Qu’est-ce que la critique selon Michel Foucault ? Une question d’attitude

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En mai 1978, de retour d’un long séjour au Japon, Michel Foucault prononce une conférence devant la Société française de Philosophie. S’il mentionne d’entrée de jeu la problématique « Qu’est-ce que la critique ? », il n’a pourtant pas donné de titre à la conférence car cette question constitue le succédané de « Qu’est-ce que les Lumières ? ». C’eût « été indécent1 » d’employer une interrogation philosophiquement associée au texte de Kant, publié en 1784, parce que, nous allons le voir, Foucault inverse la démarche kantienne en partant du pouvoir plutôt que des connaissances.

Bien que la problématique de la critique ne soit pas centrale dans la pensée foucaldienne, qu’elle apparaisse tardivement, de 1978 à 1984, j’entame une réflexion sur le concept de critique à partir de Foucault car, d’une part, j’admire les éclairages qu’il en a donnés, ceux-ci ne se limitant pas à la conférence et au texte évoqués dans cet article et, d’autre part, je considère particulièrement stimulantes ses analyses autour de l’idée de gouvernementalité. De plus, le thème de la critique accompagne un changement de thématique et de perspective chez le philosophe français : alors que celui-ci étudiait dans les années 1960-1970 des formes d’exclusion (folie, prison, interdits de langage, volonté de vérité…) au sein de contextes sociaux, politiques et épistémologiques, il infléchit ses recherches au début des années 1980 vers l’étude de pratiques individuelles de liberté.

Qu’est-ce que la critique ?

Dans la conférence de 1978, Foucault commence par associer intimement critique et philosophie : « Il faudrait essayer de tenir quelques propos autour de ce projet qui ne cesse de se former, de se prolonger, de renaître aux confins de la philosophie, tout près d’elle, tout contre elle, à ses dépens, en direction d’une philosophie à venir, à la place peut-être de toute philosophie possible2. » La critique apparaît avec la philosophie, elle la transforme de l’intérieur, au point de provoquer, éventuellement, sa désagrégation. Elle s’appréhende en premier lieu comme « une certaine manière de penser, de dire, d’agir également, un certain rapport à ce qui existe, à ce qu’on sait, à ce qu’on fait, un rapport à la société, à la culture, un rapport aux autres aussi et qu’on pourrait appeler, disons, l’attitude critique3. »

Devant la diversité des critiques existantes, passées ou présentes, on peut s’étonner de « chercher une unité à cette critique, alors qu’elle semble vouée par nature, par fonction, […] par profession, à la dispersion, à la dépendance, à la pure hétéronomie. Après tout, la critique n’existe qu’en rapport avec autre chose qu’elle-même : elle est instrument, moyen pour un avenir ou une vérité qu’elle ne saura pas et ne sera pas4 ». La distance irréductible qu’introduit ici Foucault entre la critique et la vérité fournit un éclairage sur sa démarche épistémologique qui consiste à étudier, non des connaissances établies, sédimentées d’une époque, mais leur archéologie et leur généalogie.

L’archéologie s’efforce de ressaisir au travers d’interactions « savoir-pouvoir », ni le savoir ni le pouvoir n’étant figés, comment des connaissances sont acceptées dans un domaine particulier ; la généalogie « essaie de restituer les conditions d’apparition d’une singularité à partir de multiples éléments déterminants5 ». Par exemple, durant la seconde moitié du XVIIIe siècle, il s’est opéré un « glissement spontané », hors d’un cadre institutionnel, qui a conduit à la création d’ « asiles spécialement destinés aux fous6. » Cette singularité historique, d’ordre généalogique, a été accompagnée d’une nouvelle façon d’appréhender la folie, non simplement comme une déraison qu’aucune rationalité ne peut expliquer, mais comme « un domaine où la raison peut se retrouver, presque déjà se reconnaître7. » Dans la dernière partie de l’Histoire de la folie à l’âge classique, Foucault retrace l’archéologie de ces nouvelles manières de concevoir la folie, celle-ci marquant alors une limite de la connaissance humaine.

