confrontation improvisée avec des situations sans cesse renouvelées, il obéit à une logique pratique, celle du flou, de l’à-peu-près, qui définit le rapport ordinaire au monde18. »

D’autres concepts peuvent-ils permettre de concevoir plus clairement ? La notion d’espace social, via la décomposition en champs, fournit une analogie plus détaillée. Mais dès que l’on veut identifier des frontières plus précisément entre des groupes sociaux, cela devient complexe, notamment parce que la structure sociale et les positions des individus dans l’espace social évoluent. De plus, les catégories usuelles comme les classifications de l’INSEE reflètent une certaine conception. « Il est trop évident par exemple que c’est toute une théorie, consciente ou inconsciente, de la stratification sociale qui est en jeu dans le codage des indicateurs de la position sociale ou dans le découpage des catégories19 […]. »

Ce que les analyses statistiques apportent, en particulier les analyses des correspondances que réalise Bourdieu, c’est en premier lieu la perception de différences sociales, ou distinctions, pouvant exister entre classes dans une période historique donnée20, la composition et les propriétés de ces classes étant susceptibles d’évoluer au fil du temps. J’illustrerai cette démarche dans le prochain article avec la notion de capital culturel.

En mettant l’accent sur l’habitus ainsi que sur la différence sociale, Bourdieu propose un cadre théorique particulièrement stimulant intellectuellement, notamment d’un point de vue critique, au sein duquel sont bousculées les oppositions fondamentales de la pensée qui structurent en partie les individus. Pour autant, une distinction majeure, celle entre dominés et dominants, perdure, et elle figure même comme principe des oppositions catégorielles.

Des luttes structurelles

La lutte pour la domination

Dans Homo academicus, Bourdieu affirme que « la science sociale ne peut rompre avec les critères et les classements communs, et s’attacher aux luttes dont ils sont les enjeux et les instruments, qu’à condition de les prendre explicitement pour objet au lieu de les laisser s’introduire subrepticement dans le discours scientifique. […] Toute prise de position sur le monde social s’ordonne et s’organise à partir d’une position déterminée dans ce monde, c’est-à-dire du point de vue de la conservation et de l’augmentation du pouvoir associé à cette position21. »

Dans le champ scientifique, de même que dans les autres champs de l’espace social, les luttes pour la conservation et l’augmentation du pouvoir sont omniprésentes. Dans ses Méditations pascaliennes, Bourdieu relie ces luttes (concurrences et conflits) à la « structure » inégalitaire des champs : « c’est la structure même du champ, c’est-à-dire la structure de la distribution (inégale) des différentes espèces de capital, qui, en engendrant la rareté de certaines positions et les profits correspondants, favorise les stratégies visant à détruire ou à réduire cette rareté, par l’appropriation des positions rares, ou à la conserver, par la défense de ces positions22. » Ces luttes, en science, contribuent en particulier à la formulation de nouveaux critères de classement, de nouvelles constructions théoriques.

Au-delà du champ scientifique, il existe un champ transverse, celui du pouvoir, qui est « défini dans sa structure par l’état du rapport de force entre des formes de pouvoir, ou des espèces de capital différents. […] Cette lutte pour l’imposition du principe de domination dominant qui aboutit, à chaque moment, à un état d’équilibre dans le partage des pouvoirs, c’est-à-dire à une division du travail de domination […], est aussi une lutte pour le principe légitime de légitimation et, inséparablement, pour le mode de reproduction légitime des fondements de la domination23. »

La prééminence de la lutte pour la domination dans la sociologie bourdieusienne, domination qui se reproduit indéfiniment, n’est-elle pas contradictoire avec le projet émancipatoire du sociologue ? Dans De la critique, le sociologue Luc Boltanski souligne le caractère « trop puissant et trop vague24 » du concept de domination. Il estime que les « capacités critiques » des acteurs, intitulés agents, sont « sous-estimées ou ignorées », notamment via l’appel à l’inconscient. De plus, un poids prépondérant est accordé « aux propriétés dispositionnelles des acteurs, au détriment des propriétés inscrites dans les situations où ils se trouvent plongés », celles-ci étant porteuses d’incertitudes.

