La vigueur du désir de reconnaissance

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L’article précédent s’est conclu sur la quête de reconnaissance dans laquelle s’engagent les individus, une quête qui peut entrer en conflit avec un souhait d’émancipation intellectuelle. Dans celui-ci, nous préciserons ce que recouvre le concept de reconnaissance et de quelle manière le désir de reconnaissance interfère avec la liberté de penser. Nous en profiterons pour évoquer, au fil de la réflexion, comment la reconnaissance articule oppositions et idéalisations.

Dans une première partie, nous nous intéresserons à l’histoire de la notion de reconnaissance, qui a été abordée principalement sous l’angle de l’honneur et de l’estime publique avant le XXe siècle. Avec l’aide du philosophe allemand Axel Honneth, nous décomposerons cette notion en trois formes, et avec celle de Rousseau nous distinguerons le besoin du désir de reconnaissance.

Dans une seconde partie, nous évoquerons les fondements biologiques du désir au travers du système de récompense, puis nous lierons les idéalisations au désir de reconnaissance. Enfin, nous nous interrogerons brièvement sur la possibilité de se distancier de celui-ci.

Conceptualisations de la reconnaissance

Une méfiance philosophique historique

La question de la reconnaissance se dévoile dans la philosophie grecque sous les traits de l’honneur (timê), c’est-à-dire de l’estime dont jouit une divinité, un héros ou un être humain. Selon Platon, si l’honneur est un bien divin1, « l’amour des honneurs et de la richesse passe pour une attitude répréhensible, et […] elle l’est de fait2 ». Le philosophe sacrifie volontiers la reconnaissance octroyée par les hommes et, plus généralement, les marques d’un attachement à la vie terrestre pour la sagesse divine3. Cela ne signifie pas que les honneurs n’aient pas leur importance dans la cité, en particulier sur le plan politique : le législateur a pour tâche de « distribuer les honneurs à ceux qui respectent les lois, et infliger aux délinquants des peines fixées4 ». Cependant, il convient de ne pas se laisser enivrer par l’estime au risque de verser dans la démesure5.

Ainsi que l’écrit Aristote, l’honneur est la récompense de la vertu6. Il convient d’avoir à l’esprit que Socrate et ses héritiers ont remis en question plusieurs valeurs traditionnelles, en particulier celles touchant aux récits homériques qui chantent les louanges des guerriers de l’expédition troyenne. Les vertus qu’ils ont prônées étaient davantage intellectuelles, substituant des concepts à la mémoire des actes de bravoure. Or pour ressentir la satisfaction de contempler des idées, nul besoin d’autrui, contrairement à l’honneur. Ce dernier « paraît être une chose trop légère [par rapport au bonheur] car il semble dépendre de ceux qui l’accordent, plutôt que de celui qui le reçoit7 ». La recherche des honneurs et celle de la sagesse se révèlent difficilement compatibles car la première non seulement dépend des autres, mais attise les passions et les antagonismes : « L’appât du gain et le goût des honneurs, en effet, dressent les gens les uns contre les autres, non pas qu’ils veuillent acquérir quelque chose pour eux-mêmes, […] mais parce qu’ils en voient d’autres en posséder plus qu’eux, les uns justement, les autres injustement8. »

