Une fois n’est pas coutume, cet article va consister principalement en une fiche de lecture d’un livre dont la lecture m’a passionné et éclairé : Le règne de la critique1 de l’historien allemand Reinhart Koselleck. Cet essai, publié initialement en 1959 et issu de sa thèse de doctorat soutenue en 1954, a été réédité neuf fois en allemand et a été traduit en cinq langues.
Selon Koselleck, la « crise actuelle du monde » [7] que constitue la guerre froide « résulte de l’histoire européenne. Celle-ci s’est dilatée en histoire universelle en faisant entrer le monde entier dans un état de crise permanente. Mais la société bourgeoise avait déjà mis le globe sous sa domination. Sa conception s’appuie en effet sur l’utopie : le destin de l’homme moderne est d’être chez lui partout et nulle part » [7]. Crise politique et philosophie de l’histoire correspondent à un même phénomène qui plonge ses racines dans la philosophie du progrès du XVIIIe siècle. « Le sujet en était l’humanité entière qui, à partir du centre européen, devait s’unifier et s’acheminer pacifiquement vers un avenir meilleur. » [8]
En tant qu’historien, Koselleck replace les idées dans leur contexte d’apparition. Dans un premier chapitre, il souligne le rôle de l’État absolutiste et l’illustre au travers de la philosophie de Hobbes. Dans un second chapitre, il s’intéresse aux loges maçonniques, à la République des lettres et aux philosophes des Lumières. Enfin, il se penche plus spécialement sur la crise politique et sur la philosophie de l’histoire qui y a contribué.
La structure politique de l’absolutisme
Contexte historique de l’État absolutiste
« Deux faits majeurs marquent le début et la fin de l’absolutisme classique. Sa situation de départ était la guerre civile de religion. L’État moderne était sorti de ces conflits au prix de luttes épuisantes. C’est en les surmontant qu’il est parvenu à son plein épanouissement. Une autre guerre civile mettra un terme brutal à l’État absolutiste : la Révolution française. » [13]
Dans le paysage historique européen, entre le XVIe et le XVIIIe siècle, l’Angleterre occupe une position à part dans la mesure où « l’État absolutiste naissant périt déjà dans la guerre de religion ; les luttes religieuses étaient déjà la révolution bourgeoise. » [13] En France, s’appuyant sur les magistratures et les militaires, « la monarchie a construit au-dessus des religions un champ d’action rationnel déterminé par l’État et par la politique, » [14] champ d’action déterminé par une « raison d’État » émancipée de la morale. Un espace politique amoral s’est ainsi développé, au sein duquel le roi reprenait directement les attributs divins, sans avoir à rendre de comptes à une instance religieuse temporelle.
La solution de Hobbes à la guerre civile
Selon Koselleck, Hobbes « est un exemple instructif de la genèse de la théorie politique moderne née de la situation des guerres de religion. » [19] Ayant renoncé à l’analogie Dieu-roi, il aspirait à éclairer la réalité sociale d’une manière scientifique et il a développé « sa théorie politique à partir de la situation historique créée par la guerre civile. Témoin du plein épanouissement de l’État absolutiste en France, y séjournant au moment où Henri IV était assassiné et où La Rochelle capitulait devant les troupes de Richelieu, il n’avait pas d’autre objectif que d’empêcher la guerre civile qu’il voyait poindre en Angleterre, puis, après qu’elle eut éclaté, de l’éteindre. » [19-20]
Sa solution repose sur une anthropologie individualiste fondée sur les concepts de crainte et de désir : les êtres humains sont tiraillés entre la peur de la mort et la soif permanente de pouvoir. « L’homme végète dans un perpétuel va-et-vient entre les deux. […] On désire l’avènement de la paix comme bien suprême, mais cela ne suffit pas pour garantir une paix durable ». [21] Cette problématique, centrale pour Hobbes, intéresse Koselleck à deux égards : d’un côté, en montrant que la conscience morale participe de l’institution du politique, Hobbes supprime toute différence entre morale et politique. Mais d’un autre côté « la distinction garde son importance et s’est imposée, presque contre la volonté de Hobbes, pour le droit politique absolutiste. » [22]
À l’articulation morale/politique, il faut ajouter l’articulation morale/religion, notamment dans la mesure où Hobbes, en ôtant à la notion de conscience sa valeur métaphysique et en lui substituant le concept d’opinion, s’est « forgé une terminologie extra-religieuse et par là se place au-dessus des partis ». [23] S’il sécularise la conscience, Hobbes ne la détache pas du monde extérieur à la manière de Descartes, il l’ancre dans la loi naturelle dont l’élaboration devient « la tâche de la philosophie morale ; son objet propre est la politique. Le résultat en est la justification de l’État absolutiste. » [25]
Afin de justifier l’État absolutiste, Hobbes décrit celui-ci comme une instance qui sépare le domaine privé de la politique : les convictions d’un individu, n’ayant pas de fonction, charge ou rôle étatique, se retrouvent littéralement privées de répercussions politiques, en particulier sur le plan législatif. Au travers du contrat, que Hobbes pose en principe entre le souverain et ses sujets, l’État prend en charge le politique ainsi que la sécurité des personnes qui trouvent dans la sphère privée une liberté apolitique.