Luttes, méconnaissance et reconnaissance

Si la notion de domination se situe incontestablement au cœur de la sociologie bourdieusienne, il convient de nuancer l’approche dans la mesure où Bourdieu fait souvent référence aux « règles » qui permettent de se coordonner et de s’accorder, particulièrement sur le plan scientifique. De plus, le phénomène de domination n’est qu’en partie conscient.

« […] on a tellement exalté, à une certaine époque, les luttes des dominés (au point que « en lutte » avait fini par fonctionner comme une sorte d’épithète homérique, susceptible d’être accolée à tout ce qui bouge, femmes, étudiants, dominés, travailleurs, etc.), que l’on a fini par oublier quelque chose que tous ceux qui ont vu de près savent parfaitement, c’est-à-dire que les dominés sont dominés aussi dans leur cerveau. C’est cela que je veux évoquer en recourant à des notions comme reconnaissance et méconnaissance25 ».

La lutte peut ainsi s’envisager sous l’angle de la reconnaissance : « La domination, même lorsqu’elle repose sur la force nue, celle des armes ou celle de l’argent, a toujours une dimension symbolique et les actes de soumission, d’obéissance, sont des actes de connaissance et de reconnaissance qui, en tant que tels, mettent en œuvre des structures cognitives susceptibles d’être appliquées à toutes les choses du monde, et en particulier aux structures sociales. Ces structures structurantes sont des formes historiquement constituées, arbitraires, au sens de Saussure et de Mauss, dont on peut retracer la genèse sociale26. »

L’association intime de la lutte et de la reconnaissance dans une perspective historique emprunte à la terminologie hégélienne. Bien que le sociologue français rompe de façon évidente avec le philosophe allemand, estimant que les philosophies de Kant, Hegel et Heidegger « ont en commun d’anéantir l’histoire en tant que telle, en faisant coïncider […] la pensée passée avec la pensée présente27 », ne conserve-t-il pas une part non négligeable de la dialectique hégélienne dans ses raisonnements ?

De la scientificité des sciences sociales

L’inclusion d’hypothèses morales

Le concept d’habitus concilie les contraires, en particulier le déterminisme et la liberté en tant que possibilité de connaissance scientifique, la théorie et la pratique en ce que cette dernière peut avoir de politique. L’idée chez Hegel conjugue pour sa part l’esprit et la nature dans le cadre d’un processus historique et dialectique au sein duquel les luttes jouent un rôle central. Cependant, alors que Hegel affirme la possibilité d’une fin de l’histoire où les hommes pourraient se réconcilier, Bourdieu pose les luttes, pour la domination ou la reconnaissance, comme horizon indépassable de l’humanité.

Si Hegel a indéniablement été idéaliste, Bourdieu ne fait-il pas preuve d’un certain idéalisme dans la mesure où il fait l’hypothèse de luttes structurelles pour la domination/reconnaissance ? On pourrait imaginer par exemple une hypothèse complémentaire, celle de coopération, qui modérerait les luttes. On pourrait aussi ne pas poser d’hypothèses morales autres que celles en vigueur politiquement. Par ailleurs, n’est-il point paradoxal que Bourdieu reproche à la mentalité scolastique d’avoir favorisé l’autonomie d’une économie concurrentielle alors que lui-même fonde sa sociologie sur les luttes ? Comment sortir alors du cercle vicieux de la lutte ?

Toujours est-il que l’hypothèse de luttes structurelles pour la domination/reconnaissance constitue une orientation morale particulière qui fonde sa théorie sociale. Il s’agit là d’une forme de jugement de valeur autre que celles évoquées dans l’article précédent, à savoir le jugement de valeur associé à la concurrence entre scientifiques, celui qui participe à la sélection des théories, et enfin celui inclus dans les techniques sociologiques.

Cette problématique d’inclusion d’hypothèses morales dans les théories, ainsi que je l’ai déjà souligné plusieurs fois, constitue selon moi une problématique majeure concernant la scientificité de la sociologie, et plus largement la scientificité des sciences sociales.

