La philosophie de David Hume, aux sources de la rationalité économique classique

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Le sociologue Pierre Demeulenaere1, dans un essai publié en 1996, étudie la formation historique du paradigme d’homo œconomicus en commençant par s’intéresser à la philosophie de David Hume : « À vrai dire, et curieusement, son influence n’est pas directe, puisqu’il n’est que rarement cité par les auteurs non contemporains comme point d’appui direct de leur pensée. Toutefois, il y a là mise en place d’une Weltanschauung [conception du monde] extraordinairement proche de l’ensemble des thèmes qui seront constitutifs du paradigme utilitariste2. »

Alors que Hume, ainsi que nous l’avons observé3, limite la raison à une capacité de comparer et de découvrir des relations, qu’il l’estime esclave des passions, n’est-il pas surprenant qu’il soit perçu comme fondateur de la rationalité économique, contrairement à Kant qui, pourtant, valorise la logique et la liberté ? Apportons quelques éléments de réponse à cette question.

Nature vs morale

Le philosophe écossais distingue les relations d’idées (mathématiques), purement formelles, des faits4. Tandis que les premières sont l’objet de démonstrations exactes, les seconds sont établis au travers des expériences. De plus, le « contraire d’un fait quelconque est toujours possible5 » a priori. Les faits moraux, quant à eux, constituent une catégorie particulière dans la mesure où « la distinction du vice et de la vertu n’est pas fondée sur les seules relations entre objets et qu’elle n’est pas perçue par la raison.6 » Les fins ultimes relèvent des sentiments, non de la raison7. Si cette dernière, à elle seule, ne peut causer une action8, elle permet de découvrir des relations de cause à effet et, par conséquent, contribue avec les sentiments à orienter les choix éthiques9. Autrement dit, bien que les fins ne soient pas décidées de manière rationnelle, les moyens peuvent l’être.

Par ailleurs, la morale est distinguée de la nature dans la mesure où la justice est instaurée artificiellement par les hommes10, celle-ci relève d’une convention qui est relative à une situation historique et géographique. Dans une veine similaire à celle du Protagoras de Platon11, Hume décrit une humanité présociale désavantagée par rapport aux animaux. La société fournit un remède : « Par la conjonction des forces, notre pouvoir est augmenté. Par la répartition des tâches, notre compétence s’accroît. Et par l’assistance mutuelle, nous sommes moins exposés à la fortune et aux accidents. C’est par ce supplément de force, de compétence, et de sécurité que la société devient avantageuse12. »

Des intérêts aux contrats

Percevoir les avantages que procure la société requiert une réflexion qui ne peut avoir lieu au stade présocial. Au cours de celui-ci, la nécessité naturelle de l’appétit sexuel conduit les êtres humains à s’assembler de manière pérenne. Parallèlement, leur tempérament égoïste, lui aussi naturel, bien qu’il s’oppose primitivement à l’extension des groupements, permet d’y contribuer : « J’observe qu’il sera de mon intérêt de laisser autrui en possession de ses biens, pourvu qu’il agisse de même avec moi13. » Il se crée ainsi un « sens commun de l’intérêt14 », à distinguer de l’intérêt personnel.

Passion dominante, l’intérêt personnel se confond avec la volonté d’acquérir des richesses, qui est évaluée négativement d’un point de vue social : « Toutes les passions autres que celle de l’intérêt ou bien sont aisément contenues, ou bien ne sont pas de conséquence aussi pernicieuse quand on s’y abandonne. […] Seule cette avidité d’acquérir des biens pour nous-mêmes et nos amis les plus proches est insatiable, perpétuelle, universelle et directement destructive de la société15. » Il n’existe guère de passion en mesure de contrebalancer16 les effets délétères de l’intérêt, excepté l’intérêt lui-même17.

Relevons que, selon Hume et à l’instar des mythes grecs, la constitution de la société et l’instauration de la justice vont de pair. En outre, elles sont contemporaines de réflexions d’ordre économique (sur la possession de biens) et sont immédiatement suivies de la notion de propriété, dont la caractérisation dépend d’imaginaires sociaux. Hume se penche en premier lieu sur les dommages matériels (vol, impayé…) plutôt qu’humains (transgression d’une loi politique, crime…), il raisonne à partir de fictions, de situations hypothétiques extrêmes d’abondance (âge d’or poétique) et, dans une moindre mesure, de dénuement (état de nature hobbesien). Or si les êtres humains vivaient dans l’abondance, ils ne seraient pas sujets aux vices18. Mais la réalité se situe, évidemment, entre ces extrêmes, et il convient dans celle-ci, si l’on souhaite la paix et la sécurité, d’observer strictement les trois lois suivantes : « la loi de la stabilité de la possession, celle de son transfert par consentement et celle de l’accomplissement des promesses19

Une promesse correspond à l’intention de procéder à un échange intéressé et calculé, la notion de calcul induisant une part raisonnable. Elle fournit un exemple d’orientation des comportements par la raison : « J’apprends par là à rendre un service à autrui, sans lui porter de tendresse réelle, parce que je prévois qu’il me le rendra dans l’espérance d’un autre service et afin de maintenir la même réciprocité de bons offices avec les autres ou avec moi20. » Grâce au respect des promesses, des contrats peuvent être formalisés et servir de support à une économie génératrice de bénéfices communs, au même titre que le commerce et les techniques, notamment la division du travail.

