Désespoir, attitude critique et aliénation dans le scepticisme antique

Contrairement à Descartes qui, en préambule de ses investigations philosophiques, doute délibérément de ce qu’il a appris et du monde extérieur1, le sceptique antique aboutit à la suspension du jugement après avoir longuement cherché la vérité comme moyen d’atteindre la tranquillité (ataraxie). Les réflexions du second consistent, selon Sextus Empiricus, à « mettre face à face les choses qui apparaissent aussi bien que celles qui sont pensées, de quelque manière que ce soit2 ». Or « du fait de la force égale qu’il y a dans les objets et les raisonnements opposés3 », le sceptique se retrouve dans l’impossibilité de décider entre les différentes thèses, et c’est « fortuitement » qu’il parvient à la tranquillité. Comme son indécision concerne les vérités, elle ne s’applique pas à ses actions qui se fondent sur les apparences dans le respect des coutumes et des traditions. Au-delà de cette définition du sceptique antique, qui lui confère les traits de la sagesse, se dissimulent des facettes obscures.

Selon Victor Brochard, deux grands facteurs historiques contribuent à appréhender l’émergence du scepticisme vers la fin IVe siècle AEC en Grèce : l’opposition entre les différentes écoles philosophiques, les « influences extérieures et politiques. […] Les hommes qui vivaient alors avaient été témoins des événements les plus extraordinaires et les plus propres à bouleverser toutes leurs idées. Ceux d’entre eux surtout qui avaient, comme Pyrrhon, accompagné Alexandre n’avaient pu passer à travers tant de peuples divers sans s’étonner de la diversité des mœurs, des religions, des institutions4. »

Si les Grecs, les philosophes en particulier, se sont opposés à la domination du grand roi macédonien, ils ont été encore bien davantage désabusés par les successeurs de celui-ci : la tyrannie « triomphe partout. Après une tentative malheureuse d’Athènes pour reconquérir la liberté, la lourde main d’Antipater retombe sur la ville […]. Si encore on avait pu laisser passer la tourmente et attendre des temps meilleurs ! Mais l’espérance même est interdite. L’avenir est aussi sombre que le présent.5 » Le parallèle avec l’époque contemporaine est tentant dans la mesure où la puissance occidentale n’est plus ce qu’elle était au XXe siècle et où les perspectives pour les années et les décennies à venir ne sont guère réjouissantes.

Conservons toutefois à l’esprit que le scepticisme antique est total : aucun type de connaissance n’échappe à ses arguments incisifs, tandis que de nos jours la physique, la chimie et une large part de la biologie résistent aux hypothèses sceptiques. Le sage antique qui a suspendu son jugement dit se satisfaire de l’ataraxie mais, ainsi que le prouvent les écrits de Sextus Empiricus ou les fragments de Timon, il se retrouve happé par la dialectique philosophique. Justifiant sans relâche sa position, critiquant (ou)vertement les divers « dogmatismes », dénonçant les raisonnements non concluants de ceux qui les professent, on peut se demander comment, dans ces conditions, le sceptique peut jouir d’une tranquillité6 qui constitue, paradoxalement, le but de ses investigations.

Sous l’effet d’attitudes critiques, l’ataraxie s’érode. De la sorte, non seulement le sceptique se soumet volontairement aux diverses contraintes sociales de son époque mais il s’enferme dans une critique sans répit qui l’oblige à assimiler l’ensemble des doctrines existantes et à les opposer les unes aux autres afin de justifier son indécision épistémologique chronique. Bien que celle-ci ne le réduise pas à l’inaction, ne l’accule-t-elle pas à la dépendance vis-à-vis des conditions extérieures, en particulier à l’obéissance aux règles dogmatiques des débats philosophiques ?


1. René Descartes, Discours de la méthode, Flammarion, 2000 : « Ainsi, à cause que nos sens nous trompent quelquefois, je voulus supposer qu’il n’y avait aucune chose qui fût telle qu’ils nous la font imaginer. […] je me résolus de feindre que toutes les choses qui m’étaient jamais entrées dans l’esprit, n’étaient non plus vraies que les illusions de mes songes. »

2. Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, Seuil, 1997, p. 57.

3. Ibid.

4. Victor Brochard, Les sceptiques grecs, Imprimerie nationale, 1887, p. 41-43. Disponible sur Gallica : Les sceptiques grecs / par Victor Brochard,… | Gallica (bnf.fr)

5. Ibid.

6. À part éventuellement Pyrrhon dont nous ne disposons que de témoignages idéalisés.


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