La centrifugation politique, révélatrice d’une impasse sociétale

Photo de Honey Yanibel Minaya Cruz sur Unsplash

Depuis l’implosion des grands partis politiques historiques, concomitante avec l’élection d’Emmanuel Macron en 2017, la vie politique française ne cesse de se fragmenter et de s’extrémiser, le centre ayant agi successivement comme une troisième voie puis un repoussoir. Le morcellement s’accompagne d’un renouvellement dont l’originalité réside davantage dans les noms des partis/mouvements que dans leurs programmes. Ces derniers manifestent combien les idées ainsi que les convictions qui leur sont associées ne changent guère, elles ont plutôt tendance à se déplacer sur l’échiquier, estompant les frontières entre sensibilités politiques. Dans un tel contexte, nombre de Français songent à offrir une majorité à l’extrême droite ou, inversement, à un front populaire dominé par l’extrême gauche, le terme d’extrême pouvant ici interpeller car la normalisation des deux bords a érodé les repères historiques.

Cette situation résulte à mon sens de la conjonction d’idéalisations, d’oppositions et de progrès techniques. Au-delà du type de régime politique qu’est la démocratie, les Français se font une certaine idée de leur pays qui est fonction de son histoire, de la domination qu’il a pu avoir par le passé et qu’il continue d’avoir dans une moindre mesure sur les plans politique, économique ou culturel. La peur de l’étranger se trouve ainsi associée à un idéal de la France, de sa place dans le monde, mais aussi à un mode de vie, fondé notamment sur la possession d’une maison et d’un véhicule individuel, qui a pu se développer amplement à la faveur des Trente Glorieuses. Or cet idéal se heurte depuis à la concurrence de pays que l’on disait autrefois « sous-développés », puis « émergents », puis « en développement », et qui sont devenus des concurrents, pour certains des ennemis politiques.

La compétition internationale, issue de la valeur démocratique d’égalité, est celle-là même qui, en retour, menace la démocratie. Elle favorise l’informatisation et la robotisation galopantes qui, pour leur part, entraînent le remplacement graduel des êtres humains dans de multiples activités économiques. Ce remplacement me semble sous-estimé et pose la question de la place du genre humain dans un monde où l’intelligence n’est plus contrainte de se recréer à chaque génération, peut se développer sans le secours de l’individu et de la collectivité, embrasser la plupart des connaissances ou actionner des éléments mécaniques. Certes, l’intelligence artificielle a encore du chemin à parcourir, mais chacun des points précédents constitue déjà une réalité, et avec les avancées actuelles, les questions risquent de devenir pressantes dans les décennies à venir.

Les progrès techniques imposent de renouveler les métiers qui tendent à se concentrer dans la conception de solutions automatiques, le domaine de la réalisation se déshumanisant progressivement. Personnellement, j’observe cette tendance depuis une dizaine d’années dans le secteur de la logistique dont les opérations s’automatisent continuellement (chargement et déchargement de containers, stockage, convoyage et, plus largement, déplacement de marchandises, tri d’articles…). Mais elle se constate dans l’ensemble de l’économie, y compris dans les nouvelles technologies.

Résumons : la concurrence et l’informatisation pèsent sur l’économie tandis que les frustrations, liées aux idéalisations, assombrissent le moral des Français. Cette évolution, entamée dès la fin des années 1970, se situe à mon sens à l’origine des débâcles successives des partis politiques et de la poursuite des implosions au travers de votes qui expriment, davantage qu’un rejet des diverses solutions politiques, le déni d’une certaine réalité.

Les États-Unis ont prouvé, et continuent de le faire, qu’il est possible de tirer son épingle du jeu en se maintenant à la pointe de la technologie. Cependant, étant donné l’ampleur de l’automatisation, étant donné qu’une seule entreprise (Google, Microsoft, etc.) peut répondre à une demande d’ordre mondial et dominer le marché (winner takes all), existe-t-il suffisamment de place pour chacun ? Et quand bien même la France, par le biais de l’Europe, pourrait rivaliser durablement avec les États-Unis, à quel prix cela se ferait-il en termes d’effort ? Car la concurrence se manifeste au quotidien par des exigences toujours plus élevées de la part des clients, des pressions de plus en plus fortes, et cela à tous les échelons de l’entreprise.

Toutefois, nous n’en sommes pas là puisque le parti Renaissance paraît au bord du gouffre alors que ceux qui pourraient prendre le relais n’ont apparemment pas de programme adéquat pour relancer la croissance, croissance difficile à combiner avec les préoccupations environnementales. Les résultats des élections de ces dernières années traduisent, il me semble, le souhait de conserver des idéaux politico-économiques du XXe siècle tout en allégeant les contraintes professionnelles, objectifs qui paraissent difficilement compatibles dans un monde où la concurrence des autres pays et l’informatisation constituent un horizon indépassable. C’est pourquoi nous nous retrouvons dans une impasse et nous ne semblons pas prêts d’en sortir.


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