Dans la spiritualité chrétienne, la quête de gloire terrestre devient l’objet d’une défiance plus prononcée. Cependant, comme le relève Albert Hirschman dans Les passions et les intérêts, saint Augustin se montre indulgent à propos du péché de pouvoir lorsque celui-ci est associé à un « puissant désir de louange et de gloire : le Docteur angélique « se réfère à la ‘vertu civique’ propre aux premiers Romains, ‘qui faisaient preuve d’un amour babylonien pour leur patrie terrestre’ et qui ‘réprimaient le désir des richesses et bien d’autres vices au bénéfice de leur vice unique, à savoir l’amour des louanges9‘. » La soif de pouvoir et celle de gloire sont deux vices dont la conjonction atténue la négativité de chacun. A. Hirschman voit en Augustin le précurseur d’un paradigme qui se développera à partir de la Renaissance : plutôt que de s’évertuer à réprimer les passions, à les dominer par la raison, il s’agit de les exploiter afin qu’émerge de leur flot et de leurs oppositions une forme d’harmonie. Ainsi, selon Francis Bacon, il « faut mettre affectation contre affection, et maîtriser l’une par l’autre, tout de même que nous avons coutume de chasser les bêtes avec les bêtes, et voler l’oiseau avec l’oiseau […]. Car tout de même que dans le gouvernement des États, il est quelquefois nécessaire de brider une faction par une autre, ainsi en est-il dans le gouvernement interne10 ». » Bacon transpose à l’esprit ce que Machiavel avait conçu sur le plan politique.

Par la suite, Spinoza et Hume vont jusqu’à fonder en partie leur philosophie sur les passions et sur leurs oppositions dans la mesure où seule une passion peut en contrarier une autre. Ils ne procèdent pas simplement à une réhabilitation des passions, ils leur subordonnent la raison. La transformation du regard sur les passions se ressent notamment à propos de ce que Hume appelle « l’amour de la renommée » : il assoit théoriquement celui-ci sur la sympathie, qui permet de percevoir les inclinations et les sentiments d’autrui, et sur le raisonnement qui consiste à se comparer aux autres11. À partir de l’observation du fait que le mépris ou le déclassement sont plus faciles à supporter pour une personne vivant à l’étranger, il en infère une corrélation entre la sympathie et le degré de proximité (famille, voisins, compatriotes…) des personnes qui émettent un jugement à notre égard. Ces éléments contribuent à approfondir l’analyse psychologique de la reconnaissance.

Rousseau confère également un rôle important aux passions tout en ménageant à l’entendement une autonomie car, selon lui, l’homme se distingue de l’animal par sa qualité d’agent libre12. Nous « ne cherchons à connaître que parce que nous désirons de jouir, et il n’est pas possible de concevoir pourquoi celui qui n’aurait ni désirs ni craintes se donnerait la peine de raisonner. Les passions, à leur tour, tirent leur origine de nos besoins, et leur progrès de nos connaissances13 ». Tandis que les besoins sont naturels, les désirs proviennent de la société, en particulier le désir d’estime publique qui émerge en même temps que celle-ci : « Chacun commença à regarder les autres et à vouloir être regardé soi-même, et l’estime publique eut un prix. Celui qui chantait ou dansait le mieux ; le plus beau, le plus fort, le plus adroit ou le plus éloquent devint le plus considéré, et ce fut là le premier pas vers l’inégalité, et vers le vice en même temps14 ».

Trois formes de reconnaissance

La valorisation des passions ouvre la voie à la légitimation philosophique de la reconnaissance. Axel Honneth a montré dans La lutte pour la reconnaissance qu’il convient de se tourner vers les premiers écrits de Hegel pour appréhender cette évolution. Celui-ci postule, dans Le Système de la vie éthique, une sorte d’état de nature comprenant des formes de reconnaissance entre individus. Les êtres humains sortent de cet état lorsque différents types de luttes portent atteinte aux formes primitives de reconnaissance. Contrairement à Hobbes qui voit dans le contrat un moyen de mettre un terme à la guerre de tous contre tous, Hegel considère la lutte comme « un moyen moral permettant de passer d’un stade primitif à un stade plus avancé des rapports éthiques. Avec cette réinterprétation du modèle hobbesien, Hegel inaugure une nouvelle compréhension du concept de lutte sociale et marque véritablement une date dans l’histoire de la pensée politique : le conflit pratique entre sujets peut désormais être compris comme un facteur éthique dans le mouvement d’ensemble de la vie sociale15. »

