Critique des hypothèses normatives de D. Kahneman et A. Tversky par L. J. Cohen

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Dans le dernier instantané, nous avons présenté l’intuition dans une perspective philosophique et dans le cadre du programme de recherche initié par Daniel Kahneman et Amos Tversky sur les heuristiques et biais. Ce programme constitue une approche de l’intuition parmi d’autres en sciences, mais une approche remarquable en ce qu’elle a contribué à démystifier une capacité historiquement associée à différents types d’idéalismes. Aussi éclairantes puissent-elles être, les investigations sur les heuristiques et biais présentent certaines limites qui ont notamment été mises en évidence par L. J. Cohen1, G. Gigerenzer2 ou K. S. Bowers3. Évoquons ici le premier. Le second et le troisième seront abordés dans de prochaines publications.

Selon L. J. Cohen, le critère normatif employé pour décrire la rationalité humaine ordinaire doit se fonder de manière privilégiée, non sur une interprétation de la logique ou des probabilités, mais sur les données expérimentales d’intuitions formulées par des individus dans conditions diverses. Les hypothèses normatives en psychologie jouent un rôle analogue aux idéalisations de la physique4 (e.g. particules dans un milieu sans friction, gaz parfaits…) qui ne se rencontrent pas telles quelles dans la nature mais permettent d’expliquer et de prédire des phénomènes dans un contexte particulier. Ainsi en est-il des théories de déductions logiques naturelles qui ont des valeurs de vérité mais ne dépendent pas d’un cadre temporel et spatial.

Dans son article de 1981, Cohen critique directement Kahneman et Tversky à plusieurs reprises, notamment en reprenant une question posée par ceux-ci au cours d’une de leurs expérimentations : les taxis d’une ville donnée sont de couleur bleue à 85% et verte à 15%. Lors d’un procès relatif à un accident impliquant un taxi, un témoin rapporte que le véhicule était de couleur verte. Les jurés sont informés par ailleurs que, dans les conditions de luminosité de l’accident, il est possible de distinguer le vert du bleu dans 80% des cas. Quelle est la probabilité pour que le taxi impliqué soit de couleur bleue ? La réponse intuitive est 20%. Le raisonnement des psychologues, quant à lui, semble être que, dans l’hypothèse d’une reproduction de ce type d’accident, la couleur du taxi perçue par des témoins serait rapportée dans les proportions suivantes :

Proportion des casCouleur du taxi rapportée par les témoinsCouleur réelle du taxi
68% = 80% x 85%bleuebleue
3% = 20% x 15%bleueverte
12% = 80% x 15%verteverte
17% = 20% x 85%vertebleue

Par conséquent, les témoins signaleraient au total dans 29% des cas que le taxi était de couleur verte et se tromperaient à ce sujet dans la proportion de 17/29. Dans quelle mesure ce raisonnement tient-il la route ? Selon Cohen, si « les jurés savent que seulement 20% des déclarations des témoins à propos de la couleur du taxi sont fausses, ils ont raison d’estimer que la probabilité en question est de 1/5 sans la moindre transgression de la loi de Bayes. Le fait que les couleurs de taxi varient effectivement dans une proportion de 85-15 n’a strictement aucun rapport avec l’estimation demandée5 ». Vu sous cet angle, ce type d’expérimentation psychologique constitue au mieux un « test de l’intelligence ou de l’éducation des participants, dans la mesure où on ne peut attendre d’une personne ordinaire qu’elle formule spontanément le théorème de Bayes pas plus que celui de Bernouilli6. »


1. L. Jonathan Cohen, “Can human irrationality be experimentally demonstrated?” [CHR], The Behavioral and Brain Science, vol. 4, 1981, 317-370.

2. Gerd Gigerenzer, “How to Make Cognitive Illusions Disappear: Beyond “Heuristics and Biases””, European Review of Social Psychology, vol. 2, 1991, p. 83–115.

Gerd Gigerenzer, “On narrow norms and vague heuristics: A rebuttal to Kahneman and Tversky”, Psychological Review, vol. 103, 1996, p. 592-596.

Gerd Gigerenzer, Gut Feelings: Short Cuts to Better Decision Making, Penguin, 2008.

3. Bowers, K. S., Farvolden, P. & Mermigis, L. Intuitive antecedents of insight in The creative cognition approah (eds Smith, S. M. et al.) 27–52 (MIT Press, Cambridge, 1995). URL : https://archive.org/details/creativecognitio0000unse/

4. Sur la notion d’idéalisation en sciences : Interventions, fictions et techniques chez Nancy Cartwright et Ian Hacking – Damien Gimenez

5. CHR.

6. CHR


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