Les intérêts, ressorts de la recomposition sociale dans la Grande-Bretagne du XVIIIe siècle

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Atelier d’épingles et table géorgienne : production et consommation dans la Grande-Bretagne du XVIIIᵉ siècle. Image générée avec ChatGPT

Aux origines de la valorisation de l’économie (XVe-XIXe siècle) – Article 4

Dans la Grande-Bretagne du XVIIIe siècle, le mot « intérêt » condense des réalités hétérogènes que nous distinguons pour éviter les confusions. D’abord, l’intérêt financier, catégorie instrumentale et première étymologiquement, qui désigne le coût temporel d’une dette. Il articule, très concrètement, les trois domaines normatifs suivants : (a) l’intérêt public, qui concerne la puissance et la stabilité collectives ‒ l’État finance la guerre et les infrastructures quand la confiance tient, mais une crise du crédit peut au contraire menacer l’ordre politique ; (b) les intérêts situés, ceux de groupes et d’institutions comme les marchands, les compagnies, les paroisses, les localités ou les corporations ; (c) l’intérêt personnel, celui du rentier, du prêteur, du consommateur à crédit. L’ordre de ces trois domaines normatifs correspond à l’ordre social du début XVIIIe siècle ‒ l’État, les groupes, les individus ‒ que l’économie met sous pression.

Par là, notre enquête n’essaie pas de reconstituer les « causes » de la croissance soutenue – elle suit la manière dont l’économie s’institue comme valeur sociale et politique, dans le prolongement des XVIe-XVIIe siècles1. Nous observerons d’abord comment la rencontre et la confrontation de divers intérêts politiques, économiques et académiques façonnent une certaine ouverture économique et sociale.

Ensuite, nous décrirons les querelles associées à l’endettement de l’État, aux mesures stimulant l’économie et à l’extension du crédit dans toutes les strates sociales (État, entreprises, particuliers). Malgré les oppositions, le crédit ‒ indissociable de l’intérêt ‒ se moralise, notamment par le biais de la confiance sur laquelle il repose. Il se répand dans les établissements financiers comme dans le langage courant. Dans ce contexte où les opportunités d’investissement se multiplient, les prémices d’une classe moyenne se dessinent.

Ce déplacement normatif et social accompagne une dynamique de production et de consommation : au système domestique, déjà développé au XVIIe siècle, s’ajoutent les prodromes de la révolution industrielle et l’émergence d’une société de consommation moderne. Cette dernière escorte et reflète l’émulation sociale qui remet en question l’ordre traditionnel.

Après l’histoire politique, économique et sociale, nous examinerons comment l’économie et l’intérêt personnel ont intégré les théories philosophiques (de Pufendorf à Smith), pour aboutir à l’ « harmonie des intérêts » sous conditions de justice et de concurrence. C’est au croisement des pratiques et des justifications théoriques que l’économie s’affirme, au-delà du politique, comme principe d’ordre social.

Une ouverture économique et sociale intéressée

Le Parlement, facilitateur économique

Dans la continuité du rééquilibrage du rapport de force entre Parlement et monarchie ‒ évoqué dans l’article précédent2 –, un relâchement partiel de la hiérarchie sociale se dessine autour d’un compromis politico-financier. Après 1688, la crédibilité parlementaire dans le service de la dette et la consolidation d’institutions nouvelles (Banque d’Angleterre, dette « fundée », sociétés par actions) réduisent les frictions de financement, créant des opportunités pour porter des projets sans grand pedigree3.

Localement, le Parlement fait prospérer des initiatives par centaines : les turnpike trusts, créés par des actes du Parlement qui nomment des trustees. Ces derniers, souvent des notables terriens, perçoivent des péages et empruntent pour moderniser les routes. Les travaux académiques montrent que ces trusts augmentent l’investissement routier et, in fine, abaissent les coûts de transport et les temps de trajet, élargissant ainsi les marchés intérieurs où les savoir-faire incrémentaux rapportent4.