« Le respect des lois souveraines n’était possible que si le sujet savait séparer la conviction et l’action qui se contredisaient déjà dans la guerre civile, pour pouvoir vivre en accord avec lui-même sans devoir tenir compte du contenu des lois à observer. Ainsi, la condition historique qu’était la guerre civile, devenait la condition nécessaire permettant à la réflexion de Hobbes de déduire son concept de souveraineté absolue. » [29-30]
Le point de départ des Lumières
Le désengagement politique du sujet-citoyen constitue la contrepartie de l’engagement de l’État. « Dans la mesure où l’homme comme sujet s’acquitte de son devoir d’obéissance, le souverain se désintéresse de sa vie privée. Ce sera le point de départ spécifique des Lumières. Elles se répandront dans la brèche que l’État absolutiste a ouverte pour pouvoir mettre un terme à la guerre civile. » [32]
L’existence d’une neutralité morale dans les décisions souveraines, le développement d’une plus grande tolérance religieuse nécessaire afin de mettre un terme à la guerre civile, la diminution de religiosité qui conditionne l’accroissement de la puissance politique de l’État favorisent l’émergence de philosophies reposant sur la nature et sur la raison. Partant de considérations morales, ces philosophies aspireront de plus en plus à la politique au cours du XVIIIe et contribueront à la chute de l’absolutisme. D’une certaine manière, l’ « État a créé un ordre nouveau dont il a ensuite été victime. » [32]
Les philosophes des lumières
La loi philosophique de Locke
« Le point de départ de l’élite bourgeoise est le for intérieur privé auquel l’État avait restreint ses sujets. » [43] Koselleck identifie John Locke comme « père spirituel des Lumières ». Dans son Essai sur l’entendement humain, Locke distingue trois sortes de lois : la loi divine, la loi civile, règle du crime ou de l’innocence, et la loi d’opinion ou de réputation, dite aussi loi philosophique, que Koselleck qualifie de « spécifiquement morale » [44]. Cette dernière mesure le vice et la vertu qui diffèrent d’un pays à l’autre.
En séparant la loi divine de la loi civile, Locke distingue loi naturelle et loi politique que Hobbes avait réunies, et il accorde à nouveau aux religions un caractère obligatoire. Mais surtout, il invente la loi philosophique. Selon Locke, bien que les hommes « aient résigné entre les mains du public la disposition de toutes leurs forces, de sorte qu’ils ne peuvent pas les employer contre aucun de leurs concitoyens au-delà de ce qui est permis par la loi du pays, ils retiennent pourtant toujours la puissance de penser bien ou mal, d’approuver ou de désapprouver les actions de ceux avec qui ils vivent et entretiennent quelque liaison ; et c’est par cette approbation et ce désaveu qu’ils établissent parmi eux ce qu’ils veulent appeler vertu et vice.2 »
Si les lois de la morale civile ne sont pas marquées du sceau de l’État, elles n’en deviennent pas moins obligatoires au travers du consentement tacite des citoyens. Elles sont étudiées non seulement par des philosophes particuliers, mais aussi par des assemblées de penseurs qui se rencontrent dans des clubs. « Les citoyens ne se contentent plus de se soumettre au pouvoir politique : ils constituent ensemble une society, qui développe ses propres lois morales, lesquelles se juxtaposent aux lois de l’État. Ainsi la morale civile entre – selon sa nature, certes : tacitement et en secret – dans l’espace public » [45].