Axel Honneth s’appuie majoritairement sur la première philosophie de Hegel et sur les travaux du psychologue social George Herbert Mead pour fonder sa propre théorie de la reconnaissance qu’il décompose en trois formes : l’amour, le droit, et l’estime sociale. L’amour comprend « toutes les relations primaires qui, sur le modèle des rapports érotiques, amicaux ou familiaux, impliquent les liens affectifs puissants entre un nombre restreint de personnes16. » A. Honneth évoque au sujet de la psychologie de l’enfance les recherches concernant l’importance des soins maternels pour le nourrisson (Spitz, Eagle, Bowlby, Stern), ainsi que l’approche de Donald W. Winnicott qui « fait dépendre la réussite des relations affectives de la capacité acquise dans la prime enfance d’établir un équilibre entre symbiose [avec la mère] et affirmation de soi17. » La reconnaissance de type amoureux en découle : elle comprend une part d’individualité ou indépendance de la personne et une part de « confiance affective dans la permanence de l’attachement réciproque des deux partenaires18. »

Le cadre juridique moderne étend la reconnaissance au-delà des cercles familiaux et amicaux. En acceptant librement les lois d’un pays, « les sujets juridiques se reconnaissent mutuellement comme des personnes capables de porter un jugement rationnel et indépendant sur des normes morales19. » Cette forme de reconnaissance participe d’une autonomie et d’un respect de soi qui est le pendant de la confiance en soi sur le plan amoureux. L’estime sociale, quant à elle, provient d’une évaluation de l’aptitude des individus à concrétiser des valeurs culturellement définies par la collectivité. « À mesure que les fins éthiques s’ouvrent à des valeurs différentes et que la structure hiérarchique s’efface au profit d’une concurrence horizontale, l’estime sociale s’individualise et introduit une plus grande symétrie dans les rapports20. »

Axel Honneth rejoint en grande partie Pierre Bourdieu21 lorsqu’il affirme que « les rapports d’estime sociale sont, dans les sociétés modernes, l’enjeu d’une lutte permanente, dans laquelle les différents groupes s’efforcent sur le plan symbolique de valoriser les capacités liées à leur mode de vie particulier et de démontrer leur importance pour les fins communes22. » La confrontation sociale participe de la création d’une solidarité à la manière d’une guerre où l’on voit se développer « des liens de solidarité spontanés par-delà les barrières sociales23 ».

Distinguer le besoin du désir de reconnaissance

Historiquement et philosophiquement, la reconnaissance est liée aux oppositions et aux valeurs d’une société (amour, liberté, égalité, travail, solidarité, etc.) qui constituent des idéalisations ou sont imbriquées avec celles-ci. Pierre Bourdieu puis Axel Honneth ont mis en évidence qu’elle peut être considérée comme un élément explicatif majeur dans la dynamique qui mène des idéaux aux conflits. Ce faisant, ils vont au-delà de Max Weber qui se bornait à observer la guerre entre convictions morales divergentes. Néanmoins, n’associent-ils pas de façon trop intime la reconnaissance aux conflits et à la domination ?

Les recherches en biologie et en psychologie, depuis les années 1950, ont étayé l’importance des soins maternels – ainsi que l’a relevé Axel Honneth – et, plus généralement, de l’attachement : « Chez les mammifères, l’ocytocine est libérée dans le cerveau dans des contextes sociaux positifs tels que la toilette, les câlins, le sexe et le partage de nourriture. Au moins chez les animaux hautement sociaux, cette libération, favorisée par des cannabinoïdes, tend à intensifier l’attachement social. Cela se traduit par une diminution de la vigilance et de l’anxiété, et une augmentation du sentiment de confiance et du bien-être. Ce résultat est gratifiant et, en effet, le système de récompense réagit pour renforcer la routine comportementale24. »

L’attachement ne contribue pas seulement au bien-être, il s’avère en partie vital dans la mesure où la carence de soins chez le nourrisson mène à un développement anormal, en particulier à une atrophie du cerveau, lorsqu’elle n’aboutit pas à la mort25. Chez les adultes, le sentiment d’être isolé socialement se trouve corrélé à une dégradation de la santé pouvant aller jusqu’au décès26.

