Du temps pour remettre en question nos valeurs

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Les philosophes des Lumières ont remis en question des valeurs liées au politique et au religieux. Au sein d’un monde aristocratique et par endroits despotique, ils ont promu la liberté et l’égalité. De la sorte, ils ont contribué à poser les fondations politiques et morales des sociétés occidentales contemporaines. Dans quelle mesure sommes-nous enclins à remettre en question ces fondations ? Intéressons-nous à quelques frontières des questionnements contemporains avant d’évoquer des malaises structurels et la possibilité de s’en distancier.

Quelques frontières des questionnements contemporains

Les études et la vie active

La philosophie, en tant que matière scolaire, est enseignée brièvement en France à tous les élèves de terminale, à la fin du lycée. Elle a pour but de transmettre des thèmes traditionnels de questionnement qui ont contribué à façonner les sociétés occidentales et leurs valeurs, ainsi que des techniques de discussion et d’argumentation. Si les valeurs y sont interrogées de diverses manières, notamment dans leurs interactions les unes avec les autres, dans quelle mesure sont-elles remises en question ? Comment cela serait-il possible en à peine un an ? En outre, serait-ce souhaitable alors que le système éducatif a pour objectif de faciliter l’insertion des jeunes dans la société, non de créer des esprits susceptibles de déstabiliser celle-ci ?

Après la période des études débute celle de la « vie active » où il s’agit d’être productif et performant, objectifs qui exigent de se spécialiser. Le savoir y est dès lors entretenu et cultivé prioritairement en fonction des besoins professionnels ce qui, en plus du temps dédié au travail économique, impose une limite structurelle au questionnement. Au cours de la vie active, il peut exister une forme de remise en question de la profession exercée, étroitement liée à la compétition économique et en particulier à ses impacts écologiques. Ce questionnement, devenu courant, encourage à « changer de vie (active) ». Invite-t-il à reconsidérer la place du travail économique lui-même ?

Quel que soit le stade de l’existence, des techniques de développement personnel peuvent être mises en œuvre afin de supporter les contraintes d’une vie qui induit son lot de stress et d’inquiétudes. Si la méditation contrebalance ces effets délétères, son principe, qui consiste à focaliser son attention sur l’instant présent et à évacuer les pensées, peut limiter sa portée en termes d’apaisement dès lors que les problématiques sont chassées de l’esprit sans être traitées de manière à trouver des solutions durables.

Travail, famille, loisirs, patrie

Les questionnements contemporains sont ainsi contraints par différentes pratiques (éducatives, professionnelles ou personnelles) qui s’appuient elles-mêmes sur des valeurs, à commencer par le travail économique, droit de l’homme1 et activité centrale des sociétés occidentales. La réforme des 35 heures n’a pas entamé substantiellement son aura2, d’autant que la question du pouvoir d’achat se situe toujours au cœur des préoccupations politiques3. Plus récemment, les propositions d’instaurer une forme de revenu universel ont suscité des controverses, notamment à l’occasion des élections présidentielles de 2017 ou lors de la crise sanitaire de 2020. Néanmoins, ont-elles profondément questionné la place du travail ? Bien que l’automatisation des processus de production et le chômage technologique qui s’ensuit motivent chez certains intellectuels la mise en œuvre d’un revenu universel, le travail lui-même, en tant qu’il contribue, d’une part, à la solidarité (plus spécialement celle de la nation) et, d’autre part, à la liberté individuelle, conserve sa valeur4. L’existence contemporaine continue de graviter autour de l’économie à laquelle est consacrée la majorité du temps, y compris hors du travail au travers de la consommation.

Une seconde valeur contraint de manière concrète la possibilité de remettre en question : la famille, à laquelle peuvent être associés les amis. Non parce que nos proches nous empêcheraient de formuler des jugements qui sortent du cadre culturel, quoi que cela se produise fréquemment, mais parce que la vie de famille et les relations amicales tendent à occuper une grande partie du temps qui n’est pas consacré au travail. De surcroît, pour satisfaire les désirs de notre entourage, désirs régulièrement associés à des idéalisations, il peut s’avérer nécessaire de gagner suffisamment d’argent, et donc de travailler plus.

Une troisième valeur achève de remplir un emploi du temps chargé : les loisirs, qui peuvent comporter une dose de réflexion mais qui se résument souvent à des formes de décompression, de divertissement ou d’évasion, ou encore à des moyens pour cultiver un certain bien-être. Ainsi, le travail, les relations avec les proches et les loisirs accaparent le temps des adultes. Ils s’inscrivent eux-mêmes dans un cadre politique, national, lequel accorde davantage de place aux interrogations mais, à nouveau, cet espace n’est pas infini.

Nous avons illustré, avec l’idée d’un revenu universel, que les débats politiques et philosophiques sont davantage un lieu de questionnement des valeurs. Cependant, ne sont-ils pas en première instance celui de leur consolidation et de leur entretien ? Politiques et philosophes s’appliquent le plus souvent à défendre leur conception des valeurs, les visions pouvant différer sensiblement voire radicalement d’un bord à l’autre : typiquement, la gauche met l’accent sur l’égalité et la redistribution des richesses lorsque la droite privilégie la liberté d’entreprendre et la lutte contre la pauvreté.

Les valeurs pourraient-elles être davantage questionnées ? Pourquoi ? Et comment trouver du temps pour mener une réflexion de fond ?

