Les montagnes russes émotionnelles

Photo de Pasi Mämmelä sur Pixabay

La quinzaine olympique a été, selon nombre de commentateurs, une parenthèse enchantée au sein d’une période troublée. Après une séquence politique chaotique entamée par la dissolution de l’Assemblée nationale, après les appréhensions diverses en termes d’organisation et de sécurité, le cru 2024 des JO a bénéficié, au-delà de la cérémonie d’ouverture, d’un cadre de carte postale, d’une pluie de médailles françaises et d’une ferveur surprenante. Un tel émoi rappelle par certains aspects la Coupe du monde de football 1998. Étudiant à l’époque, j’ai vécu l’ambiance extraordinaire des Champs-Élysées, consécutive aux victoires de l’équipe de France pendant la phase finale.

Ce qui m’interpelle aujourd’hui, dans la continuité du dernier instantané, c’est le gouffre émotionnel entre, d’une part, un quotidien médiatique véhiculant majoritairement des guerres, des drames et des tensions diverses, du moins accordant davantage de temps à ce type d’information et, d’autre part, l’euphorie des Jeux qui balaye transitoirement la négativité usuelle.

Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, ces montagnes russes émotionnelles ne sont pas si exceptionnelles, elles caractérisent un rapport fragmenté vis-à-vis d’une réalité décomposée en différentes sphères. N’exige-t-on pas fréquemment de laisser au seuil de l’entreprise ses problèmes personnels et, inversement, de ne pas rapporter à la maison ses tracas professionnels ? Les rôles que nous interprétons en fonction du contexte dans lequel nous nous situons charrient chacun des types de comportements et d’émotions différents. Ainsi, l’attitude adoptée pendant les vacances tranche régulièrement avec celle de la vie « active ». Consciemment, les sociétés contemporaines ont mis en œuvre des formes d’évasion temporaire, d’ exutoires qui s’apparentent à un paradis éphémère par comparaison à un quotidien éprouvant.

De manière similaire, les JO paraissent évoluer dans un monde distinct de celui des frictions politiques, issues elles-mêmes dans une large mesure de la concurrence économique, à ceci près que le fil rouge de la compétition​ demeure. Affluent de la morosité de nations dont la domination s’érode, la compétition provoque parallèlement l’enthousiasme des peuples qui se rejoignent pour encourager leurs représentants sportifs. Or dans une compétition comme celle des JO, seuls les trois premiers d’une discipline donnée reçoivent une médaille, les autres doivent se satisfaire du plaisir de participer, et récoltent fréquemment des commentaires désobligeants dans les médias.

La compétition mondialisée, politique, économique ou sportive, sculpte une hiérarchie élitiste et tresse des interactions entre les domaines qu’elle tend par ailleurs à isoler les uns des autres et à segmenter. En particulier, le sport inspire les entreprises qui, en retour, sponsorisent des athlètes et des équipes, ou recueillent leurs conseils pour performer. Le problème éthique de fond associé à la compétition telle qu’elle se déroule n’est pas, évidemment, l’émulation qu’elle favorise, mais l’inégalité structurelle qu’elle impulse, le stress et les frustrations excessifs qu’elle génère, ou les oppositions qu’elle entretient. En outre, pour dominer un marché ou une discipline sportive, il faut s’y investir à 100%, y consacrer littéralement sa vie, autrement dit, en partie s’aliéner car il est pratiquement impossible de mener une réflexion émancipatrice dans ces conditions.

La quête de records dans laquelle l’humanité est engagée m’apparaît anachronique à l’ère de l’automatisation, de la robotique et de l’intelligence artificielle. Les performances auxquelles parviennent les athlètes illustrent paradoxalement la facette machinique des êtres humains : ceux-ci exécutent de manière optimisée des suites de mouvements qu’ils ont appris par cœur. Ils s’escriment à maîtriser leur corps à la perfection, à le pousser au maximum de ses possibilités, entretenant de la sorte un anthropocentrisme vieillissant, un culte de l’excellence duquel il est si difficile de se déprendre car il plonge ses racines dans la Grèce antique et, plus largement, dans l’ensemble des mythes où les dieux ont figure humaine. L’idéal athlétique ne compense-t-il pas la réalité d’une population pratiquant relativement peu d’exercice physique, ne mangeant guère de façon équilibrée et développant une tendance à l’obésité ?

La joie démesurée qui auréole les JO constitue la contrepartie de la tristesse habituelle, celle de personnes subissant les contrecoups de compétitions dans lesquelles elles s’accrochent pour éviter tout « déclassement ». Les montagnes russes émotionnelles manifestent ainsi un déséquilibre social et psychologique profond.


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