Cet article est issu d’investigations menées jusqu’en 2018 et synthétisées dans La question de la liberté.
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Distinguer les faits des valeurs et des règles morales ne constitue pas historiquement une évidence. En effet, si les sophistes et les philosophes grecs ont souligné dès l’Antiquité l’aspect conventionnel des lois humaines, les philosophes, y compris les sceptiques, ont défendu une forme de « sagesse », de valeurs et de principes moraux qu’ils considéraient comme des vérités intemporelles, naturelles et/ou divines.
Au XVIIIe siècle, le philosophe écossais David Hume a écrit qu’on ne pouvait pas déduire les lois morales des faits mais il n’en a pas moins supposé la vérité de certaines lois comportementales universelles et pris pour hypothèse que bien = plaisir1. Hume n’a pas fourni d’explication à la séparation fait/valeur, il n’a pas non plus d’ailleurs distingué le fait de sa description. De même, le sociologue Max Weber n’a pas fourni d’explication de ce qu’il considérait comme une dichotomie (fait/valeur). L’explication qui suit repose sur :
- la démarche scientifique ;
- la complexité du corps humain ;
- une appréhension de l’éthique fondée davantage sur les lois morales que sur les valeurs.
Qu’est-ce que la science ?
Des concepts objectifs
Étymologiquement, le terme science vient du latin scientia qui signifie connaissance. Que connaît-on ? De façon synthétique, deux grandes catégories de choses :
- les perceptions que nous avons au quotidien à l’aide de nos sensations (vue, ouïe, odorat, toucher, goût, sensations internes) ;
- les idées ou concepts.
La distinction entre les perceptions et les idées n’est pas évidente lorsque l’on considère un individu. Par exemple, les philosophes empiristes ont estimé qu’une perception est une idée et que nous avons uniquement des idées, simples ou complexes. Envisageons la question sous un angle social : une personne ne peut pas connaître directement les perceptions d’une autre personne. Pour communiquer ce qu’elle perçoit, elle dispose de nos jours de multiples outils tels que le langage, les expressions du visage, la modulation de la voix, le toucher, le dessin, la photographie, la vidéo, etc. La connaissance commune à un groupe ne repose qu’indirectement sur des perceptions individuelles, elle se transmet au travers de différents supports techniques, notamment via des concepts ou des idées matérialisés.
Objectivement, la connaissance est celle issue d’un consensus entre les membres d’un groupe. Comment parvient-on à se mettre d’accord ? En formulant, à l’aide de langages, une description que l’on estime correspondre à la réalité. Cette description est alors dite « vraie ». Remarquons qu’on ne connaît de vérité que par le biais des langages et des symboles, eux-mêmes décrivant la réalité. Jusqu’ici, le concept de vérité évoqué permet de décréter tout et n’importe quoi comme vrai dès lors qu’un groupe se met d’accord. C’est en particulier le cas lorsque des internautes croient massivement qu’une information qui a été fabriquée de toutes pièces (fake news) est vraie.
Un consensus n’est donc pas suffisant pour valider une connaissance. En l’occurrence, un problème des médias et des historiens en général, est qu’ils s’intéressent à des événements ne se produisant qu’une seule fois. Les scientifiques, pour leur part, élaborent des théories qu’ils confrontent à la réalité, souvent de façon répétée.
Théorie, loi, modèle et expérience
Une théorie constitue un cadre de pensée au sein duquel sont conçus des « lois » et des « modèles ». Ce sont les lois et les modèles qui font l’objet d’expériences. Chaque expérience permet d’obtenir au moins une mesure qui autorise à valider, dans un certain contexte, la loi ou le modèle. Par exemple, la loi de la gravitation est une loi de la théorie de la mécanique newtonienne, appelée aussi mécanique classique. Une loi est validée scientifiquement si elle est confirmée par des expériences et si elle recueille l’assentiment de la communauté scientifique.
Les vérités au sujet de la réalité, d’un point de vue scientifique, résultent de la validation de lois et de modèles à l’aide d’expériences, de préférence reproductibles. Or une expérience met en jeu des perceptions, celles-ci n’étant plus le fruit uniquement de nos sensations mais d’instruments de mesure. La vérité scientifique repose ainsi sur l’adéquation entre :
- des perceptions ou des mesures récoltées lors d’expériences ;
- des idées ou concepts.
En bref : la théorie ne va pas sans l’expérience, et réciproquement.
Qu’est-ce que l’éthique ?
De la confusion du vrai et du bien
L’éthique (ou la morale, j’emploie indifféremment les deux termes), est la « science qui prend pour objet immédiat les jugements d’appréciation sur les actes qualifiés bons ou mauvais » (Lalande). On le constate d’emblée, les dictionnaires confondent science et éthique. Et c’est normal puisqu’il en a toujours été ainsi. La science a émergé sur les berges de la philosophie qui, elle-même, héritait des mythes grecs. Pour sa part, le judéo-christianisme a considéré que les lois de la nature découlaient d’un décret divin, Dieu ayant révélé à Moïse les dix commandements.