L’approche historico-philosophique de Foucault s’inscrit dans une perspective critique qui se situe en amont de la vérité. La critique permet en quelque sorte de défricher, « d’écarter les erreurs. Il y a quelque chose dans la critique qui s’apparente à la vertu8. » Cette vertu est commune à tous les domaines (philosophie, science, droit, économie, politique…) où la critique peut s’exercer. Elle permet, avec l’idée d’attitude, de concevoir une unité à la critique. Un autre concept clé confère une unité à la critique : celui de gouvernement. En 1978, Foucault propose comme première définition de la critique : « l’art de n’être pas tellement gouverné9 ». Il identifie trois points d’ancrage historiques : la réforme protestante comme critique d’une direction de conscience catholique ; le droit naturel comme critique des lois positives ; la certitude scientifique comme critique de l’autorité.

À la lumière de ces phénomènes historiques, « on voit que le foyer de la critique, c’est essentiellement le faisceau de rapports qui noue l’un à l’autre, ou l’un aux deux autres, le pouvoir, la vérité et le sujet. […] la critique c’est le mouvement par lequel le sujet se donne le droit d’interroger la vérité sur ses effets de pouvoir et le pouvoir sur ses discours de vérité ; la critique, ce sera l’art de l’inservitude volontaire10 ». Foucault rapproche directement cette définition de celle donnée par Kant de l’Aufklärung [terme allemand pour les Lumières] qui doit permettre à l’humanité de sortir d’un état de minorité dans lequel elle serait maintenue. Elle y serait maintenue à cause d’une autorité excessive (politique, religieuse…), mais aussi à cause d’une incapacité de l’humanité à se servir de son entendement et à faire preuve de courage pour acquérir un savoir émancipateur. Toutefois, la connaissance seule ne suffit pas à sortir de l’état de minorité. L’accès à davantage de liberté dépend de « l’idée que nous nous faisons de notre connaissance et de ses limites11. » Or chez Kant le savoir ne permet pas de répondre à la question de l’existence de Dieu. Les limites de la connaissance sont données par la loi morale que l’individu découvre par lui-même et à laquelle il obéit, devenant ainsi auto-nome12.

Si la critique kantienne, sur le plan politique, a été modérée, et que l’on pourrait montrer que « l’autonomie est loin d’être opposée à l’obéissance aux souverains13 », Foucault estime que l’histoire du XIXe et du XXe siècles a donné « bien plus de prises à la continuation de l’entreprise critique » telle que Kant l’avait formulée, en particulier au travers du positivisme, du développement de l’État et de la constitution d’une science de l’État. Ces nouvelles rationalités et techniques de gouvernement ont donné lieu à des excès qui ont été plus particulièrement dénoncés philosophiquement en Allemagne.

Foucault met alors en avant ses affinités avec l’École de Francfort, sans mentionner Marx, et salue le travail d’historiens français des sciences comme Cavaillès, Bachelard et Canguilhem. Ceux-ci se sont interrogés sur la problématique de la constitution de la « rationalité à partir de quelque chose de tout autre14 ». S’il existe un point commun entre ces démarches et celle de Foucault, c’est la question « qu’est-ce donc que je suis, moi qui appartiens à cette humanité, […] à cet instant d’humanité qui est assujetti au pouvoir de la vérité en général et des vérités en particulier15 ? » Dans un style nietzschéen, Foucault passe les concepts de vérité et de sujet au tamis de l’histoire et du pouvoir, rappelant ce qui le sépare de Kant dont les analyses prennent la « forme d’une enquête en légitimité des modes historiques du connaître16 ».

