
Autoritarismes protectionnistes vs néolibéraux
Depuis qu’il a été intronisé pour la seconde fois président des États-Unis, D. Trump phagocyte l’actualité, notamment en raison de son attitude brutale et de ses décisions arbitraires qui mettent en péril la démocratie américaine basée sur l’existence de contrepouvoirs. Dans ce contexte, il est ironique d’entendre le vice-président, J.D. Vance, tancer les Européens pour leur manque de liberté d’expression, un déficit de liberté qui pénaliserait leurs démocraties ! Cependant, l’absence de limites à la liberté d’expression aux États-Unis a justement contribué à la mince victoire de Trump : ce dernier a pu répandre impunément des mensonges et convaincre des masses de citoyens qu’un avenir radieux les attendait en l’élisant. Cette victoire offre maintenant à son clan une tribune mondiale et, par conséquent, la possibilité d’essaimer un autoritarisme conservateur.
En Europe, après la Hongrie, l’Italie et les Pays-Bas, la France et l’Allemagne pourraient à leur tour être dirigées par une extrême droite promouvant un autoritarisme protectionniste, par opposition aux autoritarismes néolibéraux1 qui ont fleuri au début des années 1980 et qui ont été théorisés dès les années 19302. L’autoritarisme n’a pas émergé d’un claquement de doigt, il constitue une tendance de fond dans les pays occidentaux depuis la fin des Trente glorieuses qui a conjugué croissance forte et inégalités restreintes, chose que nous ne reverrons probablement plus dès lors que les innovations n’impulsent plus autant de gains de productivité que par le passé3.
Les approches néolibérales s’accommodent davantage de la démocratie qui, de même que l’économie de marché non entravée, repose sur une libre concurrence des acteurs entre eux. Cependant, elles peuvent être qualifiées d’autoritaires dans la mesure où l’État, en éliminant les freins à la compétition économique dans un contexte de chômage plutôt que de plein-emploi, impose indirectement aux salariés des exigences de flexibilité, d’adaptation et de reconversion. Il amenuise également leurs capacités de négociation.
Il est aussi souvent reproché aux néolibéralismes de responsabiliser les individus, de faire en sorte que ceux-ci, non seulement acceptent les objectifs qui leur sont fixés, mais en arrivent à déterminer eux-mêmes ces objectifs et à s’auto-évaluer. J’estime que cette critique revient à renoncer purement et simplement à un héritage positif des Lumières : la possibilité que chaque citoyen puisse acquérir une certaine autonomie. Certes, il ne s’agit pas, sur le plan économique, d’une autonomie comparable à celle qui consiste en la capacité d’émettre des critiques philosophiques étayées et constructives, il s’agit d’une autonomie minimale qui n’exclut pas la faculté critique. Déresponsabiliser, c’est favoriser la création de masses susceptibles d’adhérer spontanément aux autoritarismes.
Les critiques du néolibéralisme ont tendance à jeter le bébé avec l’eau du bain. Ce n’est pas parce que ce mouvement intellectuel cautionne des politiques aux conséquences inégalitaires qu’il faut le rejeter en bloc. En effet, quelle alternative au néolibéralisme lorsqu’un autre courant autoritaire, celui du communisme, a été écarté ? Seulement un autoritarisme protectionniste qui ne repose plus sur une idéologie structurée mais sur des idéalisations de puissance nostalgiques. Parler d’idéologie s’agissant du trumpisme me semble un bien grand mot pour un concept creux qui, justement, n’est sous-tendu par aucune logique, seulement par des imaginaires décousus et par une volonté de saper les fondements rationnels de la démocratie, à savoir : les lois et la justice.
S’il existe une partie du monde plus apte à résister aux tendances autoritaires protectionnistes, c’est l’Europe. Je dirais même que, portant la mémoire des atrocités des deux guerres mondiales du XXe siècle, elle est la mieux dotée pour repousser les assauts du repli sur soi, de l’intolérance, de la xénophobie. Néamoins, rien n’est joué, la France et l’Allemagne pouvant succomber à leur tour d’une année à l’autre, d’un mois à l’autre.
Aux sources des autoritarismes et du déni
Les sociétés occidentales n’ont jamais été aussi riches, matériellement, financièrement et épistémologiquement. Après deux siècles de croissance extraordinaire, elles affichent une opulence, des connaissances et une technicité qu’aucun philosophe du XVIIIe siècle n’aurait pu envisager. Et pourtant, elles apparaissent misérables psychologiquement, submergées par les inégalités, les tensions culturelles, les conflits armés, la compétition et la domination économiques, les crises environnementales et sanitaires…
En lieu et place de modération philosophique, les nations occidentales font preuve d’excès en tous genres. Le réchauffement climatique constitue d’ailleurs une métaphore naturelle et réelle de la surchauffe sociétale, de la course économique éperdue dans laquelle les êtres humains sont lancés et qu’ils ne parviennent pas à contrôler. Une course pour parvenir où ? Nul ne le sait, car aucun objectif n’a été fixé. Chacun se comparant aux autres et prenant pour référence les élites, ainsi que le soulignaient déjà en leurs temps David Hume et Adam Smith, les plus riches se situant dans des couches stratosphériques de la société et ne cessant de s’élever, il paraît clair que les limites n’existent pas.