À l’instar de Bayle qui fonde la raison sur un processus critique perpétuel, Locke justifie la transformation des opinions morales en loi grâce à un exercice constant de censure. La critique, liée à la raison, et la censure, associée à la morale, deviennent une seule et même activité s’autojustifiant. Avec la loi philosophique, « Locke a opéré la percée décisive au sein de l’ordre absolutiste » [47], mais il n’a pas identifié qui, de l’instance morale citoyenne ou de l’instance politique, doit trancher en cas de désaccord. « Du fait qu’il n’a pas déterminé le contenu des lois morales mais ne les a décrites que formellement dans leur genèse spécifique, il pense qu’elles pourraient coïncider dans leur contenu concret avec les lois politiques ou divines » [48]. Toutefois, il semble que le troisième pouvoir (moral) soit le plus important, car personne ne peut trouver suffisamment de force pour supporter le blâme et le mépris.
Les cercles privés
Dans les cercles privés des XVIIe et XVIIIe siècles, se sont retrouvés trois groupes de citoyens : l’aristocratie nobiliaire, la bourgeoisie montante et les protestants chassés de France après la révocation de l’édit de Nantes de 1685, qui se sont établis dans l’Europe du Nord et du Nord-Est. Exclus de toute politique, ces citoyens se réunissaient dans des lieux « apolitiques » comme la Bourse, les cafés, les académies, les bibliothèques ou les clubs où ils pouvaient discuter de sciences sans être soumis à l’autorité de la Sorbonne, mais aussi de droit, d’art et de littérature. Le marquis d’Argenson décrit le club de l’Entresol, dont il est membre, comme une espèce de club à l’anglaise composé « de gens qui aimaient à raisonner sur ce qui se passait, pouvaient se réunir et dire leur avis sans crainte d’être compromis, parce qu’ils se connaissaient tous les uns les autres, et savaient avec qui et devant qui ils parlaient3 » [55].
Parmi les cercles privés, « Les loges des francs-maçons représentent la formation typique d’un pouvoir indirect dans l’État absolutiste, exercé par la nouvelle bourgeoisie. Elles s’entouraient d’un voile protecteur : le silence, la discrétion, l’attachement au secret. » [57] Pourquoi tant de secret ? Koselleck convoque Lessing pour répondre à cette question : « Selon sa nature, la franc-maçonnerie est aussi vieille que la société civile4. » [58] Imitant les mystères de l’Église et les secrets de l’État, la bourgeoisie développe une forme sociale propre. « C’est le secret d’un troisième pouvoir qui vivait selon sa propre loi telle qu’elle s’était ajoutée, chez Locke, comme Loi de la censure du particulier, à la Loi divine et à la Loi civile. » [58]
Au sein des loges règne le principe d’égalité. Les différences d’ordre social s’effacent au profit d’une « égalité à l’extérieur de l’État ». [59] Néanmoins, « La liberté qu’elles maintenaient par rapport à l’État établi, plus que leur égalité sociale, était le vrai trait politique des loges bourgeoises. Cette liberté, leur légalité interne et leur indépendance n’étaient possibles qu’à condition d’échapper à l’influence des instances cléricales comme à la prise politique du pouvoir de l’État. » [59]
La République des lettres
En complément des cercles privés, la littérature et en particulier la philosophie représentent un terrain privilégié de la critique au XVIIIe siècle, une critique de plus en plus dirigée contre l’État. Selon le poète allemand Friedrich Schiller, « La juridiction du théâtre commence là où s’arrête le domaine des lois du monde5. » [83] Schiller instaure un dualisme conceptuel entre l’art et la politique, qui prolonge d’une certaine manière l’opposition traditionnelle spirituel/temporel et qui se traduit lexicalement par une série d’antagonismes : raison/révélation, liberté/despotisme, nature/civilisation, commerce/guerre, lumières/ténèbres, etc.