En lieu et place de ce type d’examen, Foucault propose de « prendre pour entrée dans la question de l’Aufklärung non pas le problème de la connaissance, mais celui du pouvoir17 ». L’enquête ne se donne plus alors pour but de délimiter le vrai du faux, le réel  de l’illusoire. Elle cherche à « savoir quels sont les liens, quelles sont les connexions qui peuvent être repérées entre mécanismes de coercition et éléments de connaissance […]. Donc ne pas, à ce premier niveau, opérer le partage de légitimité, ne pas assigner le point de l’erreur et de l’illusion18. »

Au sein de ce cadre d’analyse, les termes de savoir et de pouvoir sont employés de façon purement « méthodologique : il ne s’agit pas de repérer à travers eux des principes généraux de la réalité […]. Il s’agit ainsi d’éviter de faire jouer d’entrée la perspective de légitimation comme le font les termes de connaissance ou de domination19. » De plus, il ne faut à aucun moment considérer qu’il existerait « un savoir ou un pouvoir, pire encore le savoir ou le pouvoir qui seraient en eux-mêmes opérants. Savoir, pouvoir, ce n’est qu’une grille d’analyse20. » Le savoir désigne les procédures et les effets de connaissance acceptables dans un domaine et un contexte historique donnés, le pouvoir recouvre ce qui peut induire des comportements ou des discours. L’acquisition de savoir dépendant de mécanismes de pouvoir et l’acquisition de pouvoir dépendant de savoirs, les deux notions se recoupent, elles sont indissociables.

La critique foucaldienne étudie les « nexus savoir-pouvoir » simultanément au travers de trois dimensions d’analyse : l’archéologie, la généalogie et la stratégie. Nous avons déjà décrit les deux premières. La troisième désigne de façon assez générale des ensembles de relations ou d’interactions, notamment entre individus ou entre groupes. Chaque stratégie s’inscrit dans « un jeu qui la déborde21 » et peut influencer en retour ce jeu. Pour un fait historique donné, la superposition de ces trois dimensions d’analyse revient, selon Foucault, à une observation « empirique » permettant de « ressaisir » ce fait « dans sa positivité22 ». Il s’agit probablement de l’aspect le plus paradoxal de la méthodologie élaborée par Foucault : la revendication d’une positivité, autrement dit d’une description factuelle, à partir de recherches documentaires.

L’investigation critique ne revient donc plus à se demander, partant d’une conception idéalisée de la connaissance, comment les défauts de légitimité de celle-ci, les erreurs et les illusions peuvent entraîner de la domination, mais : « comment l’indissociabilité du savoir et du pouvoir dans le jeu des interactions et des stratégies multiples peut-elle induire à la fois des singularités […] et un champ de possibles, d’ouvertures, d’indécisions, de retournements et de dislocations éventuelles […], qui fait de ces effets des événements, rien de plus, rien de moins que des événements23 ? »

De façon schématique :

Les différents déplacements sémantiques opérés par Foucault, notamment via la création de nouveaux concepts font ressortir plusieurs aspects nietzschéens de sa philosophie, qui le distinguent de Kant : premièrement, un déplacement nominaliste qui s’efforce en permanence d’éviter, non une délimitation fixe et stable des concepts, mais une essentialisation ou réification de ceux-ci. Deuxièmement, un déplacement méthodologique : l’analyse critique de Foucault prend pour point de départ le pouvoir et ambitionne la « positivité », tandis que celle de Kant s’appuie sur la connaissance et identifie des limites qui sont la source même d’une autonomie, donc d’une forme d’action indéterminée. Troisièmement, un déplacement téléologique : alors que Kant vise l’autonomie du sujet, Foucault a acté la « mort de l’homme » déclarée par Nietzsche et a démantelé la notion d’identité personnelle, en particulier celle d’origine transcendantale. Il demeure en lieu et place du sujet autonome un champ de possibles et d’événements dépersonnalisés interagissant avec le nexus savoir-pouvoir. La critique, notamment celle de l’ « intellectuel spécifique », alimente les savoirs d’un domaine particulier, permettant ainsi aux personnes concernées d’intervenir dans le domaine en question.