L’objectivité réglée de la sociologie, critère de scientificité

Mettons de côté la question des hypothèses théoriques. Si la concurrence scientifique, la sélection des théories et les techniques sociologiques contiennent de façon irréductible des jugements de valeur, comment s’assurer de la scientificité d’une théorie ? Grâce à l’objectivité de celle-ci. Et à ce sujet, Bourdieu convoque Popper : « assez paradoxalement, l’objectivité est étroitement liée au caractère social de la méthode scientifique, du fait que la science et l’objectivité scientifique ne résultent pas (ct ne peuvent pas résulter) des tentatives d’un savant individuel pour être “objectif”, mais de la coopération amicalement-hostile de nombreux savants. L’objectivité scientifique peut être décrite comme l’intersubjectivité de la méthode scientifique28. »

Que les sociologues parviennent à un « accord intersubjectif » dans le cadre d’une concurrence réglée, cela permet-il de garantir la scientificité de la sociologie ? Oui selon Bourdieu : « Si la vérité se présente comme transcendante par rapport aux consciences qui l’appréhendent et l’acceptent comme telle, par rapport aux sujets historiques qui la connaissent et la reconnaissent, c’est parce qu’elle est le produit d’une validation collective accomplie […] dans et par la coopération conflictuelle mais réglée que la concurrence y impose, et qui est capable d’imposer le dépassement des intérêts antagonistes et, le cas échéant, l’effacement de toutes les marques liées aux conditions particulières de son émergence. C’est ce que l’on entend, il me semble, lorsque l’on observe que les physiciens du domaine quantique n’ont aucun doute sur l’objectivité de la connaissance qu’ils en donnent du fait que leurs expériences sont reproductibles par des chercheurs armés de la compétence nécessaire pour les invalider29. »

L’universalité obtenue dans le cadre d’un accord scientifique est spatiale (ou géographique), non temporelle, des rectifications pouvant être apportées par de nouvelles constructions théoriques. En cela, l’objectivité décrite par Bourdieu se démarque de celle de Hegel qui anéantit l’histoire.

Objectiver le sujet de l’objectivation

Afin d’étayer l’objectivité des théories sociales, Bourdieu propose aux sociologues d’effectuer un retour sur eux-mêmes et d’objectiver leur propre position dans l’espace social. Ce faisant, il met en valeur la sagacité du sociologue, générée via l’habitus, ainsi que les dangers de verser dans le narcissisme.

« En réalité, la liberté à l’égard des déterminismes sociaux qui pèsent sur lui est à la mesure de la puissance de ses instruments théoriques et techniques d’objectivation et surtout, peut-être, de sa capacité de les retourner, en quelque sorte, contre lui-même, d’objectiver sa propre position au travers de l’objectivation de l’espace à l’intérieur duquel se définissent et sa position et sa vision première de sa position et des positions opposées30 […] ».

Cependant, les sociologues « doivent préalablement échapper à la tentation de sacrifier à la réflexivité que l’on pourrait appeler narcissique, non seulement parce qu’elle se limite bien souvent à un retour complaisant du chercheur sur ses propres expériences, mais aussi parce qu’elle est à elle-même sa fin et ne débouche sur aucun effet pratique31. »

Concluons le parallèle avec Hegel : l’objectivation du sujet de l’objectivation chez Bourdieu se rapproche de la négation de la négation hégélienne (elle-même objectivation) qui, dans cette succession d’opérations, permet que les individus « se reconnaissent comme se reconnaissant réciproquement ».

Cette objectivation réglée, que le chercheur s’applique à lui-même, prémunit-elle contre les aveuglements ? L’habitus, en tant qu’élément pour partie inconscient, ne permet pas de l’affirmer. Mais cette approche est cohérente avec un esprit scientifique qui, progressivement, permet de rectifier les erreurs.

Quid de la mesure ?

Comment rectifier des erreurs dans le temps ? Dans les domaines de la physique et de la chimie, en mesurant les éléments empiriques de la théorie et en les comparant aux prédictions théoriques, les écarts entre les observations et les prédictions devant être extrêmement faibles. En va-t-il de même en sociologie ? Pas exactement. Nous avons déjà vu avec Durkheim que les mesures empiriques, concernant les lois qu’il s’est efforcé de mettre en évidence, sont approximatives, et que les lois elles-mêmes ne sont pas stables d’une période historique à une autre, sauf dans quelques cas particuliers corrélés à une stabilité des mœurs.