Ces données mettent relief un besoin psychologique minimal de reconnaissance afin de ne pas se sentir socialement isolé voire exclu, besoin qui ne figurait pas dans les réflexions philosophiques antérieures au XXe siècle, focalisées sur l’estime publique. C’est pourquoi, en s’inspirant de Rousseau, on peut distinguer le besoin du désir de reconnaissance.

La composante juridique de la reconnaissance, conceptualisée par Hegel puis Axel Honneth, peut être perçue comme un besoin. Ce dernier est en partie l’objet des philosophies regroupées sous le terme anglais de communitarianism27, qui adressent la question du multiculturalisme. Mais le besoin de reconnaissance ne s’arrête pas, il me semble, à la sphère juridique, il s’étend à celle du travail qui constitue, encore de nos jours, un pilier de l’intégration sociale et qu’Axel Honneth associe à l’estime sociale. La question du travail me paraît adéquate pour tenter d’appréhender une distinction entre besoin et désir de reconnaissance : satisfaire un besoin de reconnaissance relativement au travail, c’est développer un sentiment de sécurité professionnelle minimale, qui contribue à une sécurité en termes de logement et d’alimentation ; le désir va au-delà de la sécurité, il vise la reconnaissance de performances ou de qualités, en particulier au travers d’une position au sein d’une hiérarchie, soit dans le but de « réussir » professionnellement, soit en vue de projets extraprofessionnels.

Le besoin de reconnaissance, tel qu’esquissé, relève d’éléments associés à la survie, qui peuvent probablement être rapportés à l’évolution de l’espèce humaine, tandis que le désir est davantage mais non exclusivement éveillé par des idéalisations sociales. Une telle distinction dépend d’une définition de la sécurité, relative à un contexte social et variant d’une interprétation à l’autre. Sa vocation première est d’apporter un éclairage sur la question de la reconnaissance.

Un désir aveuglant

Limiter ses désirs ?

Biologiquement, besoin et désir de reconnaissance semblent faire appel aux mêmes réseaux de neurones, ceux du système de récompense où la dopamine joue un rôle central. Nous avons évoqué dans l’article précédent que l’amour romantique peut être assimilé à une forme positive d’addiction. Cependant, il paraît évident que tous les désirs de reconnaissance ne peuvent être considérés positivement, d’autant plus s’ils entraînent des comportements addictifs se traduisant par des excès (de travail, de consultation des réseaux sociaux, de sport, de consommation, etc.) ou s’ils aboutissent à des formes d’aliénation dès lors que l’obtention de la reconnaissance dépend de l’adhésion à certaines idées politiques, morales ou religieuses.

Les addictions qui ne dépendent pas de drogues manifestent une tendance naturelle à l’excès à partir du moment où les sources de plaisir sont accessibles sans restriction. Le fonctionnement du système de récompense semble particulièrement adapté à un environnement où un animal, un être humain en particulier, doit fournir des efforts notables pour survivre et se procurer des plaisirs, ce qui n’est plus le cas pour une part croissante de l’espèce humaine depuis le néolithique. Une expérience dorénavant célèbre, menée dans les années 1950 par James Olds et Peter Milner et qui a contribué à identifier le système de récompense, illustre ce point.