Une même logique est appliquée aux canaux : l’aristocratie sert de commanditaire et de relais législatif. Le Bridgewater Canal – conçu et poussé par le duc de Bridgewater, avec James Brindley comme ingénieur – est propulsé par des Actes de 1759-1760 et ouvre en 1761. Il constitue un exemple type de sponsoring d’une infrastructure industrielle transformatrice par un membre de la noblesse5.

Dans le domaine énergétique, des coalitions aristocratiques et de gentry organisent l’offre. Les « Grand Allies » (dès 1726) mutualisent des capitaux et des droits de passage (wayleaves) dans le nord-est. Elles contrôlent la production et bâtissent des waggonways/voies ferrées primitives (tramways miniers) tractées par chevaux. George Bowes, puissant propriétaire houiller et longtemps député whig, incarne ce nœud entre Parlement et approvisionnement énergétique – un signal fort d’adhésion de l’establishment au développement économique6.

Enfin, un régime du crédit et de la faillite plus accommodant encourage les lancements de projets. Le Statute of Anne 1705/17067 permet la libération du failli avant remboursement intégral ; conjugué à une culture du crédit personnel, il stimule les initiatives et une sorte de droit à l’échec, considéré comme une étape normale du processus de création d’entreprise8.

Les actions du Parlement articulent de la sorte les intérêts de sa majorité ‒ souvent whig au XVIIIe siècle ‒, ceux des nombreuses parties prenantes qui le saisissent9 (localités, propriétaires, marchands, manufacturiers, etc.) et les objectifs de l’État.

L’implication économique de l’aristocratie

À côté du rôle institutionnel du Parlement, l’aristocratie intervient directement dans l’économie : par le patronage des producteurs et inventeurs, par l’animation d’institutions de récompenses, et parfois comme entrepreneurs à part entière. La stratégie de Wedgwood, céramiste/manufacturier de poterie (faïence fine), est explicite : cultiver des soutiens titrés et transformer ce capital symbolique en avantage concurrentiel (Queensware10, services de table prestigieux), pratique bien décrite par les travaux classiques sur son marketing11. Dans le même esprit, Michael W. McCahill a montré que les pairs n’étaient pas de simples mécènes culturels, mais des alliés industriels : l’habileté technique et la ténacité des fabricants figuraient parmi les facteurs qui incitaient les pairs à embrasser leur cause.12

La Society for the Encouragement of Arts, Manufactures and Commerce (abrégée ci-après Society of Arts) fournit un cadre institutionnel de coalition entre notables et hommes pragmatiques (practical men). Fondée par William Shipley (1754), elle recrute très tôt des officiers nobles – notamment le vicomte Folkestone et Lord Romney – et distribue des primes orientées vers l’amélioration appliquée, associant parlementaires, marchands, aristocrates et manufacturiers13. L’aval de ces élites confère légitimité et visibilité à des innovations venues de milieux techniques peu dotés en prestige social.

Plus en aval, certains aristocrates passent du patronage à l’industrialisme expérimental. Archibald Cochrane, 9ᵉ comte de Dundonald, illustre ce profil. Il dépose des brevets et crée une entreprise de goudron dans les années 1780–1790, avec des collaborations industrielles et un souci d’application pratique des sous-produits du charbon14. Ce cas, commenté par les historiens de la chimie et des techniques, rappelle que le statut « gentlemanly » pouvait s’accorder avec le processus entrepreneurial d’essai-erreur.

Quelques limites toutefois : ce soutien demeure instrumental. Les mêmes réseaux aristocratiques et de gentry savent cartelliser et restreindre – les Grand Allies du nord-est combinent capitaux, wayleaves et contrôle de l’offre, édifiant des waggonways et régulant la production pour soutenir les prix15. La géographie et les secteurs comptent aussi : l’adhésion n’est ni uniforme ni immédiate. Prises ensemble, les dynamiques des canaux, du charbon, des turnpikes et de la Society of Arts se rapportent, vers le milieu du siècle, à un establishment plutôt whig qui protège et épaule des entrepreneurs « du milieu » lorsqu’il y trouve son intérêt16.