Du commerce et des techniques

D’un point de vue commercial, la grandeur de l’État et le bonheur de ses citoyens sont interdépendants21. Lorsque les manufactures et les techniques ne sont pas cultivées, la plupart des personnes doivent travailler dans l’agriculture. Leurs éventuels surplus ne pouvant être dépensés dans des biens matériels desquels elles pourraient tirer plaisir et vanité, elles ne cherchent pas à améliorer leurs compétences et leurs techniques, une habitude d’indolence prévaut. En revanche, lorsqu’une nation abonde en manufactures et en arts mécaniques, les propriétaires terriens et les fermiers étudient l’agriculture, en tant que science, et redoublent d’assiduité. Le surplus qu’ils dégagent de leur travail n’est pas perdu mais échangé avec des entreprises fournissant des biens que les attitudes luxueuses leur fait convoiter. Un cercle vertueux se met ainsi en place, ne nuisant pas à la puissance étatique dans la mesure où les profits sont suffisants pour lever des armées et pour recruter dans les services publics.

Une fois que les hommes ont suffisamment pris goût aux plaisirs du luxe et aux profits du commerce, ils poursuivent leur développement économique grâce au commerce international. Ce dernier contribue à les extraire davantage de leur indolence en les mettant au contact des personnes les plus riches d’une nation, attisant de la sorte le désir d’une vie meilleur que celle de leurs ancêtres. Les marchands, qui détiennent le secret des importations et des exportations, réalisent de grands profits. Rivalisant avec l’ancienne noblesse, ils incitent d’autres entrepreneurs à les concurrencer. L’émulation générée globalement, les techniques de production qui se diffusent rapidement par imitation, mais aussi la division internationale du travail contribuent au perfectionnement des produits : « Les différentes parties du globe produisent des biens différents ; et il n’en est pas qu’ainsi, mais les différents hommes sont faits par nature pour des emplois différents et, de ce fait, ils parviennent à une perfection plus grande dans un métier quand ils s’y cantonnent22. »

Dans cette dynamique de croissance économique, dépeinte remarquablement par Hume, tout est acheté par le « travail » dont les passions constituent l’unique cause. Par ailleurs, il est avantageux que tout citoyen puisse prendre part à la production et récolter les fruits de son labeur. Une telle égalité convient particulièrement à la nature humaine, elle diminue moins le bonheur du riche qu’elle n’augmente celui du pauvre. Elle accroît également la puissance de l’État et facilite l’imposition de taxes : lorsque les riches sont dilués dans la multitude, le fardeau semble léger sur chacune des épaules. À l’égalité, s’ajoute la liberté comme facteur de croissance : s’il est probable que la monarchie absolue a pour effet la pauvreté, il est toujours vrai que les richesses résultent de la liberté.

Une rationalité dénuée de sympathie

Plusieurs idées, dans la philosophie de David Hume, se trouvent aux sources de la rationalité économique classique : séparation nature/morale, convergence raisonnable des intérêts, importance de la propriété privée, poursuite d’une richesse collective rejaillissant sur le bonheur des citoyens, valeur économique fondée sur le travail, présentation du libre-échange et des techniques, notamment de la division du travail, comme moteurs de l’activité économique. Cette rationalité se fonde sur les passions, non sur une raison surplombante de type kantien, découvreuse de lois morales. Au XXe siècle la démarche d’un John Rawls23 s’inspirera de Kant24 pour proposer un modèle alternatif accordant la prédominance à des obligations morales, par opposition à une justice humienne fondée sur une idéalisation de la convergence des intérêts au sein d’un intérêt commun.