Se distancier des malaises

Des malaises profonds

L’idée que les sociétés contemporaines sont traversées par des malaises ne date pas d’hier. Ceux-ci peuvent résulter de différentes causes : les inégalités sociales qui ont été une source majeure de revendications à partir du XIXe siècle ; les différences culturelles qui mènent régulièrement à des formes de haine et de rejet (racisme, antisémitisme…) ; les conflits armés, comme cela fut le cas des guerres mondiales de la première moitié du XXe siècle, qui ont brisé les espoirs de progrès techniques accompagnant les progrès sociaux ; un sentiment de culpabilité5, contrepartie d’une inhibition de l’agressivité et de la libido en faveur des liens sociaux ; inversement, une trop grande focalisation sur l’individu et sur sa santé mentale6 ; les contraintes inhérentes à la compétition économique, ou encore les perspectives liées aux crises climatiques et sanitaires. Ces différentes sources de malaise sont corrélées à des oppositions et/ou à des idéalisations (individu, puissance…), par conséquent aux valeurs associées à ces oppositions et à ces idéalisations. Une de leurs conséquences directes, au niveau psychologique, consiste en un excès de stress, d’angoisse, de colère voire de tristesse lorsqu’un sentiment d’impuissance cède la place à l’action.

L’énumération précédente sensibilise sur la pérennité de malaises diffus, en particulier ceux issus du décalage entre les aspirations des fondateurs des démocraties occidentales et la réalité sociale dans un contexte de révolution industrielle. Or ce dernier type de révolution n’a jamais cessé, il se poursuit au travers de l’automatisation graduelle des moyens de production, en particulier dorénavant via l’intelligence artificielle, qui répond à l’impératif (lui-même une forme d’idéal) d’offrir des produits et des services dont la qualité soit irréprochable, le coût optimal et la disponibilité immédiate.

Si l’action individuelle sur les causes des malaises d’ordre politique, social ou environnemental s’avère limitée, y compris via un engagement dans un mouvement ou un parti, si la multiplication des crises semble insuffisante à changer des modes de penser et d’agir ancrés dans une culture qui les reproduit d’une génération à l’autre, si le contexte historique se prête à une résurgence des guerres et du repli sur soi, ne serait-ce pas l’occasion d’introduire une distance avec nos valeurs en les remettant en question et, ce faisant, avec les malaises, les événements et les personnes qui leur sont associés ?

Historiquement et traditionnellement, les bouleversements sociaux ont été impulsés par une minorité de personnes et diffusés au travers de changements politiques (constitutions, lois). L’orientation individualiste prise par les sociétés occidentales diminue la probabilité que surviennent des évolutions de grande ampleur, d’autant plus dans un contexte d’interdépendance accrue entre les États et, plus généralement, entre les personnes. Cela transparaît en particulier dans les obstacles rencontrés par les critiques sociales7. Néanmoins, faut-il chambouler l’organisation sociale ? Les malaises ne proviennent-ils pas en partie, non d’une structure de la société, mais d’une course à la réalisation d’idéalisations qui s’imposent par divers biais aux participants ? Une possibilité pour ne pas se laisser entraîner dans l’aveuglement, la frustration et la morosité intrinsèques à notre époque consiste à étudier, à expliquer et à remettre en question nos valeurs.

Dégager du temps de réflexion

Toute réflexion qui remet en question nos valeurs nécessite du temps, l’histoire de la philosophie en témoigne. Et nous avons souligné combien des valeurs comme le travail, la famille et les loisirs s’opposent concrètement à ce type de questionnement en absorbant les pensées et les motivations. Dégager du temps constitue donc une étape particulièrement délicate à franchir. Toutefois, elle se trouve dorénavant facilitée grâce au développement économique extraordinaire des Trente Glorieuses et grâce à la poursuite de l’automatisation que je perçois comme une chance de travailler moins davantage que comme un risque de destruction d’emplois. Cette opportunité est d’ores et déjà accessible aux personnes ayant la capacité de diminuer leur temps de travail, une diminution qui va de pair avec une restriction de ses dépenses, autrement dit une forme de sobriété. Personnellement, j’expérimente un mode de vie de ce type depuis plus de cinq ans.

Il est devenu fréquent que des personnes travaillent à temps partiel pendant une période plus ou moins longue afin de s’occuper de leur famille ou de réaliser un projet personnel. Pourquoi ne pas s’accorder du temps pour s’instruire et remettre en question nos orientations ? En plus de la prise de recul et de la désidéalisation que favorise le questionnement, étendre ses connaissances invite à considérer les limites et les faiblesses des convictions et des argumentations, donc à adopter une certaine humilité intellectuelle qui contribue à atténuer les oppositions.


Notes

1. Article 23 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948.

2. P. Bréchon, F. Gonthier, S. Astor (dir.), La France des valeurs. Quarante ans d’évolutions, Presses universitaires de Grenoble, 2019, p. 202-208.

3. L’inflation qui dure et la crise du pouvoir d’achat alimentent la défiance et le sentiment de déclassement en France (lemonde.fr)

4. Voir, par exemple, l’appel d’une dizaine d’économistes en 2017 via le blog de Thomas Piketty ou cet article publié par des promoteurs d’une version du revenu universel dans La Vie des Idées.

5. Sigmund Freud, Le Malaise dans la culture, Flammarion, 2010. Freud postule une agressivité humaine fondamentale, associée à la pulsion de mort. Cette dernière s’oppose à la pulsion de vie qui impulse le développement des civilisations.

6. Alain Ehrenberg, La Société du malaise, Odile Jacob, 2010.

7. Voir notamment la réflexion au sujet de la critique chez Luc Boltanski : https://damiengimenez.fr/reflexions-sur-le-modele-de-la-cite-et-sur-la-critique-chez-luc-boltanski/


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