Cette approche de la critique n’a pas manqué d’interroger, notamment Didier Eribon en 1981 : « Après Michel Foucault critique, est-ce que l’on va voir le Michel Foucault réformiste ? C’était tout de même un reproche souvent adressé : la critique menée par les intellectuels ne débouche sur rien ? » Et Foucault de répondre : « Dire que cela n’a rien donné est tout à fait faux. Est-ce que vous pensez qu’il y a vingt ans on posait les problèmes du rapport entre la maladie mentale et la normalité psychologique, le problème de la prison, le problème du pouvoir médical, le problème du rapport entre les sexes, etc., comme on les pose aujourd’hui ? […] Et puis surtout, je ne crois pas que l’on puisse opposer critique et transformation, la critique « idéale » et la transformation « réelle24 ». »

Clôturons cette première partie de l’analyse par quelques considérations à propos du positionnement philosophique de Foucault : si celui-ci, en 1978, ne peut intituler sa conférence « Qu’est-ce que les Lumières ? » c’est parce qu’il fait appel à Kant autant pour indiquer que sa philosophie s’inscrit dans le prolongement de celle de l’auteur des Critiques que pour souligner une différence radicale de méthodologie avec celui-ci. Après avoir apostrophé de multiples fois l’humanisme25 et critiqué ouvertement l’ « illusion anthropologique26 » chez Kant, l’appel apparaît pour le moins surprenant, tout autant que ces déclarations : « n’étant pas moi-même philosophe, étant à peine critique, par rapport à cette Aufklarüng27 » ; « Je hais la polémique, et quant à la critique, je ne suis pas doué pour elle28. » Qu’en aurait-il été si Foucault avait été doué pour la critique ! Au-delà du jeu philosophique, dans lequel il excellait, cet appel à Kant n’est pas anodin, il se reproduira plus spécialement en 1983, dans son cours au Collège de France Le gouvernement de soi et des autres, puis en 1984.

Qu’est-ce que les Lumières ?

La question « Qu’est-ce que les Lumières29 ? » a été posée par le périodique allemand Berlinische Monatsschrift. Mendelsshon puis Kant y ont répondu, le second en décembre 1784. En 1984, Foucault s’intéresse à la réponse du philosophe de Königsberg parce que la question posée « concerne la pure actualité30 » de l’époque et parce que dans ce texte, Kant, contrairement à d’autres de ses écrits, ne se projette pas vers un avenir idéal et n’invoque pas une forme de métaphysique. S’il n’avait pas mentionné cette question dans la conférence de 1978, il l’avait toutefois évoquée un peu plus tôt, la même année, dans son introduction à la traduction anglaise du Normal et du pathologique de Canguilhem : « l’histoire des sciences met en œuvre l’un des thèmes qui s’est introduit de façon presque subreptice dans la philosophie à la fin du XVIIIe siècle ; pour la première fois, on posait à la pensée rationnelle la question non plus seulement de sa nature, de son fondement, de ses pouvoirs et de ses droits, mais celle de son histoire et de sa géographie ; celle de son passé immédiat et de son actualité31 ».

Dans son questionnement de 1984, Foucault évoque à nouveau bien entendu la « sortie de la minorité », et il se penche plus particulièrement sur la distinction public/privé introduite par Kant, une distinction qui ne correspond pas exactement à celle de notre langage courant. « L’homme, dit Kant, fait un usage privé de sa raison, lorsqu’il est « une pièce d’une machine »; c’est‑à‑dire lorsqu’il a un rôle à jouer dans la société et des fonctions à exercer : être soldat, avoir des impôts à payer, être en charge d’une paroisse, être fonctionnaire d’un gouvernement, tout cela fait de l’être humain un segment particulier dans la société […]. En revanche, quand on ne raisonne que pour faire usage de sa raison, quand on raisonne en tant qu’être raisonnable (et non pas en tant que pièce d’une machine), quand on raisonne comme membre de l’humanité raisonnable, alors l’usage de la raison doit être libre et public.32 »

Suite à cet éclaircissement, Foucault fait ressortir le « problème politique » de l’Aufklarüng, il se demande comment, concrètement, assurer un usage public de la raison. Kant « propose à Frédéric II, en termes à peine voilés, une sorte de contrat. Ce qu’on pourrait appeler le contrat du despotisme rationnel avec la libre raison : l’usage public et libre de la raison autonome sera la meilleure garantie de l’obéissance, à la condition toutefois que le principe politique auquel il faut obéir soit lui‑même conforme à la raison universelle. »