Les deux chercheurs ont implanté des électrodes directement dans le cerveau de rats qui pouvaient se déplacer librement à l’intérieur d’une cage. Chaque fois que les rats « passaient par l’un des coins de la cage, ils recevaient une stimulation électrique. Olds et Milner ont alors constaté que lorsque l’électrode était positionnée dans une région très particulière du cerveau, les animaux passaient beaucoup plus de temps dans la zone de la cage associée à la stimulation cérébrale ; et très vite les animaux ne quittaient guère cet endroit de la cage28 ». Les rats ont ensuite été placés dans une seconde cage à l’intérieur de laquelle ils pouvaient appuyer sur un levier afin de déclencher la stimulation intracérébrale. Dès qu’ils ont compris le fonctionnement, ils se sont mis à appuyer frénétiquement sur le levier. Dans certains cas, ils devenaient tellement dépendants qu’ils ne prenaient plus le temps de s’alimenter, ne s’arrêtant que par épuisement.

Les êtres humains se comporteraient-ils différemment des rats s’ils étaient soumis à un même type d’expérimentation ? L’attitude des toxicomanes ou des alcooliques laisse penser que l’écart ne serait pas abyssal. S’il s’agit là d’extrêmes et qu’il existe probablement des différences de traitement neural entre les récompenses sociales et les récompenses non sociales29, ces exemples illustrent qu’une limitation des désirs doit intervenir au risque de verser dans une dépendance liée à l’abondance de sources de plaisirs, ce que les philosophies de Platon, d’Aristote, de Zénon de Citium ou d’Épicure ont souligné dès l’Antiquité en mettant l’accent sur une raison ou, plus largement, une réflexion permettant de contenir les passions. Ces philosophies se retrouvent dans une certaine mesure dans les théorisations de l’esprit qui distinguent deux systèmes, notamment celle de Daniel Kahneman30. Le « Système 1 » produit des impressions, des sentiments et des inclinations, il agit rapidement et de manière automatisée ; le « Système 2 » est lent, il nécessite de l’attention, il analyse et juge les suggestions du Système 1. Il ne s’agit plus d’une distinction entre une âme et un corps mais entre processus cérébraux. Le psychologue français Olivier Houdé ajoute un troisième système31, localisé dans le cortex préfrontal, qui permet de dépasser les conflits pouvant survenir entre les deux premiers systèmes en inhibant les intuitions du Système 1. Selon lui, « penser, c’est inhiber, c’est-à-dire apprendre à résister à ses automatismes cognitifs (les heuristiques32) ».

Les approches philosophiques et scientifiques précédentes contrastent avec les désirs débridés d’accumulation de richesses ou d’expériences en tous genres, la quête perpétuelle de dépassement ou de perfectionnement, liée aux diverses compétitions, et la mise en scène des résultats obtenus sur les réseaux sociaux ou dans les médias. Les sociétés contemporaines ignorent dans une large mesure ces philosophies et ces théories scientifiques, probablement en partie parce que les désirs illimités génèrent de la croissance économique qui s’inscrit, depuis l’Ancien Régime via les théories des mercantilistes, des physiocrates puis d’Adam Smith, dans la lutte historique entre États. Si celle-ci s’est amoindrie heureusement sur le plan militaire, elle se poursuit sur le plan économique dans la concurrence entre pays et entre multinationales. Dans ce contexte, les limitations sont prônées principalement après avoir constaté les conséquences létales d’un excès (de vitesse, de pollution, de travail, de consommation, etc.).

L’attachement aux idéalisations

Nous avons vu que, selon Axel Honneth, l’estime sociale correspond à l’estime de valeurs culturelles plus ou moins individualisées, donc d’idéalisations, les valeurs étant soit directement une idéalisation (ex : liberté, égalité), soit associées à des idéalisations (ex : amour, famille, travail, individu). Par définition, les valeurs qu’une personne souhaite faire reconnaître ont de l’importance à ses yeux, notamment parce que ces valeurs sont liées à des vécus partagés avec des proches, à des émotions et des sentiments. Le désir de les faire reconnaître apparaît dans ces conditions plus difficile à endiguer. Je considère cet endiguement comme l’une des choses les plus ardues à réaliser pour un être humain, les comportements étant orientés, de façon plus ou moins consciente, par des idéalisations. Illustrons ce point avec l’idéal de liberté.

