La logique d’Emmanuel Kant contre la psychologie de David Hume

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Les philosophies de David Hume et d’Emmanuel Kant récapitulent par bien des aspects les Lumières, notamment parce qu’elles ont été conçues dans un esprit de systématisation des connaissances. Elles synthétisent entre autres l’antagonisme entre les conceptions monistes et les conceptions dualistes. Étant donné leur ampleur, il ne saurait être question de développer exhaustivement leurs facettes épistémologiques respectives, seulement d’en tracer les contours et de faire ressortir quelques clés de compréhension1.

L’opposition entre ces deux philosophies du XVIIIe siècle explicite deux formes d’idéalisme (empirique vs transcendantal) et offre l’opportunité de s’interroger sur les notions de concept, de relation, de comparaison, de raison… Elle manifeste le caractère central, dans l’histoire de la philosophie, de la nature et de la liberté, plus spécialement une corrélation entre la façon d’envisager celles-ci et la conceptualisation de l’esprit.

Conceptualisations de l’esprit

L’approche empirique de Hume

Dans le prolongement de l’empirisme de Locke, Hume élabore sa philosophie de la connaissance à partir des perceptions qui se décomposent en impressions et en idées. Les premières, plus fortes et plus vivaces, proviennent soit des sensations soit des réflexions2, les secondes soit de la mémorisation d’impressions soit de l’imagination. Les deux formes de perception se ressemblent au point que les unes « semblent être, en quelque sorte, le reflet des autres3 ». Il est néanmoins possible de les différencier si l’on sépare les perceptions en simples (sans parties) et en complexes (comprenant des parties) : « nombre de nos idées complexes [ex : Nouvelle Jérusalem] n’ont jamais eu d’impressions qui leur correspondent et […] nombre de nos impressions complexes [ex : Paris] ne sont jamais exactement copiées par des idées4. » Par contre, « toute impression simple a une idée qui lui correspond5 », par exemple le « rouge ».

D’où proviennent les impressions ? Mystère : l’impression de sensation « naît dans l’âme d’une manière originelle, de causes inconnues6. » Le savoir ne peut s’étendre au-delà de l’expérience et de l’observation, qui constituent le seul fondement solide des sciences7. Ces dernières sont, d’une manière ou d’une autre, reliées à la nature humaine, y compris les mathématiques, dans la mesure où elles « relèvent de la compétence des hommes et que ce sont leurs forces et leurs facultés qui en jugent8. » Les connaissances dépendent de la manière dont nous les acquérons et dont nous les développons, les impressions étant premières par rapport aux idées : « Pour donner à un enfant une idée de l’écarlate ou de l’orange, du sucré ou de l’amer, je lui présente les objets ou, en d’autres termes, je lui procure ces impressions […] toute impression, tant de l’esprit que du corps, est constamment suivie d’une idée qui lui ressemble et n’en diffère que par le degré de force et de vivacité9. » Les mathématiques et la logique ne faisant pas exception à la règle, il est exclu qu’elles servent de fondement aux sciences.

À mesure que l’on s’éloigne des sensations, les perceptions s’affaiblissent. Ainsi, les idées de mémoire sont-elles plus vives et plus fortes que celles d’imagination. Cette dernière détient « le commandement de toutes ses idées, elle peut les joindre, les mêler et les faire varier de toutes les manières possibles. Elle peut concevoir des objets fictifs avec toutes les circonstances de temps et de lieu10. » L’association des idées entre elles n’est pas soumise entièrement au hasard, elle se fonde sur un principe que l’on peut considérer comme « une force douce, qui d’ordinaire l’emporte, et qui est cause, entre autres choses, que les langues se correspondent de si près, la nature indiquant, d’une certaine manière, à chacune quelles idées simples il convient le mieux d’unir en une idée complexe11. » À ce principe sont reliées trois qualités qui conduisent l’esprit d’une idée à l’autre : la ressemblance, la contiguïté dans le temps ou dans l’espace et la relation de cause à effet12. Cette dernière qualité est elle-même soutenue par l’habitude ou accoutumance13.