Sur l’émergence de la science, voir L’Épopée du concept de nature du VIIIe au IVe siècle AEC
Au XVIIe siècle, Galilée a révolutionné les conceptions traditionnelles, notamment en estimant que l’Église n’avait pas à interférer concernant les vérités de la science, et que la nature avait été conçue dans un langage mathématique. Il pouvait raisonner de la sorte car le christianisme, depuis saint Augustin au moins, distinguait le temporel du spirituel, le corps naturel et l’esprit. L’introduction d’une distinction entre science et religion n’a pas été synonyme de différenciation entre science et éthique. Les philosophes ont continué à chercher des vérités morales. Emmanuel Kant a imaginé qu’il pouvait exister une « loi morale » qui garantirait la liberté, tandis que David Hume, bien qu’il ait dissocié les faits et les valeurs morales, a tenté d’élaborer une science de la morale. Le vrai et le bien ont continué, jusqu’à maintenant, d’être intimement liés.
Quotidiennement nous confondons ce qui est bien et ce qui est vrai, en disant d’une chose qu’elle est juste et en pensant qu’elle est vraie ; en évaluant les écoliers, et plus généralement les individus, par « Bien » ou « Très bien » alors qu’on est censé mesurer un écart par rapport à un objectif (c’est l’objectif qui est « bien ») ; ou encore en jugeant qu’une valeur morale constitue une vérité.
Lois scientifiques et lois morales
Dans ces conditions comment distinguer l’éthique de la science ? En partant de la démarche scientifique qui, nous l’avons vu, valide des connaissances par la confrontation de lois et de modèles à des expériences. Or qu’est-ce qui est bien ? Deux grands types d’idées :
- les valeurs morales : la liberté, l’égalité, la fraternité, la laïcité, le respect…
- les lois morales, qu’elles soient tacites ou explicites.
Une valeur peut-elle être expérimentée scientifiquement ? On ne teste pas un mot seul mais des lois ou modélisations qui décrivent un ensemble de contraintes s’appliquant à un ou plusieurs individus dans un contexte déterminé. De plus, une loi morale n’est pas probabiliste, elle interdit ou oblige à se comporter d’une certaine manière. Imagine-t-on une loi qui stipulerait explicitement que « 90% des personnes doivent payer leurs impôts ? » Se poserait alors la question, qui sont les 10% restants ?
Contrairement aux lois scientifiques, les lois morales, peuvent être transgressées. Cela signifie-t-il que nous ne découvrirons jamais une loi morale qui soit aussi contraignante que les lois de la physique ? Considérons la règle la plus évidente « tu ne tueras point ». Celle-ci n’est pas valable de façon universelle, en tout cas pas en France où le code pénal inclut des circonstances atténuantes. Pour autant, son absence d’universalité n’induit pas qu’elle ne pourrait pas être validée scientifiquement. En effet, les lois scientifiques sont validées dans un contexte, dit expérimental, faisant abstraction de pans entiers de la réalité. Par exemple, pour tester sur Terre la loi de la gravitation, on peut lâcher, dans le vide et depuis un lieu en hauteur, une boule de bowling et une plume. La loi de la gravitation sera respectée si les deux objets tombent à la même vitesse. L’expérience décrite se déroule donc dans le vide, c’est-à-dire dans un environnement faisant abstraction d’une multitude de perturbations atmosphériques.
Cependant, même si on place un être humain dans un environnement idéal, comment s’assurer, d’une façon aussi rigoureuse que celle de la physique ou de la chimie, qu’une loi comme « tu ne tueras point » est vraie ? C’est impossible pour les raisons suivantes :
- contrairement aux objets des lois physiques et chimiques, les êtres humains ont été éduqués, ils ne peuvent respecter une loi que dans la mesure où ils la connaissent (nul n’est censé ignorer la loi…) ;
- sachant la loi, un être humain peut :
- refuser de l’appliquer ;
- dévier de la trajectoire légale pour des motifs inconscients.
Cas de la loi du marché
Toutes les lois sont-elles semblables à « tu ne tueras point » ? Il en existe une distincte, omniprésente dans nos vies contemporaines, celle de l’offre et de la demande appelée également loi du marché. Elle décrit et prédit l’évolution du prix d’un bien vers un équilibre dans un contexte idéalisé de concurrence pure et parfaite. Néanmoins, elle incorpore d’autres hypothèses que celle de la concurrence pure et parfaite : la rationalité des acteurs, la recherche d’une valeur optimum ou l’idée même que la concurrence doit guider l’activité économique. Ces deux derniers principes ont la particularité de ne pas se limiter à une simple description, ils constituent des principes moraux, ou hypothèses morales qui orientent le comportement des acteurs.
Ces types d’hypothèses ne se retrouvent pas de la même manière en physique ou en chimie où les conséquences des interactions fondamentales (orientant les mouvements des objets) sont expérimentées directement, tandis qu’en économie, l’évolution du prix des biens ne résulte qu’indirectement des hypothèses morales. Concrètement, l’interaction gravitationnelle apparaît explicitement dans la loi de la gravitation tandis que l’idée d’une concurrence omniprésente ne figure nulle part dans la loi de l’offre et de la demande. La loi de l’offre et de la demande ne constitue donc pas strictement une loi scientifique dans la mesure où elle dépend du respect de certaines hypothèses morales par les acteurs économiques.
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