En une époque d’indécision politique où il s’agit d’éviter le pire plutôt que de tendre vers le meilleur, la question me paraît justifiée : voulons-nous vivre en paix ? Avons-nous atteint une sorte de plafond en termes d’adoucissement des mœurs ?
Raymond Aron définissait la démocratie comme « l’organisation de la concurrence pacifique en vue de l’exercice du pouvoir.1 » Dans quelle mesure la concurrence peut-elle être pacifique ? En politique, en économie, en sciences, dans les études ou dans le sport la compétition2 sous-tend les rapports humains, elle définit les règles de jeux dont le but consiste à dominer les autres participants. Celles et ceux qui ne dominent pas encourent le risque d’être relégués au stade de la subsistance en lieu et place de l’existence sociale et, plus spécialement de nos jours, médiatique. Cette mécanique justifie que l’on puisse parler de domination structurelle.
Notre rapport à la domination est foncièrement ambivalent depuis l’Antiquité. En effet, celle des dieux et des héros a toujours été perçue positivement. Les mythes des justiciers, solitaires ou non, continuent de peupler les fictions et les imaginaires. Le succès pérenne des comic books et de leurs personnages, celui de la Guerre des étoiles ainsi que de quantité de films d’action manifestent cet état d’esprit.
Une autre forme de domination constitue l’un des principaux motifs de réjouissances collectives de nos jours : celle des sportifs, d’actualité en cette période estivale où se succèdent les événements internationaux, plus spécialement cette année les JO de Paris. Nous vivons dans le culte de la performance, de l’exploit et des records. Ces derniers sont scrupuleusement historisés, définissant l’idéal à atteindre, qui consiste à les faire tomber. L’athlète qui surnage dans sa discipline se voit décerner médiatiquement un titre comme celui de roi/reine, nous ramenant ainsi innocemment, d’une manière distincte du romantisme chevaleresque, au temps des tyrannies que l’on croyait abolies. La compétition, toile de fond de la plupart des interactions humaines, entretient et prolonge les temps anciens.
Nous déplorons de voir encore les autoritarismes politiques s’épanouir un peu partout dans le monde, mais les imaginaires ne cessent de mettre en valeur les époques où régnaient des rois et des empereurs qui concentraient les pouvoirs : pléthore de séries et de films transportent leurs spectateurs dans un monde aux contours antiques ou moyenâgeux. Par ailleurs, une multitude de fictions s’efforcent de dépeindre avec le plus de réalisme possible des déviants voire des criminels. Un film comme Scarface a ainsi constitué un modèle pour les apprentis trafiquants.
Malgré l’omniprésence des oppositions, n’existe-t-il pas un désir de paix sociale ? Les partis de gauche n’incarnent-ils pas celui-ci d’une certaine manière ? Qu’il s’agisse des deux grandes tendances historiques que sont le socialisme et le marxisme, on peut en douter : les mouvements de gauche, en substituant à un marché dérégulé davantage d’égalité et de sécurité salariales, ont remplacé un idéal par un autre. En outre, la gauche, autant que la droite, vise le développement économique. Leur divergence principale porte sur le mode constitution des richesses et sur la distribution de celles-ci.
Un préjugé politique implicite anime les politiques de tous bords : il est possible de penser la bonne organisation sociale, de la définir préalablement à sa réalisation. Une loi a vocation à délimiter un cadre permettant de réguler des rapports humains. Force est de constater que ce n’est pas en empilant les lois que l’on élabore des solutions durables de coexistence pacifique. Si indéniablement les lois et la démocratie ont contribué à réduire les conflits et les tensions sociales, elles semblent avoir atteint leurs limites.
Ce type de constat ne date pas d’hier. Platon et Aristote l’avaient formulé en leur temps en y répondant de façon idéaliste, en décrétant qu’il existe des idées ou une nature indiquant la manière dont il convient de se comporter. Nous n’avons pas tellement changé de logiciel à ce niveau depuis 2500 ans. Derrière le pragmatisme et le réalisme politiques contemporains, demeurent tapies les convictions qui motivent l’action. Et ces convictions s’appuient sur des idéaux qui mènent aux oppositions. Car aussi bien intentionnés que soient les auteurs d’une constitution ou d’une loi, leur conception du bien diffère de celle des partis adverses et des générations futures, ne serait-ce qu’en raison des changements impulsés par les innovations techniques.
Ces observations d’ordre politique s’étendent aux autres domaines sociaux. Le problème ne me paraît pas tant l’absence d’un désir de pacification que son association systématique à des idéalisations qui stimulent les oppositions. L’humanité se trouve enfermée dans ce type de cercle vicieux depuis des temps immémoriaux.
Ne conviendrait-il pas, afin d’en sortir un minimum, d’accepter davantage une certaine dose de relativisme moral ? Car c’est notamment en le combattant qu’on alimente les conflits, en s’arc-boutant contre la diversité et l’altérité. Accepter les différences entre êtres humains n’implique-t-il pas d’admettre la relativité de nos conceptions éthico-politiques ?
Prendre conscience de la subjectivité des valeurs ne garantit pas l’affaiblissement des oppositions : on peut rester fortement attaché(e) à certaines convictions tout en étant pleinement conscient(e) de leur relativité. J’ai mis du temps à le comprendre et davantage à l’intégrer. En écrivant La question de la liberté et en y insérant la distinction science/éthique3, figurait en arrière-plan le désir de participer à une forme d’apaisement. Ce faisant, je m’investissais dans les sujets de société et j’aspirais à ce que celle-ci évolue vers davantage de coopération, du moins de cohabitation pacifique. Je liais ainsi mon état d’esprit à celui de la société, ce qui se révélait délétère en termes d’angoisse et de stress étant donné la divergence entre mes conceptions et la réalité sociale.
Au fil des dernières années j’en suis venu à, d’une part, accepter l’absence d’écho de mes réflexions et, d’autre part, estimer que nous avons atteint un plafond en termes d’adoucissement des mœurs. La structure antagoniste des sociétés occidentales entrave l’apaisement des rapports humains, tandis que la diversification des modes de vie aiguillonne la conflictualité. C’est pourquoi j’estime que, dans ces conditions, la seule solution pour parvenir à une certaine tranquillité, lorsqu’on aspire à davantage de paix sociale et que l’on ne transige pas avec sa liberté de penser, consiste à se distancier du monde et même à s’en isoler dans une certaine mesure. Nous évoquerons dans de prochaines publications la notion de distance, ni naturelle ni culturelle, principalement sous ses aspects psychologiques.
Notes
1.↑ Raymond Aron, Introduction à la philosophie politique, Éditions de Fallois, 1997, p. 36.
2.↑ Cf. « De l’omniprésence des oppositions dans les interactions humaines ».
3.↑ https://damiengimenez.fr/distinguer-lethique-de-la-science/