Arrivé à ce stade du questionnement, Foucault met en relation ce texte de Kant avec les trois Critiques de celui-ci, car la dualité public/privé repose sur une « raison universelle » qui se situe justement au cœur du projet critique. Ce dernier a « pour rôle de définir les conditions dans lesquelles l’usage de la raison est légitime pour déterminer ce qu’on peut connaître, ce qu’il faut faire et ce qu’il est permis d’espérer. » Foucault décèle une originalité dans la réponse de Kant au périodique allemand : « il me semble que c’est la première fois qu’un philosophe lie ainsi, de façon étroite et de l’intérieur, la signification de son œuvre par rapport à la connaissance, une réflexion sur l’histoire et une analyse particulière du moment singulier où il écrit et à cause duquel il écrit. »

L’articulation entre ces trois problématiques plonge la connaissance dans l’histoire, mais ce n’est pas ce qui retient l’attention de Foucault, ce dernier a déjà suffisamment travaillé le thème par le passé. Ce qui l’interpelle, c’est l’ « attitude » de Kant, la manière que celui-ci a de se comporter vis-à-vis de l’actualité, « une manière de se conduire qui, tout à la fois, marque une appartenance et se présente comme une tâche. Un peu, sans doute, comme ce que les Grecs appelaient un êthos. » Dans ce passage, Foucault définit l’attitude de Kant comme celle de la « modernité », allant ainsi à l’encontre d’une tradition consistant à faire commencer la modernité davantage au XVIe siècle, et il relie cette attitude à l’êthos de la Grèce antique. Il poursuit son raisonnement en s’efforçant, à l’aide de Baudelaire, d’appréhender « comment l’attitude de modernité, depuis qu’elle s’est formée, s’est trouvée en lutte avec des attitudes de « contre‑modernité ». »

Dans les écrits du poète français du XIXe siècle, il observe que « l’attitude de modernité, la haute valeur du présent est indissociable de l’acharnement à l’imaginer, à l’imaginer autrement qu’il n’est et à le transformer non pas en le détruisant, mais en le captant dans ce qu’il est. » De plus, « L’homme moderne, pour Baudelaire, n’est pas celui qui part à la découverte de lui‑même, de ses secrets et de sa vérité cachée ; il est celui qui cherche à s’inventer lui‑même. » Enfin, Foucault note chez Baudelaire que le changement ne peut pas se produire politiquement mais seulement « dans un lieu autre que Baudelaire appelle l’art. »

Cet exemple historique et littéraire sert d’appui à Foucault pour valoriser une attitude que l’on retrouve aussi bien chez les penseurs des Lumières que chez ceux de la Grèce antique, « un êthos philosophique qu’on pourrait caractériser comme critique permanente de notre être historique. » Cette critique permanente n’est pas celle d’un « chantage » qui intimerait l’ordre d’être « pour ou contre » les Lumières. Ici Foucault, de façon sous-entendue, prend ses distances par rapport à Horkheimer et Adorno (École de Francfort) dont la Dialectique de la raison condamne l’Aufklarüng qu’ils associent à une raison « totalitaire33 », d’une manière qui a conduit ces philosophes à s’enfermer dans une critique systématique et insuffisamment nuancée de la rationalité. Il prend le temps, ensuite, de distinguer l’Aufklarüng de l’humanisme, estimant que « la thématique humaniste est en elle‑même trop souple, trop diverse, trop inconsistante pour servir d’axe à la réflexion. »

Après avoir, comme à son habitude, commencé par dire ce que les Lumières ne sont pas, il expose « un contenu plus positif à l’êthos philosophique ». Celui-ci peut se caractériser comme une « analyse des limites », mais contrairement à la critique kantienne, il s’agit de « transformer la critique exercée dans la forme de la limitation nécessaire en une critique pratique dans la forme du franchissement possible. » On retrouve ici ce qu’exposait Foucault en 1978 lorsqu’il évoquait un « champ de possibles » avec deux concepts complémentaires : celui de pratique et celui de franchissement, les deux concepts projetant davantage dans l’action qu’un « art de ne pas être tellement gouverné ». L’art, ainsi que Baudelaire l’illustre, peut appartenir à un registre distinct de celui de l’action. Cette évolution de la définition de la critique est-elle en rapport avec des critiques adressées aux intellectuels du XXe siècle et à Foucault en particulier ?