La circulation des personnes et des connaissances utiles

Si l’« ouverture sociale intéressée » prend racine dans le terreau institutionnel évoqué plus haut, elle s’abreuve des flux migratoires européens ‒ qui drainent des artisans et leurs savoir-faire ‒ et de la transmission des connaissances utiles17, véhiculées par des vulgarisateurs, des dictionnaires, des revues et des académies.

À la fin du XVIIe et au début du XVIIIe siècle, l’Angleterre accueille des compétences réfugiées, notamment huguenotes, qui renforcent et élargissent les capacités locales dans la soierie londonienne, la confection de chaussures et de bottes, l’orfèvrerie, l’horlogerie, le commerce alimentaire ou la fabrication d’armes à feu18. L’intégration est cependant conditionnelle et institutionnellement médiée : l’Acte de 1708, qui facilite la naturalisation des protestants étrangers, est en grande partie abrogé dès 171119 ; l’accès aux métiers est régulé par le Statute of Artificers (1563) qui impose sept ans d’apprentissage ; les Calico Acts (1700, 1721) protègent la laine et la soie contre les cotonnades imprimées20 ; les salaires sont régulés pour apaiser les tensions entre immigrés et natifs21.

Ajoutons au sujet de l’apprentissage qu’au XVIIIe siècle, dans la pratique, l’emprise corporative faiblit, notamment grâce à l’élan économique. La réglementation n’est plus appliquée à la lettre, jusqu’à son abrogation en 1814. L’abaissement des barrières à l’entrée offre des opportunités à des jeunes sans pedigree élevé, y compris des réfugiés huguenots22. À l’inverse, en France, les jurandes conservent des monopoles juridiques jusqu’à la Révolution : l’édit de Turgot23 de février 1776 supprime un temps les corporations pour être rapidement contrecarré puis aboli en 1791 avec la loi Le Chapelier ; ce décalage comprime plus longtemps l’accès légal aux métiers pour les nouveaux venus.

En parallèle de la circulation des personnes, les savoirs utiles se diffusent par le biais de conférences publiques de « philosophie expérimentale », de dictionnaires, périodiques techniques et des dissenting academies24, où l’on combine éducation pratique et sociabilité intellectuelle. Dans cette perspective, le programme baconien25 se traduit moins par des « grandes théories » immédiatement applicables que par l’accumulation, la mesure, la classification et la mise à disposition de connaissances qui facilitent l’expérimentation dans les ateliers. Musson et Robinson26 l’avaient déjà souligné pour les liaisons science-technique ; Mokyr27 en propose une synthèse sur l’essor et la mise en circulation du « savoir utile ».

La plus grande liberté et la plus grande portée ‒ géographique et sociale ‒ de circulation des idées a amené Mokyr à parler de Lumières industrielles. Il convient néanmoins de nuancer le tableau, car l’ouverture intellectuelle se superpose à des pratiques industrielles et commerciales visant à protéger des secrets convoités à l’étranger. En 1784, Watt avertit Wedgwood à propos d’ingénieurs et de maîtres de forges français qui ont visité ses installations :

Nous les avons traités avec toutes sortes d’égards, mais en veillant à ne rien leur montrer qu’ils ne connussent déjà. Plusieurs personnes de Birmingham leur ont fermé la porte, et je suis persuadé que M. [John] Wilkinson, chez qui ils se sont rendus, ne sera pas très communicatif. Nous avons averti de leur approche tous ceux avec qui nous avions des relations. Je crois qu’ils n’ont pas l’intention de visiter la fabrique de poterie, mais, s’ils le faisaient, soyez prévenu que ce sont des gens habiles et versés dans les sciences, et que l’un d’eux, M. Perier, est un excellent mécanicien28.

À partir de 1754, la Society of Arts structure la mise en circulation des connaissances par des primes, des concours et une correspondance qui établissent un pont entre les polite arts (dessin, peinture, sculpture) et l’atelier. Elle légitime des améliorations pratiques sans prérequis de haut savoir théorique, et diffuse des croquis, des mémoires et des techniques primées29. En outre, elle introduit une pratique révolutionnaire pour l’époque : la souscription (deux guinées) ouvre un droit de vote aux assemblées, où les décisions se prennent à main levée ; l’égalité formelle des voix efface provisoirement les distances de rang pour celles et ceux qui se déplacent30.