Contrairement à l’imagination, la raison ne peut pas déterminer l’esprit à unir des idées ou à opérer des transitions entre elles14. Le « raisonnement ne consiste jamais qu’à faire une comparaison et à découvrir les relations, constantes ou non, que deux ou plusieurs objets soutiennent entre eux15. » Les objets en question peuvent être des idées des sciences formelles (géométrie, algèbre, arithmétique) ou des faits. Les premières ne dépendent « de rien de ce qui existe dans l’univers. Même s’il n’y avait jamais eu de cercle ou de triangle dans la nature, les vérités démontrées par Euclide conserveraient pour toujours leur certitude et leur évidence16. » Une telle déclaration ne doit pas faire oublier que les concepts formels dépendent malgré tout de l’expérience.

L’approche rationnelle de Kant

Kant adopte une approche descriptive de l’esprit inverse de celle de Hume, davantage dans la continuité de celle d’Aristote17 car la raison y conditionne les pensées et se situe dans l’intelligible, domaine différencié du sensible. Par rapport à Hume, il ajoute la distinction raison/entendement et substitue l’intuition à la mémoire, non qu’il élude complètement celle-ci, mais il ne lui octroie épistémologiquement qu’un rôle de second plan18. De manière générale, même s’il estime que toute « notre connaissance commence par les sens19 » il accorde une prévalence aux concepts – « penser, c’est connaître par concepts20 » – qui conditionnent les représentations de l’intuition et synthétisent la diversité empirique, tandis que Hume s’appuie en premier lieu sur les perceptions. Contrairement à celles-ci, les concepts ont des principes intelligibles, « a priori » ou transcendantaux21 (non empiriques) : les catégories ou concepts purs22 qui sont les plus abstraits et les plus synthétiques, par opposition aux concepts tout court ou empiriques.

Catégories pures de l’entendement

Les concepts purs reflètent l’inspiration aristotélicienne23 qui tranche avec la part subjective inéluctable des idées humiennes. Cette inspiration est explicitée dès le début de la seconde préface à la Critique de la raison pure : la logique d’Aristote « n’a été obligée de faire aucun pas en arrière […] jusqu’à présent, elle n’a pu faire, non plus, aucun pas en avant et […], par conséquent, selon toute apparence, elle semble close et achevée24. »

Alors que les idées humiennes émanent intégralement des perceptions, les concepts kantiens conditionnent ou structurent littéralement les phénomènes : « le concept est toujours, quant à sa forme, quelque chose de général et qui sert de règle. Ainsi, le concept de corps, suivant l’unité du divers qu’il nous fait penser, sert de règle à notre connaissance des phénomènes externes. […] [Il] rend nécessaire, dans la perception de quelque chose d’extérieur à nous, la représentation de l’étendue, et, avec elle, celles de l’impénétrabilité, de la forme, etc25. » Sans les concepts qui unifient et synthétisent la variété des perceptions, « il serait possible qu’une foule de phénomènes remplît notre âme sans qu’il en pût jamais résulter d’expérience. Mais alors s’évanouirait tout rapport de la connaissance à des objets, puisque l’enchaînement qui se fait en vertu de lois générales et nécessaires lui manquerait ; par suite elle serait pour nous comme si elle n’était rien, une intuition vide de pensée, mais jamais une connaissance26. »

Kant associe étroitement concepts et règles dans l’entendement, les lois étant des règles objectives tandis que les règles peuvent être subjectives. Alors que Hume limite le raisonnement aux comparaisons et à la découverte de relations, il estime que l’entendement n’est pas « simplement un pouvoir de se faire des règles par la comparaison des phénomènes, il est lui-même législation pour la nature, c’est-à-dire que sans l’entendement il n’y aurait nulle part de nature, je veux dire d’unité synthétique du divers des phénomènes d’après des règles27. » L’inversion de perspective par rapport à Hume est complète.