Quoi qu’il en soit, Foucault exprime que l’ « attitude historico‑critique doit être aussi une attitude expérimentale » en prenant garde de « se détourner de tous ces projets qui prétendent être globaux et radicaux. En fait, on sait par expérience que la prétention à échapper au système de l’actualité pour donner des programmes d’ensemble d’une autre société, d’un autre mode de penser, d’une autre culture, d’une autre vision du monde n’ont mené en fait qu’à reconduire les plus dangereuses traditions. » Foucault « préfère les transformations très précises », à l’image des investigations contextualisées qu’il a menées au sujet des prisons, de la folie, de la sexualité ou de la maladie. « Je caractériserai donc l’êthos philosophique propre à l’ontologie critique de nous‑mêmes comme une épreuve historico‑pratique des limites que nous pouvons franchir, et donc comme travail de nous-mêmes sur nous‑mêmes en tant qu’êtres libres. »

Surgit alors la question : à se borner à des enquêtes locales ou partielles, n’y a-t-il pas un risque d’aliénation ? Selon Foucault, il faut « renoncer à l’espoir d’accéder jamais à un point de vue qui pourrait nous donner accès à la connaissance complète et définitive de ce qui peut constituer nos limites historiques. » Cependant, cette méconnaissance n’induit pas que le travail doit se réaliser de façon désordonnée. Pour le mener, il identifie quels devraient être son enjeu, son homogénéité, sa systématicité et sa généralité.

Son enjeu, c’est « comment déconnecter la croissance des capacités et l’intensification des relations de pouvoir ? » ; son homogénéité réside dans l’étude de « rationalités » replacées dans leur contexte historique ; sa systématicité se définit par les relations entre savoir, pouvoir et éthique ; sa généralité consiste en « l’étude des (modes de) problématisations », car si ces modes varient d’une période à l’autre, la constante historique reste l’idée d’une problématisation. Quelque chose pose problème et on tente de résoudre ce problème. Et pour mener à bien ce travail, il convient de procéder à des études diverses suivant la méthodologie critique qu’il a esquissée (archéologie, généalogie, stratégie).

L’êthos philosophique foucaldien permet-il de concevoir concrètement l’articulation entre penser et agir, entre une analyse identifiant des contraintes conventionnelles et des actions émancipatrices ? Il me semble que pour s’en former une idée plus précise, il convient d’examiner ce que Foucault dit à ce sujet dans ses derniers cours au Collège de France à partir de Subjectivité et vérité. J’y reviendrai éventuellement dans un futur article car la question de la transformation de la réflexion en action, en particulier la question de la réalisation politique, me semble au cœur des problématiques des pensées critiques contemporaines, et je dirais même, au cœur de toute philosophie ne se retranchant pas dans une forme de contemplation.

Relativement à ces interrogations, j’aurais tendance à transgresser la règle durkheimo-foucaldienne consistant à mener des enquêtes spécifiques, car il me semble difficile d’envisager une critique efficiente, individuellement ou politiquement, sans parvenir à se forger, non une vision du monde, mais une conception synthétique du savoir contemporain, notamment en distinguant ce qui relève de la science (limite potentiellement infranchissable) de ce qui relève de la morale34 (limite potentiellement franchissable). En se restreignant à des enquêtes spécifiques, comment dégager une vue d’ensemble qui permette de s’orienter dans la vie sans dépendre excessivement d’une ou plusieurs autorités ? Comment ne pas devenir le jouet de multiples déterminations ? Foucault d’ailleurs, en remontant à l’Antiquité, en analysant des éthiques grecques qui ne se limitaient pas à un domaine de réflexion ou d’action particulier, a mis en relief des éléments d’ordre général applicables à des éthiques contemporaines. Si la spécialisation apparaît nécessaire pour parvenir à l’efficacité, je la considère comme bloquante s’agissant de la possibilité d’accéder à une forme d’autonomie qui ne soit pas une simple illusion, aussi bien individuellement que collectivement. Il y a là, je crois, un lien avec le sentiment répandu de nos jours d’une perte de contrôle, d’une domination par des techniques, domination qui est amplement dénoncée depuis l’École de Francfort et Heidegger, mais pour quel effet ?