Shipley, le fondateur de la Society of Arts, ne concevait pas l’adhésion à l’organisme comme dénuée d’intérêt. D’abord, il l’a vendue aux souscripteurs potentiels comme un service public, il a mobilisé leur patriotisme, en cohérence avec le fait que nombre de projets profitaient à l’État et à ses politiques protectionnistes. Ensuite, il a attisé chez les mécènes le désir d’obtenir un certain statut ou une certaine reconnaissance sociale. Enfin, avec les primes, il a fait appel à l’intérêt personnel des inventeurs et des artistes.

Le crédit comme pivot social

Court vs Country (Cour vs Nation)

Dans les décennies 1690–1740, deux pôles structurent la vie politique anglaise. Le « Court » défend la stabilité de la Constitution réformée, l’extension impériale et l’administration de la guerre – ce qui suppose un crédit public robuste pour financer la flotte et l’armée afin de sauvegarder la liberté et la propriété. Le « Country », lui, élève la vertu civique et l’indépendance des propriétaires au rang de principes et soupçonne que les dettes, les monied interests (intérêts financiers), les offices et l’armée permanente nourrissent une corruption systémique – au risque d’asservir le Parlement à la Cour. Ce clivage n’empêche pas la Grande-Bretagne d’embrasser la révolution financière31 ; il en règle plutôt les conditions de légitimation et d’acceptabilité sociale32.

Les critiques s’aiguisent au fil des pamphlets. Côté Country : Trenchard et Gordon, dans les Cato’s Letters (1720–1723)33, fustigent la corruption, les projectors (entrepreneurs) et défendent les libertés contre l’emprise de la Cour ; Bolingbroke promeut l’idéologie « patriot » anti-Walpole et fait de la corruption un ciment d’opposition transpartisane34. Côté Court : sans nier les dangers d’une dette trop lourde ou perpétuelle (Davenant), les partisans du crédit public soutiennent – comme le rappelle Hoppit35 – que les fonds ne pénalisent pas l’agriculture ni le commerce ; ils mobilisent l’épargne oisive, accroissent la circulation monétaire, abaissent les taux d’intérêt et, parce que la dette est due aux sujets britanniques, rendent la banqueroute « inconcevable ».

Le tournant 1720–1721 cristallise ces lignes. La bulle des Mers du Sud et son traumatisme politique nourrissent la rhétorique Country contre la spéculation et les monopoles, tandis que Walpole – honni par ses adversaires, pragmatique pour ses soutiens – stabilise le système de finance publique et recadre l’usage des chartes privilégiées. Le différend Court/Country se fixe dès lors autour des conditions d’un crédit d’État durable, de la police des compagnies et du degré d’exposition de l’exécutif aux marchés.

Ces controverses ont des effets institutionnels et publics. Sur le terrain des règles, le Septennial Act (1716) augmente de trois à sept ans les mandats parlementaires ; les place bills limitent l’influence de la Couronne en interdisant de cumuler un siège aux Communes avec certaines charges (places) qu’elle accorde ; un arsenal de réformes est adopté après l’éclatement de la bulle des Mers du Sud pour assainir le marché, discipliner les compagnies et restaurer le crédit public. Dans la pratique, des commissions d’audit et d’« appropriation » des fonds sont instituées36, les comptes publics sont chiffrés et publiés, ce qui discipline l’exécutif. Ces mesures participent à la montée d’un État fiscal-militaire assumant le crédit comme instrument de puissance (Brewer37), tout en installant une « économie morale » de la politique : l’opinion – rendue possible par une liberté de la presse sensiblement élargie après la non-renouvellement du Licensing Act (1695) – s’exprime dans les pamphlets, les journaux et les premiers comptes rendus parlementaires (qui ne deviennent pleinement licites qu’après 1771), exigeant publicité et probité sans pour autant enrayer la politique de puissance ni la progression du crédit.