Dans Four Essays on Liberty (1969), le philosophe Isaiah Berlin avance que le manque de liberté, à propos duquel les êtres humains se plaignent, revient à un manque de reconnaissance33. Selon lui, un individu ne cherche pas à se protéger de la tyrannie, à se ménager un espace où ses mouvements ne sont pas entravés, à élaborer un projet rationnel de vie en société, ou à développer une sagesse philosophique. Il s’efforce simplement de ne pas être ignoré, traité avec condescendance, ou méprisé, d’être reconnu comme une personne unique. Isaiah Berlin oppose sa conception de la liberté à un désir de reconnaissance réciproque. Par ailleurs34, il admet que la liberté négative35 qu’il promeut, conjuguée avec un pluralisme des valeurs, constitue un idéal, et il le fait dans un essai qui, par construction, a vocation à être reconnu (l’essai est devenu une référence philosophique). Le désir de reconnaissance ne se relègue pas aisément.

L’attachement à des idéalisations, dont les interprétations peuvent s’opposer frontalement, et le désir de les faire reconnaître alimentent les oppositions, ainsi que nous l’avons évoqué avec Weber, Bourdieu et Honneth. On pourrait employer le terme de volonté au lieu de celui de désir, terme qui se rattache philosophiquement davantage à la raison qu’aux passions. La volonté de reconnaissance concernerait plutôt les valeurs, les motivations les plus profondes et les plus pérennes des comportements humains, celles qui exigent le déploiement de stratégies sur le très long terme. Néanmoins, la distinction entre désir et volonté me semble trop vague dans la mesure où les idéalisations sont imbriquées avec des émotions et des sentiments forts.

Comment se distancier du désir de reconnaissance ?

L’effort requis pour limiter les désirs et l’attachement aux idéalisations contribuent à expliquer pourquoi le désir de reconnaissance est si vigoureux dans nos sociétés. Un autre élément peut être avancé : la division sociale du travail qui induit la reconnaissance par des pairs pour l’exercice de toute activité professionnelle, en particulier pour la production des savoirs. Dans ces conditions, comment se distancier du désir de reconnaissance ?

Le temps où il suffisait d’invoquer la raison, ou la rationalité, et de l’opposer aux passions me semble révolu36 pour deux motifs : 1) il n’existe pas une seule raison dans la mesure où le contenu de l’éthique évolue historiquement et géographiquement ; 2) la raison, dès lors qu’elle repose sur la morale, est imbriquée avec les passions. Si l’on reprend les théorisations de l’esprit, évoquées plus haut, qui le décomposent en au moins deux systèmes, le Système 2 ne juge pas indépendamment du Système 1, il évalue sur la base de propositions élaborées nécessairement en partie par le Système 1. Personne ne vit dans un monde déconnecté des perceptions, des émotions et des intuitions, où une décision serait prise indépendamment de celles-ci, d’autant plus lorsqu’il s’agit d’éthique.

Le rapport étroit entre reconnaissance et idéalisations implique que toute distance par rapport à la reconnaissance naît en prenant du recul par rapport aux idéalisations et aux personnes qui nous les ont transmises. Le recul par rapport aux proches est certainement le plus délicat et le plus personnel. Limitons-nous ici aux idéalisations. Les savoirs historiques et scientifiques en lien avec les idéalisations favorisent la prise de recul, ils autorisent à les remettre en question, ils contribuent à les désacraliser. Il ne s’agit donc pas de récolter et d’organiser n’importe quelles connaissances, mais en priorité celles qui touchent aux idéalisations et qui sont susceptibles d’apporter des éclairages nouveaux sur celles-ci. Or une telle démarche n’a rien d’évident car il ne vient pas spontanément à l’esprit de s’enquérir de choses qui pourraient remettre en question ce qui nous tient le plus à cœur. Et quand bien même une idée de ce genre jaillirait et séduirait, encore faudrait-il disposer de temps pour se lancer dans de vastes réflexions.