Bourdieu ne formule pas des lois de la même manière que Durkheim. Sa conceptualisation est plus complexe mais aussi plus systématique, offrant une vue d’ensemble de la société envisagée sous l’angle de la domination. Si les luttes ne sont pas mesurables directement comme une force physique telle que la gravitation, le capital bourdieusien, en tant que système de coordonnées de l’espace social, permet de positionner des individus. Dans le prochain article, j’illustrerai plus concrètement la notion de capital culturel, me penchant sur les problématiques de son évaluation et de ses effets en tant que cause sociale.


Notes

1. Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Les Éditions de Minuit, 2018.

2. Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Seuil, 1997.

3. Ibid.

4. Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon, Jean-Claude Passeron, Le métier de sociologue, Mouton, 1983, p. 30. Passage de Durkheim : Émile Durkheim, compte rendu de A. Labriola, « Essais sur la conception matérialiste de l’histoire », Revue philosophique, déc. 1897, vol. XLIV, 22e année, p. 648.

5. Ibid., p. 31.

6. Pierre Bourdieu, La distinction, Paris, Les Éditions de Minuit, 2016.

7. Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Les Éditions de Minuit, 2018.

8. Pierre Bourdieu, Choses dites, Paris, Les Éditions de Minuit, 2015.

9. Pierre Bourdieu, La distinction, Paris, Les Éditions de Minuit, 2016.

10. Pierre Bourdieu, Choses dites, Paris, Les Éditions de Minuit, 2015.

11. Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Les Éditions de Minuit, 2018.

12. Ibid.

13. Pierre Bourdieu, Choses dites, Paris, Les Éditions de Minuit, 2015.

14. Pierre Bourdieu, La noblesse d’État, grandes écoles et esprit de corps, Les Éditions de Minuit, 2016.

15. Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon, Jean-Claude Passeron, Le métier de sociologue, Mouton, 1983, p. 16.

16. Ibid., p. 17.

17. Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, Les Éditions de Minuit, 2015.

18. Pierre Bourdieu, Choses dites, Paris, Les Éditions de Minuit, 2015.

19. Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon, Jean-Claude Passeron, Le métier de sociologue, Mouton, 1983, p. 67.

20. Pierre Bourdieu, Espace social et genèse des « classes ». In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 52-53, juin 1984.Le travail politique. pp. 3-14 : « C’est ainsi que le monde social, à travers notamment les propriétés et leurs distributions, accède, dans l’objectivité même, au statut de système symbolique qui, à la façon d’un système de phonèmes, s’organise selon la logique de la différence, de l’écart différentiel, ainsi constitué en distinction signifiante. »

21. Pierre Bourdieu, Homo academicus, Les Éditions de Minuit, 1984, p. 25-26.

22. Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Seuil, 1997.

23. Pierre Bourdieu, La noblesse d’État, grandes écoles et esprit de corps, Les Éditions de Minuit, 2016.

24. Luc Boltanski, De la critique, Gallimard, 2009, p. 41-42.

25. Pierre Bourdieu, Choses dites, Paris, Les Éditions de Minuit, 2015.

26. Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Seuil, 1997. Philippe Corcuff, dans Bourdieu autrement, fragilités d’un sociologue de combat, Textuel, 2003, p. 109, évoque une « lutte contre la mort symbolique ».

27. Ibid.

28. Karl Popper, The Open Society and its Ennemies, New York, 1945 in Pierre Bourdieu, Science de la science et réflexivité, Raisons d’agir éditions, 2001, p. 162. Et l’on constate avec cette citation que les deux penseurs ne sont pas si distants l’un de l’autre !

29. Ibid., p. 163.

30. Pierre Bourdieu, Homo academicus, Les Éditions de Minuit, 1984, p. 27-28.

31. Pierre Bourdieu, Science de la science et réflexivité, Raisons d’agir éditions, 2001, p. 175.


Publié le

Étiquettes :