L’interview d’Emmanuel Macron publiée dans l’Express du 23/12/2020 a déjà inspiré quantité de gloses, l’existence de celles-ci étayant l’analyse d’une « société du commentaire » et confirmant la prédiction lucide du chef de l’État : « Je ne me fais aucune illusion, on continuera à déconstruire mes discours ».
La réflexion critique et constructive que je souhaite ajouter concerne un extrait de ce discours qui se veut clairement philosophique : le passage où Emmanuel Macron, soucieux d’une « crise de l’autorité », invoque le « doute cartésien fondement de la construction rationnelle et de la vérité » pour l’opposer à un scepticisme issu du « nivellement » et engendrant de l’ « obscurantisme ».
Le doute cartésien constitue-t-il le « fondement de la construction rationnelle et de la vérité » ? Pour apporter des éléments de réponse à cette question, nous convoquerons notamment le fondateur du pragmatisme, Charles Sanders Peirce (1839-1914), qui sera d’ailleurs au menu du prochain article.
Le scepticisme antique
Questionnant les concepts de cause et de loi en science, nous avons évoqué le courant philosophique antique du scepticisme, plus précisément les « cinq modes » décrits par Sextus Empiricus qui correspondent à un cheminement intellectuel entraînant une suspension du jugement. Rappelons ces cinq observations :
- le désaccord entre les êtres humains à propos de tout et n’importe quoi ;
- la subjectivité ou relativité des affirmations que l’on prononce ;
- la régression à l’infini d’un raisonnement qui s’appuie sur des facteurs explicatifs, qui eux-mêmes font appel à d’autres facteurs, et ainsi de suite de façon indéfinie ;
- l’emploi d’hypothèses non démontrées dans un raisonnement pour éviter la régression à l’infini. Par exemple le Premier moteur ou Dieu d’Aristote ;
- le risque de verser dans un raisonnement circulaire ou diallèle, c’est-à-dire de faire appel à la conclusion dans la prémisse.
À l’époque où Sextus Empiricus écrit, la science moderne, en capacité d’accorder dans une certaine mesure une vaste communauté de penseurs, est encore loin d’éclore. Le scepticisme antique constitue alors une critique profonde du dogmatisme : le philosophe Thomas Bénatouïl, dans sa remarquable introduction de l’anthologie Le scepticisme1, suit Marcel Conche lorsque celui-ci affirme que le pyrrhonisme « ne critique pas seulement les systèmes dogmatiques, ou les résultats du dogmatisme […] mais détruit les notions mêmes (et les principes) qui définissent et rendent possibles la pensée et la recherche dogmatiques2 ».
Bien que tout dogmatisme soit élaboré par des êtres humains, il convient de souligner, et c’est ce que font les différents dictionnaires français3, que le scepticisme philosophique regroupe un ensemble de raisonnements critiquant les thèses dogmatiques. Plus explicitement, le scepticisme philosophique dénonce l’incohérence de suites d’idées, il ne pointe pas de responsabilités humaines dans la survenance de catastrophes, de drames ou d’infortunes. Si le Sceptique s’attaque aux Dogmatiques, c’est au travers d’un débat d’idées.
Signalons enfin que dans l’Antiquité, le scepticisme, de même que les autres doctrines philosophiques, ne se réduit pas à des analyses philosophiques : ses représentants accordent leur vie avec la suspension du jugement afin d’atteindre l’ataraxie, c’est-à-dire l’absence de troubles ou tranquillité.
Le doute cartésien
Descartes écrit en pleine effervescence du XVIIe siècle au sujet de la science physique, celle qui promet de « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature4 », notamment grâce aux mathématiques. Il participe lui-même aux grandes découvertes de son époque en optique et en mécanique, et il fonde la géométrie analytique.
À l’instar des philosophes antiques et en cohérence avec son projet de science universelle, il ne distingue pas, dans son Discours de la méthode, l’éthique de la science. S’il commence à philosopher en doutant de sa formation scolastique, il élabore dans une large mesure sa méthode à partir de ses observations des mœurs : « sitôt que l’âge me permit de sortir de la sujétion de mes précepteurs, je quittai entièrement l’étude des lettres. Et me résolvant de ne chercher d’autre science, que celle qui se pourrait trouver en moi-même, ou bien dans Ie grand livre du monde, j’employai le reste de ma jeunesse à voyager […]. Car, il me semblait que je pourrais rencontrer beaucoup plus de vérité, dans les raisonnements que chacun fait touchant les affaires qui lui importent, et dont l’événement le doit punir bientôt, après, s’il a mal jugé, que dans ceux que fait un homme de lettres dans son cabinet5 […]. »
Ses diverses réflexions l’amènent à douter progressivement de tout et, dans ses Méditations métaphysiques, il va jusqu’à douter de l’existence de Dieu, à supposer que celui-ci soit une « fable ». Parvenu à ce stade, il estime nécessaire de suspendre son jugement sur l’ensemble de ses sensations et pensées, de ne plus y placer sa confiance sans pour autant perdre de vue le désir de « trouver quelque chose de constant et d’assuré dans les sciences6. »
C’est alors qu’intervient le fameux mauvais génie : « Je supposerai donc qu’il y a, non point un vrai Dieu, qui est la souveraine source de vérité, mais un certain mauvais génie, non moins rusé et trompeur que puissant qui a employé toute son industrie à me tromper7. » Ce mauvais génie ne ressemble-t-il pas aux « élites » des théories du complot contemporaines, qui entretiennent régulièrement un rapport avec « le pouvoir » économique ?