Précisons que sur le schéma ci-dessus de la conception kantienne de l’esprit, l’entendement réalise des jugements uniquement dans une perspective épistémologique naturelle ou scientifique. La faculté de juger, en tant qu’elle inclut également l’éthique et l’esthétique, est traitée dans la troisième Critique28.

Deux types d’idéalisme opposés

Idéalisme empirique vs transcendantal

Après avoir mis en relief des différences entre les conceptualisations humiennes et kantiennes de l’esprit, et avant de les approfondir, soulignons un point commun majeur : la limitation des connaissances aux perceptions, aux représentations et aux concepts/idées, ceux-ci ne correspondant pas directement à des objets extérieurs, réalités ou choses en soi29. En effet, selon Kant, les « phénomènes ne sont pas des choses en soi, mais seulement des représentations qui, à leur tour, ont leur objet, lequel, par conséquent, ne peut plus être intuitionné par nous et doit, par suite, être appelé l’objet non empirique, c’est-à-dire transcendantal30 ». Par ailleurs, un concept représente l’unité synthétique d’intuitions (ou représentations) diverses et, inversement, une intuition se rapporte à un ensemble de concepts31.

Kant désigne cette articulation objet-intuition-concept « idéalisme transcendantal32 », par opposition, d’une part, au réalisme transcendantal de Locke, qui convertit « de simples représentations en choses en soi33 » et, d’autre part, à l’idéalisme empirique de Berkeley et de Hume, qui « nie l’existence des êtres étendus dans l’espace ou du moins la trouve douteuse, et qui n’admet pas, en ce point, entre le rêve et la vérité de différence que l’on puisse suffisamment démontrer34. » Il justifie quant à lui l’existence des objets extérieurs par la complémentarité des « lois de l’unité de l’expérience35 » et de l’expérience elle-même. Cette complémentarité entre des lois intelligibles et des expériences sensibles rejoint les distinctions apparentées suivantes : logique générale/particulière, forme/contenu de la connaissance.

La question de la vérité permet de se forger une idée de ces dichotomies. Kant présuppose que la vérité consiste en « l’accord de la connaissance avec son objet36 ». S’il ne saurait selon lui exister un critère universel de vérité, la logique comporte des critères formels de vérité. En effet, la partie générale ou formelle de la logique fait abstraction de tout le contenu de la connaissance (rapport de la connaissance à son objet), contrairement à la logique particulière. Et « la vérité vise précisément ce contenu37 ». La « simple forme de la connaissance, aussi d’accord qu’elle puisse être avec les lois logiques, est bien loin par là de suffire à établir la vérité matérielle (objective) de la connaissance, personne ne peut se risquer à l’aide de la logique seule, à juger des objets et à en affirmer la moindre des choses, sans en avoir entrepris auparavant une étude approfondie, en dehors de la logique, pour rechercher ensuite simplement leur utilisation et leur liaison en un tout systématique d’après des lois logiques, ou, mieux encore, pour les éprouver simplement suivant ces lois38. »

Concept et relation

Affinons la distinction entre les deux types d’idéalisme au travers des notions de concept et de relation. Kant aborde la connaissance sous un angle conceptuel, définissant des catégories pures de l’entendement, tandis que Hume liste sept catégories de relation : ressemblance, identité, espace et temps, quantité, degrés de possession d’une qualité, contrariété, relation de cause à effet. Cette catégorisation relationnelle reflète une perception plus dynamique des choses, en particulier de l’individu : « Toute idée réelle doit provenir d’une impression particulière. Mais le moi, ou la personne, ce n’est pas une impression particulière, mais ce à quoi nos diverses idées et impressions sont censées se rapporter. Si une impression donne naissance à l’idée du moi, cette impression doit nécessairement demeurer la même, invariablement, pendant toute la durée de notre vie, puisque c’est ainsi que le moi est supposé exister. Mais il n’y a pas d’impression constante et invariable39. » Ainsi, les êtres humains « ne sont qu’un faisceau ou une collection de perceptions différentes, qui se succèdent avec une rapidité inconcevable et sont dans un flux et un mouvement perpétuels40. » Toutefois, les questions au sujet de l’identité personnelle ne peuvent être tranchées sur le plan philosophique, elles « doivent être regardées comme des difficultés grammaticales41 ».