Cette opposition entre l’art et la politique induit un recouvrement des deux domaines. « C’est précisément l’insuffisance, le caractère incertain des lois politiques […] qui détermine… l’influence morale du théâtre6 ». [84] Au caractère changeant et nébuleux des lois politiques, associé notamment aux intrigues et aux passions, Schiller oppose la vérité et la stabilité des lois morales qui cadrent une sphère apolitique. Bien que séparées, les juridictions morales et politiques se trouvent cependant dans une dialectique pointant vers un même fait historique : la critique politique.
D’abord cantonnée par l’absolutisme dans le domaine moral, la critique prend appui sur ce dernier pour se projeter à nouveau en politique. Koselleck illustre cette dynamique plus spécialement avec l’exemple fondateur de Pierre Bayle. Inspiré par Richard Simon, Bayle a propulsé la critique sur le devant de la scène philosophique, la concevant comme un « travail sur les textes, indispensable à l’élucidation de leur forme authentique de leur vrai contenu. […] « Le règne de la critique », le règne des philologues érudits, des grammairiens des langues anciennes et de leurs traducteurs, commence pour lui avec l’humanisme ». [89] La méthode critique de Bayle s’étendant à tous les domaines du savoir humain, « les impliquant dans un procès infini de relativisation, la critique est devenue la véritable activité de la raison. » [90]
La critique constitue ainsi une méthode pour parvenir à établir des vérités en éliminant progressivement les contradictions qui jonchent les argumentaires traditionnels. Le progrès apparaît en ce sens comme cheminement vers la vérité. Il est facilité par la liberté de penser régnant dans la République des lettres. « La guerre civile, que l’État a éliminée, réapparaît inopinément dans le for intérieur privé que l’État a dû concéder à l’homme comme homme. La liberté absolue, la guerre de tous contre tous y règne en maître. » [92] C’est seulement via ce conflit perpétuel que la vérité peut être découverte.
Cependant, le caractère indéfini des oppositions entre en contradiction avec l’idée de vérité associée à une certaine stabilité. S’il a dirigé Bayle vers le scepticisme, le processus critique aboutit malgré tout à « une frontière : la religion et la révélation n’ont rien de commun avec la raison. Ainsi, Bayle a opéré une délimitation qui a permis à l’époque suivante de soumettre la religion et la révélation à la critique ». [93] Avec la critique, la morale a perdu son caractère religieux pour devenir essentiellement philosophique, fondant la raison. Bayle a tracé une seconde frontière entre le droit et l’État. Sachant ce qu’était la guerre civile, il estimait que toute opposition à l’État constituait un crime.
C’est au XVIIIe siècle que la critique entre plus explicitement, bien qu’indirectement, en conflit avec l’autorité étatique. Un philosophe comme Voltaire utilise la protection qu’offre la sphère morale, retranchée de l’État, pour franchir la frontière politique. « D’une part, Voltaire fait toujours comprendre qu’il présente un ouvrage « qui dit plus qu’il ne semble dire » ; ainsi dans l’épître dédicatoire de Zadig à la sultane Sheraa, plein d’invectives contre l’ordre établi […]. De l’autre, il fait des acrobaties pour démontrer l’utilité, l’innocence et le caractère inoffensif de la critique. » [96]
Diderot accentue l’extension de la morale à la politique en distinguant la personne et l’auteur. Il introduit une distance entre l’opinion et son émetteur au sein de laquelle s’engouffre la critique qui peut porter librement sur l’opinion, sans contraintes imposées par un ordre social. Koselleck va jusqu’à estimer que la « dépersonnalisation que la personne subit par la critique émancipée s’exprime dans le fait que la personne devient le fonctionnaire de la critique. » [98] Le processus de la critique, d’abord secret, finit par tout dévoiler, tout rendre public et par absorber les individus.