Après une nuit de repos, Descartes réactive son scepticisme, reprend bien à propos le « que sais-je ? » de Montaigne puis se demande s’il n’y a « point quelque Dieu, ou quelque autre puissance » qui lui instille ses pensées. Estimant qu’il est capable de produire celles-ci lui-même, il entame une nouvelle série de questions qui l’amène à douter de son corps et de son esprit. Réapparaît alors le mauvais génie qui entraîne le surgissement de l’évidence : « Il n’y a donc point de doute que je suis, s’il me trompe ; et qu’il me trompe tant qu’il voudra il ne saurait jamais faire que je ne sois rien, tant que je penserai être quelque chose8. »
Trois remarques suite à ce condensé de doute cartésien : premièrement, celui-ci n’est pas le doute sceptique antique d’un Pyrrhon en ce sens qu’aussitôt après avoir douté de tout, il suppose l’existence de quelque chose, en l’occurrence d’un mauvais génie. Tandis que le pyrrhonisme aboutit, au terme d’une longue réflexion philosophique, à une suspension complète du jugement9, Descartes doute de tout pendant 24 heures chrono en préambule de ses développements philosophiques, jusqu’au point où il confronte deux hypothèses d’existence : Dieu et le mauvais génie, le premier étant source de vérité, le second source d’erreur.
Deuxièmement, sans distinction de la science et de l’éthique, la vérité est intriquée avec le bien, l’erreur avec le mal. Dans le cheminement cartésien, l’effroi de l’erreur-mal guide peut-être autant le philosophe que le désir de la vérité-bien, notamment parce que la « punition » suit l’erreur de jugement. De plus, vérité et réalité vont de pair : l’évidence, fondement de vérité, correspond à l’existence, donc à la réalité de l’être humain Descartes. Plus généralement, toute vérité qui ne ressort pas d’un domaine purement formel (logique, mathématique) est associée à une ou plusieurs réalités.
Troisièmement, Descartes aboutit à sa première certitude à partir de l’esprit qui est clairement dissocié du corps. Ceci est encore plus explicite dans ses Méditations, dans l’exemple du morceau de cire qui intervient juste après le cogito : la cire froide, dure et odorante, lorsqu’on l’approche du feu, se réchauffe, devient liquide et perd son odeur. Qu’est-ce donc que la cire, se demande alors le philosophe ? Après plusieurs considérations disqualifiant les sensations – chaque sens pris individuellement pouvant l’induire en erreur –, Descartes en arrive à la conclusion « qu’à proprement parler nous ne concevons les corps que par la faculté d’entendre qui est en nous et non point par l’imagination ni par les sens ». Bref, « il n’y a rien qui me soit plus facile à connaître que mon esprit10 ».
Pour un lecteur du XXIe siècle averti de la complexité déconcertante du cerveau, dont l’exploration mobilise une multitude de scientifiques, la dernière affirmation peut paraître bien étrange. Ce qui m’étonne singulièrement, c’est qu’Emmanuel Macron puisse affirmer que le doute cartésien se situe au « fondement de la construction rationnelle et de la vérité », d’autant plus dans un contexte d’énonciation où il s’évertue à disqualifier le complotisme.
Derniers articles
La critique de Charles Sanders Peirce
Afin d’illustrer que mon étonnement n’a rien de neuf, examinons la critique de Descartes formulée par Peirce dans le célèbre article « Quelques conséquences de quatre incapacités11 (1868) ». Le philosophe américain y critique la méthode cartésienne et illustre la sienne qui se veut étroitement liée à « la méthode scientifique ». Il commence par mettre en regard l’approche scolastique et la méthode cartésienne, précisant que les caractéristiques scolastiques choisies sont aussi propres à la méthode scientifique. Je reprends ci-après la plupart de cette riche et stimulante introduction.