Faisons ressortir, pour terminer, que la notion d’intérêt chez Hume, passion naturelle, n’entre pas dans le champ de la morale : « Il est vrai que les sentiments issus de l’intérêt et ceux qui proviennent de la morale sont susceptibles d’être confondus et se mêlent naturellement les uns aux autres. […] Mais cela n’empêche pas que les sentiments soient en eux-mêmes distincts25 ». L’éthique se fonde sur le principe de la sympathie, capacité de l’imagination à produire des idées et des émotions ressemblant à celles d’une autre personne26. La sympathie pousse naturellement les hommes à rechercher la compagnie de ses semblables27 et s’avère aussi nécessaire à la production de jugements moraux : l’utilité n’étant qu’une tendance vers une certaine fin, « il est nécessaire qu’un sentiment se manifeste ici, pour nous permettre de préférer les tendances utiles aux tendances nuisibles. Ce sentiment ne peut être autre qu’une sympathie éprouvée pour le bonheur des hommes et un déplaisir ressenti à leur malheur, puisque ce sont là les fins respectives que la vertu et le vice ont tendance à promouvoir.28 »

La sympathie autorise un désintéressement, la formation de sentiments éprouvés de manière commune face à certaines situations et à certains objets. Ainsi en est-il, notamment, de la sympathie éprouvée lorsqu’une personne nous fait visiter une maison. Celle-ci « prend un soin particulier à souligner, entre autres choses, la commodité des appartements, les avantages de leur disposition […]. L’observation de la commodité donne du plaisir, puisque la commodité est une beauté. Mais de quelle manière donne-t-elle du plaisir ? Il est sûr que notre propre intérêt n’est pas le moins du monde en question29 ».

Comme de manière ultime, chez Hume, les passions déterminent les comportements ainsi que les raisonnements, sa distinction nature/morale repose, au-delà de la technique que les Sophistes avaient déjà identifiée dans l’Antiquité, sur le caractère exceptionnel de l’intérêt, passion amorale s’intégrant dans des calculs rationnels.

Pour approfondir la notion d’intérêt d’un point de vue historique, je recommande l’essai lumineux d’Albert O. Hirschman, Les passions et les intérêts, PUF, 2020 (1977).

Sur le même thème : Du holisme à l’individualisme méthodologique, un éventail de rationalités


Notes

1. DEMEULENAERE Pierre – GEMASS

2. Pierre Demeulenaere, Homo œconomicus. Enquête sur la constitution d’un paradigme, PUF, 2015 (1996).

3. https://damiengimenez.fr/la-logique-demmanuel-kant-contre-la-psychologie-de-david-hume/

4. David Hume, Enquête sur l’entendement humain [EEH], Flammarion, 2006, p. 85.

5. Ibid.

6. David Hume, Traité de la nature humaine III [TNH III], Flammarion, 1993, p. 65.

7. David Hume, Enquête sur les principes de la morale [EPM], Flammarion, 1991, p. 214.

8. David Hume, Traité de la nature humaine II [TNH II], Flammarion, 1991, 270.

9. EPM, p. 73.

10. TNH III, p. 84-85.

11. Sans intervention divine concernant Hume. Cf. https://damiengimenez.fr/wpdgi_instant/genese-de-la-cite-et-du-politique-selon-protagoras/

12. TNH III, p. 85.

13. TNH III, p. 90.

14. Ibid.

15. TNH III, p. 92.

16. Sur l’idée de compensation des intérêts, voir Albert O. Hirschman, Les passions et les intérêts, PUF, 2020 (1977).

17. De manière générale, comme il a été précisé dans la publication précédente, « Rien ne peut s’opposer à l’impulsion d’une passion ou la retarder, si ce n’est une impulsion contraire. »

18. EPM, p. 91.

19. TNH III, p. 133.

20. TNH III, p. 127.

21. David Hume, “Of Commerce” in Essays : Moral, Politcal and Literay [EMP], Liberty Fund, 2013. En dehors de la citation sur la division internationale du travail, toutes les idées de cette section proviennent de ce chapitre.

22. TNH III, p. 119.

23. John Rawls (Stanford Encyclopedia of Philosophy)

24. Forsé, Michel. « Une théorie empirique de la justice sociale », L’Année sociologique, vol. 56, no. 2, 2006, pp. 413-435. https://www.cairn.info/revue-l-annee-sociologique-2006-2-page-413.htm

25. TNH III, p. 68.

26. TNH II, p. 210. Hume recourt même à la métaphore du miroir : « [TNH II, p. 213] les esprits des hommes sont des miroirs les uns pour les autres, non seulement parce que chacun d’eux réfléchit les émotions des autres, mais aussi parce que ces rayons de passions, de sentiments et d’opinions peuvent être renvoyés plusieurs fois et s’atténuer par degrés insensibles. » Pour la différence de conceptualisation de la sympathie entre David Hume et Adam Smith : Adam Smith’s Moral and Political Philosophy (Stanford Encyclopedia of Philosophy)

27. TNH II, p. 211 : « Nous ne pouvons former aucun souhait qui ne fasse référence à la société. Il n’est peut-être pas possible d’endurer un châtiment plus pénible qu’un isolement complet. »

28. EPM, p. 207.

29. TNH II, p. 212.


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