De manière plus générale, selon le philosophe écossais, la notion d’identité pose problème car l’imagination tend à confondre l’impression d’un objet ininterrompu et invariable avec celle d’objets reliés, la seconde n’exigeant pas un effort cognitif beaucoup plus important42. Il y a dans ce cas assimilation entre objet homogène et objets reliés, identité et relation. De plus, « en dépit de notre capacité ordinaire à distinguer assez exactement l’identité numérique et l’identité spécifique, il nous arrive pourtant parfois de les confondre et d’employer l’une pour l’autre43 ». Ces biais cognitifs contribuent à la création de fictions telles que l’âme, le moi ou la substance qui masquent les changements44. Or les « objets variables et discontinus qui sont pourtant supposés demeurer identiques sont ceux, et seulement ceux, qui consistent en une succession de parties reliées entre elles par la ressemblance, la contiguïté et la causalité45. »

S’accordant avec son prédécesseur sur la diversité des perceptions et des intuitions, Kant trouve une unité via les catégories pures et les idées transcendantales, ainsi que via une « aperception transcendantale46 » s’agissant de l’individu. Celle-ci fournit une stabilité au sujet, par opposition à une conscience de soi empirique soumise au flux des phénomènes intérieurs. « Ce qui doit être nécessairement représenté comme numériquement identique ne peut être conçu comme tel au moyen de données empiriques. Il doit, […] y avoir une condition qui précède toute l’expérience et qui rende possible l’expérience elle-même, laquelle doit rendre valable une telle supposition transcendantale47. »

Nature et liberté

Une nature déterminante et harmonieuse

En plus d’une limitation des connaissances, l’empirisme humien et l’idéalisme kantien partagent la conception d’une nature déterminante et harmonieuse. Selon le premier, il n’existe « rien de tel que le hasard dans le monde48 ». « Tout le monde reconnaît que la matière, dans toutes ses opérations, est animée par une force nécessaire et que tout effet naturel est si précisément déterminé par l’énergie de sa cause qu’aucun autre effet n’aurait pu en résulter dans de telles conditions particulières. La quantité et la direction de chaque mouvement sont prescrites par les lois de la nature49 » avec exactitude. Celles-ci sont découvertes exclusivement grâce à l’expérience50.

Nous avons observé plus haut que Kant met sur un même plan entendement et nature : l’entendement « est lui-même législation pour la nature, c’est-à-dire que sans l’entendement il n’y aurait nulle part de nature51 ». Plus spécifiquement, « l’entendement est lui-même la source des lois de la nature. […] toutes les lois empiriques ne sont que des déterminations particulières des lois pures de l’entendement52. » De plus, la « loi de la nature » n’est autre que la loi de causalité53 selon laquelle tout « ce qui arrive (commence d’être) suppose quelque chose à quoi il succède, d’après une règle54. » Elle s’inscrit dans le principe, plus général, que « tous les phénomènes sont, quant à leur existence, soumis a priori à des règles qui déterminent leur rapport entre eux dans le temps55. »

Même si la démarche réflexive des deux philosophes est inversée (Hume part de l’expérience, Kant de l’entendement), ils aboutissent cependant à une conclusion identique : les phénomènes naturels sont soumis à une nécessité universelle. Remarquons également qu’aucun d’eux ne différencie causalité et loi : la loi de la nature équivaut chez eux à une causalité universelle, ce qui est important d’un point de vue historique en philosophie des sciences, car le positivisme d’Auguste Comte et, par la suite, l’empirisme logique du Cercle de Vienne s’appliqueront à distinguer clairement les deux notions afin de reléguer autant que possible les causes d’ordre métaphysique56.