Le problème résiderait-il dans un désir infini hobbesien, dans une volonté de puissance inextinguible, telle que décrite par Nietzsche ? On nous rabâche depuis trop longtemps que ces traits seraient naturels, alors que les évidences archéologiques4 indiquent qu’ils sont culturels. Certes, la culture devient une seconde nature et il est extrêmement difficile de la remettre en question, mais nous sommes parvenus à un stade civilisationnel où nous ne pourrons plus faire l’économie d’une profonde remise en question de certaines de nos valeurs. Lesquelles ?
La course à la prospérité individuelle a maturé du XVIe au XVIIIe siècle, dans un contexte de conflits internationaux pour l’acquisition de terres où le commerce est apparu comme un élément pacificateur. Elle a accompagné la première révolution industrielle et s’est imbriquée avec l’idéal de liberté. Au XIXe siècle, le travail économique est devenu une composante philosophique majeure de la prospérité et, progressivement, une valeur sociétale primordiale alors qu’elle avait été en grande partie dénigrée depuis l’Antiquité.
De nos jours, les idéaux (valeurs) de liberté-prospérité et de travail se craquellent sous l’effet, d’une part, de la mondialisation qui met en concurrence des pays inégaux en termes de revenu et, d’autre part, des nouvelles technologies qui ont tendance à remplacer l’homme plutôt qu’à générer des gains de productivité créateurs d’emplois. Pour sa part, le réchauffement climatique n’a pas entraîné jusqu’à présent d’interrogations substantielles concernant les valeurs, les politiques économiques s’efforçant, au travers de « développements durables », de concilier prospérité et environnement.
Revenons à l’enjeu technique : en tant qu’informaticien et utilisateur de ChatGPT, j’observe combien l’IA accomplit un nombre croissant de tâches de codage, d’analyse et bientôt de production en tant qu’agent. S’il manque aux IA de la logique, de l’abstraction et de l’intuition, ce n’est qu’une question de temps avant que de nouveaux modèles permettent d’acquérir ces capacités et, ce faisant, de démultiplier leurs facultés. La question n’est pas « l’humanité sera-t-elle dépassée par les IA ? » mais quand le sera-t-elle ? Cet horizon s’approche à grands pas.
Il est impossible de lutter face à des intelligences qui, potentiellement, cumulent toute la connaissance humaine, nous ne pouvons que nous efforcer de les contenir et de les limiter éthiquement. Or les mentalités actuelles ne sont pas orientées vers l’imposition de limites ! Au contraire, les autoritarismes contemporains, le trumpisme en premier lieu, sont en train de dénigrer voire de faire sauter quantité de limites que sont les normes et les lois. Ils manifestent le déni d’une mondialisation et d’une informatisation qui nous imposent de remettre en question nos valeurs, de repenser la manière dont nous appréhendons le monde et souhaitons y vivre.
Les êtres humains étant conditionnés depuis au moins deux siècles par la quête de prospérité et par l’idée d’un travail socialisant et émancipateur, ils n’accepteront de reconsidérer ces valeurs que s’ils y sont contraints et forcés. En particulier, les plus aisés refuseront de partager ou de se mettre en retrait tant qu’ils ne se retrouveront pas dans le même pétrin que les autres (ainsi que cela a été le cas, par exemple, pendant la Seconde Guerre mondiale). L’histoire montre que les sociétés doivent être soumises à des pressions extraordinaires pour qu’elles en viennent à modifier leurs valeurs. Nous allons donc probablement au-devant d’heures sombres dont le trumpisme n’est qu’un avant-goût.
Cependant, soulignons que l’évolution actuelle du monde tient en grande partie à une question de perspective psychologique. En effet, la Terre est toujours magnifique, nombre de relations humaines sont réjouissantes, nos sociétés n’ont jamais été aussi développées. Si nous dérivons, c’est parce que les questionnements demeurent superficiels, c’est parce que la philosophie est devenue lettre morte depuis des décennies maintenant, notamment à cause de la spécialisation. Surtout, c’est parce que l’idée d’une société éclairée s’est échouée sur les rives d’un pays de cocagne.
Notes
1.↑ L’expression « libéralisme autoritaire » a été formulée en 1933 par le juriste allemand Herman Heller : https://shs.cairn.info/revue-critique-2021-6-page-499?lang=fr
2.↑ Pierre Dardot, Christian Laval, La nouvelle raison du monde, Essai sur la société néolibérale, La Découverte, 2020 (2009) ; Quinn Slobodian, Globalists: The End of Empire and the Birth of Neoliberalism, Harvard University Press, 2018.
3.↑ À ce sujet, voir les approches de William Baumol, Robert J. Gordon, John Fernald, Daron Acemoglu et Pascual Restrepo, Joseph A. Tainter, Nicholas Bloom… Synthèse récente de la problématique par Ben Deboeck.
4.↑ https://damiengimenez.fr/lidealisation-dans-lhistoire/#La_puissance_humaine ; Daron Acemoglu and Simon Johnson, Power and Progress, Basic Books, 2023 : « Les estimations existantes indiquent que les chasseurs-cueilleurs travaillaient environ cinq heures par jour, consommaient une grande variété de plantes ainsi qu’une quantité abondante de viande, et avaient une vie relativement saine, atteignant une espérance de vie à la naissance comprise entre vingt et trente-sept ans. […] Les cultivateurs de céréales sédentarisés travaillaient probablement deux fois plus, soit plus de dix heures par jour. Le travail devenait également beaucoup plus pénible, en particulier après que les céréales soient devenues la culture principale. De nombreuses preuves suggèrent que leur alimentation s’est détériorée par rapport à celle des populations moins sédentarisées. »