Dans une note de la première édition de La critique de la raison pure, Kant résume la situation vers la fin du XVIIIe siècle de la manière suivante : « Notre siècle est particulièrement le siècle de la critique à laquelle il faut que tout se soumette. La religion, alléguant sa sainteté et la législation sa majesté, veulent d’ordinaire y échapper ; mais alors elles excitent contre elles de justes soupçons et ne peuvent prétendre à cette sincère estime que la raison accorde seulement à ce qui a pu soutenir son libre et public examen7. » [103]
La crise et la philosophie de l’histoire
La philosophie de l’histoire, aspect de la crise
Les sociétés secrètes ont été accusées de dissoudre la souveraineté de l’État voire d’ambitionner une prise de pouvoir. Dans le cas de la société des Illuminés, en Allemagne, ces allégations ont continué bien après que cette société ait été anéantie. Malgré la répression contre une bourgeoisie somme toute minoritaire, un pouvoir « garantissait le succès du “plan de conquête” » [110] : la philosophie de l’histoire. « Ouvertement ou non, le citoyen moral était toujours en sécurité dans la philosophie de l’histoire, dont le nom même est un produit du XVIIIe siècle. Dans une large mesure, elle a pris la succession de la théologie. » [110] Chez les maçons, par exemple, elle emprunte à l’histoire chrétienne dans ses commencements pour s’en écarter à partir du « règne de la paix d’Auguste, car c’est sous ce règne que l’art royal s’est étendu à la Bretagne qui, devenue depuis lors nouvelle Mistress of the Earth, doit apporter aux peuples l’art de la paix. » [110-111]
Dans ces philosophies de l’histoire, la conviction morale étendue à la politique garantit seule le succès de l’entreprise. Nul recours à la violence n’est nécessaire pour démolir l’adversaire véritable, l’État, qui s’évanouira de lui-même. « Les artisans du plan dissimulent la possibilité de la révolution dans la mesure où ils ne comprennent celle-ci que par la philosophie de l’histoire. » [113] Mais c’est justement en occultant la révolution et en se projetant vers un avenir lointain que la philosophie de l’histoire amplifie les tensions existantes. « Le pronostic politique de la révolution et sa dissimulation par la philosophie de l’histoire sont deux aspects du même phénomène : la crise. » [116]
Cette crise politique, un membre de la nouvelle élite bourgeoise l’avait identifiée dès les années 1770 et cherchait à l’empêcher : Anne-Robert-Jacques Turgot. Fondée sur la loi de la nature, sa « conception d’avenir consistait en un plan d’une monarchie césarienne qui devait accorder et garantir aux citoyens » [118] liberté et égalité juridique. Sous ses apparences absolutistes, Turgot divergeait cependant profondément de la philosophie hobbesienne car il plaçait la source du droit dans la conscience morale, non dans le pouvoir établi.
Rousseau, penseur de la crise
Selon Koselleck, Rousseau est le premier à avoir critiqué à la fois l’État et la société civile : « Vous vous fiez à l’ordre actuel de la société, écrit-il dans l’Emile, sans songer que cet ordre est sujet à des révolutions inévitables, et qu’il vous est impossible de prévoir ni de prévenir celle qui peut regarder vos enfants. […] Nous approchons de l’état de crise et du siècle des révolutions8. » [133] L’horizon que constitue la révolution n’est pas associé chez Rousseau au progrès des Lumières mais à un état de crise où les êtres humains se retrouvent plongés dans l’incertitude et l’insécurité.