L’intégration des lois de la nature en un système ou ensemble cohérent éveille chez Hume comme chez Kant un sentiment d’admiration. Le premier en vient à évoquer « une sorte d’harmonie préétablie entre le cours de la nature et la succession de nos idées ; bien que les pouvoirs et les forces, qui gouvernent le premier, nous soient totalement inconnus, pourtant nos pensées et nos conceptions ont toujours continué, trouvons-nous, du même train que les autres œuvres de la nature. L’accoutumance est le principe qui a réalisé cette correspondance, si nécessaire à la conservation de notre espèce57 ».

Pour Kant, « une loi universelle de la nature met l’harmonie en tout58 ». À l’intérêt pour le beau de la nature s’ajoute « l’admiration de la nature [qui] se manifeste en tant qu’art, non pas simplement par hasard, mais de manière pour ainsi dire intentionnelle, selon un ordonnancement conforme à une légalité et en tant que finalité sans fin59 ».

Une liberté qui cristallise les oppositions

Si Hume et Kant s’efforcent de concevoir une philosophie s’accordant avec les sciences de leur époque, ils se préoccupent principalement, dans leurs œuvres publiées de leur vivant, de l’être humain, notamment de ses tendances, de ses facultés et de sa moralité. Le concept de liberté cristallise l’opposition entre leurs pensées respectives et constitue un point de jonction entre les parties scientifiques et éthiques de celles-ci.

Hume aborde « la question longuement débattue touchant la liberté et la nécessité60 » dans le cadre de l’analyse des passions qui, en tant que productions naturelles, sont soumises à la même nécessité que la matière :

on commence par le mauvais bout de cette question sur la liberté et la nécessité quand on y pénètre en examinant les facultés de l’âme, l’action de l’entendement et les opérations de la volonté. Qu’on discute d’abord une question plus simple, à savoir les opérations des corps et de la matière brute et inintelligente […]. Si ces circonstances forment en réalité le tout de la nécessité que nous concevons dans la matière et si ces circonstances interviennent aussi, de l’aveu universel, dans les opérations de l’esprit, la discussion est terminée ; du moins faut-il avouer qu’elle est désormais purement verbale61.

L’hypothèse d’une liberté non soumise aux lois de nature sort du champ de la connaissance. Celles-ci ne peuvent être établies que sur la base de la conjonction constante, de la régularité et de l’uniformité des phénomènes. De surcroît, il n’existe qu’un seul « genre de nécessité62 » : « la distinction courante entre la nécessité morale et la nécessité physique est sans aucun fondement dans la nature63. » Non seulement la nécessité n’est pas incompatible avec l’éthique, mais elle en constitue un prérequis : « Où serait le fondement de la morale, si des caractères [ou personnalités] particuliers n’avaient pas le pouvoir certain et déterminé de produire des sentiments particuliers et si ces sentiments n’influençaient pas nos actions de manière constante64 ? » Comment serait-il possible de récompenser et de punir65 ? L’uniformité de comportements humains, la conjonction entre les motifs et les actes étayent la morale.

La conception d’une nature humaine soumise à une nécessité universelle aboutit à la définition d’une liberté conditionnelle : « si nous choisissons de rester en repos, nous le pouvons ; si nous choisissons de nous mouvoir, nous le pouvons aussi66 ». La raison humienne ne pourrait concéder un supplément de liberté car elle est incluse dans la nature et même « esclave des passions67 ». Elle « ne peut jamais, à elle seule, ni produire une action, ni susciter une volition […]. Rien ne peut s’opposer à l’impulsion d’une passion ou la retarder, si ce n’est une impulsion contraire68 ».

C’est précisément par le biais d’une raison transcendant la nécessité naturelle que Kant introduit la liberté qui constitue, selon ses propres termes, « Ia clef de voûte de tout l’édifice d’un système de la raison pure et même de la raison spéculative69. » Pour justifier une liberté en quelque sorte surnaturelle, Kant conçoit, en plus de la causalité naturelle, une « causalité par liberté70 », cette dernière étant le « pouvoir de commencer par soi-même un état dont la causalité ne rentre pas à son tour, suivant la loi de la nature, sous une autre cause qui la détermine dans le temps71. » Autrement dit, la liberté est la capacité humaine, intelligible, de produire un phénomène sans cause naturelle. Elle est « la seule de toutes les idées de la raison spéculative dont nous connaissons […] a priori la possibilité sans toutefois la percevoir […] parce qu’elle est la condition de la loi morale, que nous connaissons72. » Inconditionnée (sans cause), elle conditionne la loi morale dont l’expression fondamentale est : « Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse toujours valoir en même temps comme principe d’une législation universelle73. »