Approche scolastique | Méthode cartésienne | |
1 | Pas de remise en question des fondamentaux | Doute intégral |
2 | La vérité repose sur le témoignage des sages et de l’Église catholique | L’évidence se découvre dans la conscience individuelle |
3 | Argumentation multiforme | Fil unique d’inférence reposant sur des prémisses cachées |
4 | Tentative d’expliquer l’ensemble des choses créées malgré les nombreux mystères de la foi | Faits non seulement inexpliqués mais rendus troubles, à moins de dire que « Dieu les fait ainsi » |
1. Selon Peirce, nous ne pouvons pas entamer l’étude de la philosophie par un doute complet, « nous devons commencer avec tous les préjugés que nous possédons » car nous ne sommes pas en mesure de les remettre en question. Dans ces conditions, le scepticisme n’est qu’un simple aveuglement. Plus loin, Peirce avance un argument complémentaire concernant le difficile questionnement de la réalité : celle-ci est « une conception que nous [l’humanité] avons dû avoir pour la première fois lorsque nous avons découvert qu’il existait de l’irréel, de l’illusion ». Wittgenstein poursuivra cette stratégie « anti-sceptique » en soulignant qu’on ne peut pas systématiquement tout remettre en question12.
2. En sciences, souligne Peirce, lorsqu’une théorie a été ébauchée elle est considérée comme étant « à l’essai » jusqu’à ce que les scientifiques parviennent à un « accord ». Après quoi, « la question de la certitude devient sans intérêt car il ne reste plus personne pour douter. Individuellement, nous ne pouvons raisonnablement espérer atteindre la philosophie ultime que nous poursuivons ; nous pouvons uniquement la rechercher, par conséquent, pour la communauté des philosophes. »
3. « La philosophie doit imiter les sciences qui réussissent dans leurs méthodes, raisonner autant que possible à partir de prémisses qui peuvent être soumises à un examen attentif, ainsi que se fier de préférence à la multitude et à la variété de ses arguments plutôt qu’aux conclusions d’un seul. Ses raisonnements ne devraient pas former une chaîne qui ne serait pas plus forte que son lien le plus faible, mais un câble dont les fibres pourraient être vraiment fines à condition qu’elles soient suffisamment nombreuses et intimement connectées. »
4. « Chaque philosophie non idéaliste suppose quelque principe absolument inexplicable, non analysable […]. Or toute chose ainsi inexplicable ne peut être connue que par un raisonnement à partir de signes. Cependant la seule justification d’une inférence à partir de signes est que la conclusion explique le fait. » Peirce distingue le signe qui correspond à une pensée plus ou moins abstraite, intérieure à l’individu, du fait qui correspond à une réalité qui a pu faire l’objet d’un accord entre scientifiques. Dans le cas de l’évidence cartésienne, la pensée en question est interne à Descartes et n’est pas susceptible d’une ratification par la communauté scientifique.
Le réquisitoire de Peirce contre Descartes, s’il apparaît
lui-même critiquable aux yeux du lecteur informé des débats du XXe
siècle13
en philosophie des sciences, cible avec justesse des aspects non scientifiques
(au sens contemporain du terme) du cartésianisme, à commencer par le doute. Il
rend difficilement compréhensible l’association du doute cartésien avec la
vérité scientifique contemporaine comme le fait Emmanuel Macron, d’autant que
ce scepticisme s’appuie sur une fable aux accents complotistes, avec le mauvais
génie, avant d’aboutir à une évidence qui, avec les techniques du XVIIe
siècle, ne pouvait être soumise à expérimentation, à discussion et à ratification
par une communauté de chercheurs.
Notes
1.↑ Thomas Bénatouïl, Le scepticisme, Flammarion, 1997.
2.↑ Marcel Conche, Orientation philosophique, PUF, 1990, p. 211 in Ibid., p. 32.
3.↑ Robert, Larousse, Trésors de la langue Française, Académie française 8e édition, Littré.
4.↑ Descartes, Discours de la méthode, Flammarion, 2000, p. 99.
5.↑ Ibid., p. 39.
6.↑ Descartes, Méditations métaphysiques, Flammarion, 2009.
7.↑ Ibid.
8.↑ Ibid.
9.↑ Comme l’a écrit Montaigne dans ses Essais, PUF, 2017, p. 1030: « L’admiration est le fondement de toute philosophie, l’inquisition le progrès, l’ignorance le bout. »
10.↑ Descartes, op. cit.
11.↑ C.S. Peirce, “Some Consequences of Four Incapacities”, Journal of Speculative Philosophy (1868) 2, 140-157. http://www.peirce.org/writings/p27.html. Toutes les citations suivantes sont issues de cet article.
12.↑ Voir à ce sujet Claudine Tiercelin, Le doute en question, Éditions de l’éclat, 2016.
13.↑ Par exemple, l’existence « d’une méthode scientifique » ou l’idée que plus personne ne doute après acceptation d’une théorie.
Crédits photos : Le penseur de Rodin : https://pixabay.com/fr/users/jstarj-884623/ ; Cinquième Congrès Solvay de physique (1927) : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Solvay_conference_1927.jpg