Notes

1. Platon, Les Lois. Livres I à VI, Flammarion, 2006, 727a.

2. Platon, La République, Flammarion, 2004, 347b.

3. Platon, Phédon, Les Belles Lettres, 1983, 68b-c.

4. Platon, Les Lois, op. cit., 632b.

5. Ibid., 716a.

6. Aristote, Éthique à Nicomaque, 1123b in Œuvres complètes, Flammarion, 2014.

7. Ibid., 1095b.

8. Aristote, Les Politiques, 1302a-b in Œuvres complètes, Flammarion, 2014.

9. Albert O. Hirschman, Les passions et les intérêts, PUF, 2020, p. 14.

10. Le Progrès et avancement aux sciences divines et humaines, trad. par A. Mangars, Paris, Pierre Bilaire, 1623, p. 494 in Ibid., p. 25. On retrouve sous la plume de Bacon l’analogie entre cité et esprit formulée par Platon dans La République.

11. David Hume, Traité de la nature humaine II, Flammarion, 1991, p. 160.

12. Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Université du Québec à Chicoutimi. URL : Les Classiques des sciences sociales: Jean-Jacques Rousseau: Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1754) (uqac.ca)

13. Ibid.

14. Ibid.

15. Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, Gallimard, 2015, p. 34.

16. Ibid., p. 161.

17. Ibid., p. 166.

18. Ibid., p. 182.

19. Ibid., p. 186.

20. Ibid., p. 208.

21. Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Seuil, 1997 : « Les rapports de force symboliques sont des rapports de force qui s’instaurent et se perpétuent par l’intermédiaire de la connaissance et de la reconnaissance ». Pour « que la domination symbolique s’institue, il faut que les dominés aient en commun avec les dominants les schèmes de perception et d’appréciation selon lesquels ils sont perçus par eux et selon lesquels ils les perçoivent ».

22. Ibid., p. 216.

23. Ibid., p. 219.

24. Patricia Churchland, Conscience: The Origins of Moral Intuition, W. W. Norton & Company, 2019.

25. Riane Esler and Douglas P. Fry, Nurturing our Humanity: How Domination and Partnership Shape our Brains, Lives and Future, Oxford University Press, 2019, p. 53.

26. Stephanie Cacioppo, “Neuroimaging of Love in the Twenty-first Century” in Robert J. Sternberg and Karen Sternberg (ed.), The New Psychology of Love, Cambridge University Press, 2019. Voir aussi Danilo Bzdok , Robin I.M. Dunbar, “The Neurobiology of Social Distance” in Trends in Cognitive Sciences, vol. 24, Issue 9, p. 717-733, September 2020. URL : The Neurobiology of Social Distance: Trends in Cognitive Sciences (cell.com)

27. Communitarianism – Wikipedia

28.André Nieoullon, Mark F. Bear, Michael A. Paradiso, Neurosciences, Pradel, 2016.

29. Magdalena Matyjek, Stefanie Meliss, Isabel Dziobek, Kou Murayama, “A Multidimensional View on Social and Non-Social Rewards”, Front. Psychiatry, vol 11, 2020. URL : Frontiers | A Multidimensional View on Social and Non-Social Rewards (frontiersin.org)

30. Daniel Kahneman, Système 1 / Système 2, Les deux vitesses de la pensée, Flammarion, 2016.

31. Olivier Houdé, L’intelligence humaine n’est pas un algorithme, Odile Jacob, 2019.

32. Ibid.

33. Isaiah Berlin, Liberty, Oxford University Press, 2017, p. 201.

34. Ibid., p. 216.

35. C’est-à-dire l’existence d’une sphère exempte d’obstacles et de contraintes d’ordre social.

36. Même si ce type de justification perdurera probablement pour une durée indéterminée.


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