Nous prenons conscience de la loi morale par la raison, « comme si un ordre naturel devait être enfanté par notre volonté74 ». La raison, en tant que pouvoir unificateur, universalisant, s’avère la source d’une législation morale. Là réside la clé de l’articulation entre science et éthique chez Kant, dans un concept de loi morale à la fois abstrait (fournissant un aspect d’un phénomène) et synthétique (synthétisant de multiples phénomènes)75, qui conditionne les expériences possibles.

On peut ainsi noter, pour terminer, que la jonction entre science et éthique s’opère chez Hume au travers d’une universalisation de comportements, depuis ceux de la matière jusqu’à ceux des êtres vivants les plus complexes, soumis à une même nécessité. Chez Kant, elle s’effectue par le biais d’une universalisation des concepts de liberté et de loi.

Dans la continuité : La philosophie de David Hume, aux sources de la rationalité économique classique


Notes

1. En particulier, je ne commenterai pas en détail les schémas de la cognition, ni la distinction kantienne entre jugement analytique et jugement synthétique, qui ne présente plus d’intérêt majeur eu égard à l’état des sciences contemporaines. Les lectrices et lecteurs désireux d’approfondir ces éléments pourront notamment consulter en libre accès les œuvres de Hume sur le site Les classiques des sciences sociales et celles de Kant sur Gallica.

2. David Hume, Traité de la nature humaine I [TNH I], Flammarion, 1995, p. 48 : « une impression frappe tout d’abord les sens et nous fait percevoir le chaud ou le froid, la soif ou la faim, ou un certain genre de plaisir ou de douleur ; de cette impression, l’esprit fait une copie qui subsiste après que l’impression a cessé, et c’est cela que nous appelons une idée ; cette idée de plaisir ou de douleur, en revenant à notre âme, produit des impressions nouvelles de désir et d’aversion, appelées impressions de réflexion car elles dérivent de l’idée. »

3. TNH I, p. 42. On retrouve ici la métaphore du miroir présente chez Bacon.

4. TNH I, p. 43.

5. Ibid.

6. TNH I, p. 48.

7. TNH I, p. 34.

8. TNH I, p. 33.

9. TNH I, p. 45.

10. David Hume, Enquête sur l’entendement humain [EEH], Flammarion, 2006, p. 112.

11. TNH I, p. 53-54. Concernant l’influence de Newton sur Hume : https://plato.stanford.edu/entries/hume-newton/

12. Pour plus d’explications sur la causalité humienne : https://damiengimenez.fr/concepts-de-cause-et-de-loi-en-science-daristote-a-kant-la-poursuite-didealismes/

13. EEH, p. 116-117 : « Quand je jette un morceau de bois sec dans le feu, mon esprit est immédiatement porté à concevoir qu’il accroît la flamme et ne l’éteint pas… Cette transition de pensée de la cause à l’effet ne procède pas de la raison. Elle tire entièrement son origine de l’accoutumance et de l’expérience. »

14. TNH I, p. 155.

15. TNH I, p. 132.

16. EEH, p. 85.

17. https://damiengimenez.fr/wpdgi_instant/la-representation-selon-aristote-entre-sensation-et-reflexion/