Le terme de crise, explique Koselleck, apparaît chez les philosophes qui ont une conception cyclique de l’histoire, en particulier chez Rousseau qui « voyait le cercle se fermer avec le « despotisme » conduisant à un nouvel état de nature9 ». [134] Si la représentation cyclique de l’histoire permettait d’appréhender un tournant où le progrès n’a pas sa place, elle ne suffit pas à comprendre le concept de crise chez Rousseau qui ne séparait pas la morale de la politique : « Ceux qui voudront traiter séparément la politique et la morale n’entendront jamais rien à aucune des deux10. »
Bien que Rousseau ait toujours redouté la révolution, « en voulant unir la morale éclairée à l’État, il a frayé mieux que personne » [135] son chemin. Il s’insère dans un courant que Koselleck qualifie d’ « hypocrite » au sens où celui-ci prônait des réformes morales et politiques tout en affirmant s’efforcer d’éviter une révolution, ; il jugeait négativement le pouvoir qui avait tendance à glisser vers l’abus de pouvoir et, parallèlement, s’instaurait en juge des pratiques morales et politiques.
Koselleck critique sans ménagement la solution politique de Rousseau exposée dans le Contrat social et fondée sur la volonté générale : « Ce que les premiers philosophes des Lumières n’osaient faire, Rousseau, dans sa naïveté, le prend au sérieux. La République des Lettres, où chacun est tout ensemble souverain occupe l’État. Depuis lors, la société se fait à elle-même son procès, à la poursuite d’une norme inaccessible. […] Rousseau cherchait l’unité de la morale et de la politique ; il a trouvé l’État total, la révolution permanente cachée sous le manteau de la légalité. » [135] La révolution permanente s’apparente à une dictature qui se distingue de l’absolutisme dans la mesure où elle efface la frontière public/privé qu’avait conservée Hobbes, elle remodèle en continu la réalité en fonction d’une idéologie évolutive.
Avec Rousseau, la crise devient inévitable notamment parce qu’en quittant le dualisme morale/politique, il ne se limite pas à considérer l’autorité comme immorale : celle-ci « rend nécessairement la société immorale, et l’homme également. » [142] Face à cette autorité pervertie, Rousseau convoque l’innocence de l’homme naturel, spontané. Selon Koselleck, cette innocence qui entraîne une réaction face à l’autorité est « le ferment révolutionnaire de l’idéologie bourgeoise. » [143] L’innocence utopique impose une révolution à laquelle manquent des bases politiques concrètes, pragmatiques. Et Koselleck de conclure : « Le manque de clairvoyance politique des Lumières s’accomplit dans la souveraineté de l’utopie. » [156]
Un éclairage historique d’actualité
Histoire et concepts
Comme je l’écrivais en introduction, ce livre m’a passionné et éclairé. Il n’est pas fréquent de rencontrer une telle érudition philosophique chez un historien. On a vu en France le cas inverse avec Michel Foucault qui est devenu source d’inspiration pour des historiens. Ici, l’histoire n’est pas tellement mobilisée comme instrument de déconstruction conceptuelle, mais en premier lieu comme élément d’explication de la formation des concepts. Et il ne s’agit pas uniquement d’une histoire des idées : une histoire politique et sociale vient étayer les concepts, par exemple la guerre civile qui participe de l’élaboration conceptuelle du contrat social et de l’absolutisme. De plus, Koselleck met en évidence une interaction entre l’histoire et les idées : la guerre civile influence la conception hobbesienne du contrat social qui influence à son tour les idées des philosophes des Lumières, celles-ci participant ensuite de la modification substantielle du cours de l’histoire.
En ces temps où l’on s’interroge de façon croissante sur l’avenir de la démocratie et sur la manière de vivre ensemble dans un monde qui a radicalement changé depuis la Révolution française, il me semble intéressant de réussir à penser les concepts fondateurs sous un angle historique afin d’éviter de les envisager comme des objets sacrés et immuables, sources de dogmatismes.
Au-delà de l’historicité des concepts, le thème de la critique reste plus que jamais d’actualité, en particulier s’agissant de ce qu’il est permis de mettre en doute et de ce qu’il est possible d’espérer. À l’époque des Lumières, le progrès était censé acheminer le genre humain vers la vérité, une vérité intriquée avec la morale au travers de la raison-critique. Le processus de critique permanente devait permettre d’aboutir à des vérités aussi bien scientifiques que politiques ou morales. Depuis les deux Guerres mondiales, nous sommes revenus des philosophies de l’histoire et la succession des crises politiques, économiques, environnementales et sanitaires résonne étonnamment avec l’intuition de Rousseau. Ce dernier n’aurait-il pas mieux diagnostiqué le problème que conçu une solution réaliste et pérenne ?