Notes

1. Michel Foucault, Qu’est-ce que la critique ?, Vrin, 2015, p. 33.

2. Ibid., p. 34.

3. Ibid. Je souligne.

4. Ibid.

5. Ibid., p. 55.

6. Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Gallimard, 2014.

7. Ibid.

8. Ibid.

9. Michel Foucault, Qu’est-ce que la critique ?, op. cit., p. 37.

10. Ibid., p. 39.

11. Ibid., p. 42.

12. Étymologie Larousse : grec autonomos, qui se gouverne par ses propres lois.

13. Michel Foucault, Qu’est que la critique ?, op. cit., p. 42.

14. Ibid., p. 46.

15. Ibid., p. 48-49.

16. Ibid., p. 50.

17. Ibid., p. 51.

18. Ibid.

19. Ibid., p. 52.

20. Ibid.

21. Ibid., p. 56.

22. Ibid., p. 53.

23. Ibid., p. 57.

24. Michel Foucault, « Est-il donc important de penser ? » (entretien avec D. Éribon), Libération, n° 15, 30-31 mai.
1981, p. 21 in Dits et écrits, tome IV, Gallimard, 1984, p. 178-182.

25. Notamment dans son « Entretien avec Madeleine Chapsal », La Quinzaine littéraire, n° 5, 16 mai 1966, p. 14-15 in Dits et écrits, tome I, Gallimard, 1994, p. 516 : « Notre tâche est de nous affranchir définitivement de l’humanisme, et c’est en ce sens que notre travail est un travail politique, dans la mesure où tous les régimes de l’Est ou de l’Ouest font passer leur mauvaise marchandise sous le pavillon de l’humanisme… »

26. Michel Foucault, « Introduction à l’Anthropologie » in Emmanuel Kant, Anthropologie d’un point de vue pragmatique, Vrin, 2008, p. 78 : « Les valeurs insidieuses de la question : Was ist der Mensch ? [Qu’est-ce que l’humain ?] sont responsables de ce champ homogène, déstructuré, indéfiniment réversible où l’homme donne sa vérité comme âme de la vérité. […] Qu’elles circulent indifféremment dans toutes les sciences humaines et dans la philosophie ne fonde pas un droit à penser comme d’un seul tenant celle-ci et celle-là, mais signale seulement l’incapacité où nous sommes d’exercer contre cette illusion anthropologique une vraie critique.
Et pourtant de cette critique nous avons reçu le modèle depuis plus d’un demi-siècle. L’entreprise nietzschéenne pourrait être entendue comme point d’arrêt enfin donné à la prolifération de l’interrogation sur l’homme. »

27. Michel Foucault, Qu’est-ce que la critique ?, op. cit., p. 41.

28. Ibid., p. 47.

29. Plus précisément Was ist Aufklärung ? Disponible en ligne ici.

30. Michel Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? » in Dits et Ecrits, tome IV, Gallimard, 1984, p. 562-578.

31. « Introduction by Michel Foucault » (« Introduction par Michel Foucault »), in Canguilhem (G.), On the Normal and the Pathological, Boston, D. Reidel, 1978, pp. IX-XX in Michel Foucault, Dits et écrits, tome III, Gallimard, 1984, p. 431.

32. Michel Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? », op. cit. Toutes les prochaines citations sont issues de ce texte.

33. Max Horkheimer, Theodor W. Adorno, La dialectique de la raison, Gallimard, 1983 (1944), p. 24.

34. J’emploie ici le terme de morale plutôt que d’éthique car Foucault, de même qu’Habermas, distingue la morale commune de l’éthique individuelle, chose que je n’ai pas souhaité faire jusqu’à présent.


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