18.Dans la Critique de la raison pure [CRPU], PUF, 2021, le mot « mémoire » n’apparaît que trois fois, dont une fois dans le passage (p. 77-79) distinguant logique pure/logique appliquée, la mémoire appartenant à la seconde. L’extrait suivant de l’Anthropologie d’un point de vue pragmatique, Vrin, 2011, p. 94, manifeste également le rôle secondaire de la mémoire dans l’épistémologie kantienne : « l’homme du commun a en général mieux en tête tout le détail de ses tâches, de sorte qu’il peut les exécuter et penser à chacune en son temps ; c’est que sa mémoire est mécanique, le raisonnement ne vient y mêler aucune subtilité ; au contraire le savant qui a simultanément beaucoup de pensées diverses néglige, par distraction, un grand nombre de commissions ou de tâches domestiques parce qu’il ne les a pas enregistrées avec assez d’attention. […] l’art d’écrire demeure toujours un art admirable ; quand bien même on ne s’en servirait pas à transmettre son savoir aux autres, il tient lieu de la mémoire la plus étendue et la plus fidèle, et il peut la remplacer si elle vient à manquer. »

19. CRPU, p. 254. Également, par exemple, CRPU, p. 77 : « Des pensées sans contenu […] sont vides, des intuitions sans concepts, aveugles. »

20. CRPU, p. 88.

21. CRPU, p. 79 : « Transcendantal veut dire possibilité ou usage a priori de la connaissance », c’est-à-dire en amont de toute expérience.

22. Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, Alcan, 1905, p. 111. Lien direct vers la table des catégories : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5443790t/f144.item.texteImage. Je me réfère dans l’ensemble à l’édition PUF pour cette Critique, mais les traductions des deux éditions sont identiques.

23. CRPU, p .94 : « Nous appellerons ces concepts, d’après Aristote, des Catégories, puisque notre dessein est, dans son origine, tout à fait identique au sien quoiqu’il s’en éloigne beaucoup dans sa réalisation. »

24. CRPU, p. 15.

25. CRPU, p. 119. Je souligne.

26. CRPU, p. 124.

27. CRPU, p. 142.

28. Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger [CFJ], Flammarion, 2015.

29. Selon Kant [CRPU, 511], Hume, « dont le caractère moral était irréprochable », pensait « avec raison » que l’objet de la spéculation abstraite « est tout à fait en dehors des limites de la science de la nature dans le champ des idées pures. »

30. CRPU, p. 122.

31. CRPU, p. 88 : « les concepts se rapportent, comme prédicats de jugements possibles, à quelque représentation d’un objet encore indéterminé. »

32. CRPU, p. 372. Voir aussi à ce sujet Ian Hacking, Repesenting and intervening, Cambridge University Press, 1983, ch. 7.

33. Ibid.

34. CRPU, p. 373.

35. CRPU, p. 374.

36. CRPU, p. 80.

37. CRPU, p. 81.

38. CRPU, p. 81-82.

39. TNH I, p. 343.

40. TNH I, p. 344.

41. TNH I, p. 355.

42. TNH I, p. 345.

43. TNH I, p. 349.

44. TNH I, p. 346.

45. TNH I, p. 347.

46. CRPU, p. 119-120.

47. Ibid.

48. EEH, p. 121.

49. EEH, p.150-151.

50. EEH, p. 88.

51. CRPU, p. 142.

52. CRPU, p. 143.

53. CRPU, p. 348 : « la loi de la nature consiste en ce que rien n’arrive sans une cause suffisamment déterminée a priori. »

54. CRPU, p. 182.

55. CRPU, p. 174.

56. https://damiengimenez.fr/positivisme-et-empirisme-logique-la-loi-et-la-logique-contre-la-metaphysique/

57. EEH, p. 117.

58. Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique [CRPR], Alcan, 1888, p. 45.

59. CFJ.

60. David Hume, Traité de la nature humaine [TNH II], Flammarion, 1991, p. 254.

61. EEH, p. 162.

62. TNH I, p. 248.

63. Ibid. Cet argument est développé en TNH II, p. 261.

64. EEH, p. 159.

65. TNH II, p. 265.

66. EEH, p. 164. Je souligne.

67. TNH II, p. 270.

68. TNH II, p. 270-271.

69. CRPR, p. 2.

70. CRPU, p. 394.

71. Ibid.

72. CRPR, p. 2.

73. CRPR, p. 50.

74. CRPR, p. 74.

75. Ce que Kant dénomme une « [CRPR, 78] proposition synthétique a priori ».


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