Politique, religion et morale
Sur un plan davantage philosophique, j’ai trouvé particulièrement éclairante l’analyse des concepts de politique, de religion et de morale, la distinction n’étant pas évidente et variant d’ailleurs d’un penseur à l’autre. S’agissant de la distanciation prise entre la morale et la religion, la lecture de Koselleck m’a aidé à percevoir davantage l’importance de Locke : après Descartes, qui a proclamé la possibilité d’une connaissance indépendante de l’existence divine, après Grotius et Hobbes qui ont conceptualisé un droit naturel indépendant du droit divin, Locke franchit un cap supplémentaire, peut-être encore plus important dans l’histoire de la sécularisation : celui de placer l’origine des lois morales dans la pensée des individus.
Chez Locke toujours, si la distinction censure/critique s’estompe, la mise en miroir des deux notions permet de mettre en avant la part morale de la critique qui ne se réduit pas à une mise en évidence sceptique de contradictions, mais correspond le plus souvent à la défense de convictions morales censurant des pratiques existantes. À nouveau, la résonance avec le présent se profile lorsque l’on observe que la critique prend souvent l’allure de censure, celle-ci s’octroyant même par moments la prééminence par rapport aux considérations scientifiques, au point d’en arriver à occulter la science dans le cas des théories du complot.
À la différence du XVIIIe siècle, les « complotistes » contemporains n’ont plus à dissimuler leurs opinions derrière le mur protecteur d’une confrérie assurant contre les retombées éventuelles de la censure royale. Leur quête de vérités réside moins dans la mise au jour de connaissances scientifiques que dans l’élucidation d’événements historiques, et plus exactement dans l’identification de responsables de ces événements. Tandis que les Lumières nourrissaient de grands espoirs dans le progrès, ils se retournent sans cesse vers le passé pour l’ausculter à la recherche d’un mal à extirper. Symptôme d’une société désillusionnée qui, après l’idéal bourgeois, ne parvient pas à imaginer un horizon commun auquel elle aspire ?
Notes
1.↑ Reinhart Koselleck, Le règne de la critique, Les Éditions de Minuit, 2019. Les numéros de page figurent entre crochet après les citations. Titre en allemand : Kritik und Krise. Eine Beitrag zur Pathogenese der bürgerlichen Welt (Critique et crise. Contribution à la pathogénèse du monde bourgeois).
2.↑ John Locke, Essai sur l’entendement humain [EEH], Librairie Générale Française, 2009, p. 547. Il a été reproché à la loi des philosophes de Locke de donner libre court à l’arbitraire. Celui-ci s’est défendu en précisant que son but « n’était pas de donner des règles de morale, mais de montrer l’origine et la nature des idées morales, et de désigner les règles dont les hommes se servent dans les relations morales, soit que ces règles soient vraies ou fausses. » Ibid., p. 76.
3.↑ Marquis d’Argenson, Mémoires… publiées par R. d’Argenson, Paris, 1825, p. 230.
4.↑ Lessing, Ernst und Falk. Gespräche für Freimaurer, 1778, (Sämtliche Schriften, t. 13, pp. 339 sq.).
5.↑ Schiller, Sämtliche Werke, Cotta, t. 11, p. 91.
6.↑ Ibid., p. 90.
7.↑ Kant, Critique de la raison pure, Paris, 1950, note p. 6. Après la mort de Frédéric II, la remarque disparaît de la seconde édition de 1787.
8.↑ Rousseau, Emile, livre III. Disponible ici : http://classiques.uqac.ca/classiques/Rousseau_jj/emile/emile.html
9.↑ Rousseau, Contrat social, III, p. 10 ; Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes : « La plus aveugle obéissance est la seule vertu qui reste aux esclaves. C’est ici le dernier terme de l’inégalité, et le point extrême qui ferme le cercle et touche au point d’où nous somme partis. » IIe partie in fine.
10.↑ Emile, livre IV.