L’opposition Court/Country transcende le clivage politique Whigs/Tories, car des Whigs « partiotes » s’affilient au Country. Elle manifeste un déplacement de la richesse qui, depuis des temps immémoriaux, résidait dans la terre et qui, progressivement, se financiarise. Jonathan Swift, en 1710 dans The Examiner, dénonce ainsi l’ambition dévorante des financiers : Le « pouvoir, selon l’ancienne maxime, découlait de la terre, il s’est transplanté dans la monnaie38. »

L’extension du crédit

Vers le milieu du XVIIIe siècle, la dette publique se pérennise et le débat se déplace de son principe vers sa taille et ses modalités. Les guerres de Succession d’Autriche puis de Sept Ans nourrissent la crainte d’une banqueroute nationale. Hume juge imprévoyant de contracter de lourdes dettes en comptant sur une capacité future de remboursement et envisage la faillite comme issue possible39 ; Smith, tout en notant que la Grande-Bretagne supporte un fardeau jadis réputé insoutenable, estime que la pratique du « funding » affaiblit les États et qu’un alourdissement même modéré accroîtrait fortement la détresse40. Dans les faits, la controverse cède la place à une gestion plus pragmatique du stock et des formes de dette41.

Les polémiques sur le crédit ne se limitent pas à l’État, elles s’étendent aux entreprises et aux particuliers. Le crédit commercial (comptes clients, lettres de change, billets accommodants) est associé par ses détracteurs à la témérité et à l’extravagance : sa plus grande facilité d’accès incite, surtout les jeunes négociants et entrepreneurs, à se lancer dans des affaires risquées où l’espoir de gains élevés s’accompagne d’un risque de faillite démultiplié. Un « esprit de jeu » est encouragé. La dénonciation prend un tour résolument moral : la vanité, l’émulation sociale et un train de vie ostentatoire sapent l’ordre social traditionnel ; Goldsmith fustige l’orgueil et le luxe d’une classe moyenne bourgeonnante dénommée middle sort42. Dans ce cadre, les mêmes vices ‒ folie, avidité, extorsion ‒ que ceux relevés chez les spéculateurs des années 1690–1730 sont pointés du doigt. Le remède consiste en la probité, la justice et le caractère, souvent relayés par les remontrances du clergé43.

Les défenseurs du crédit commercial insistent, à l’inverse, sur sa nécessité dans une économie où la monnaie manque, les paiements tardent et l’initiative requiert un capital-risque. John Cary compare le crédit aux « esprits » du sang ; Daniel Defoe le présente comme la « sœur cadette » de la monnaie – un substitut fonctionnel à manier avec compétence, expérience et un encadrement juridique équitable. D’où ses plaidoyers pour une loi des faillites plus généreuse en 1706 et ses attaques contre les abus (compagnies, agioteurs, bulles)44. James Steuart ancre le crédit dans la sociabilité, il le rend synonyme de confiance entre les hommes, étayée par le respect de leurs engagements. Si les lois peuvent garantir l’exécution des contrats, les « manières », à elles seules, peuvent impulser cette confiance qui conditionne l’esprit d’une nation commerciale. Le crédit s’acquiert par le dur labeur et par les bonnes actions. En outre, si les créditeurs peuvent être abusés temporairement par les apparences, leur intérêt personnel éclaire leur jugement final45.

À l’échelon inférieur, le crédit accordé à la boutique ou au consommateur est largement toléré et l’on améliore, prudemment, le recouvrement des petites dettes dans la seconde moitié du siècle. À l’inverse, les prêteurs sur gage et les prêteurs juifs sont fortement stigmatisés pour usure et recel. Malgré un plafond légal des taux en 1757, des observateurs comme Colquhoun estiment leurs rendements effectifs très élevés, tandis que d’autres voix soulignent leur utilité sociale : fournir de menues sommes quand le revenu fléchit et maintenir la circulation monétaire plutôt que laisser l’épargne dormir dans les fonds publics46.

Les prémices d’une émancipation de la middle sort

L’extension du crédit aux différentes strates sociales fait apparaître une middle sort – petits fermiers, boutiquiers, marchands, artisans –, dans une société qu’on réduit trop vite à l’opposition patriciens/plébéiens ‒ les premiers monopolisent le Parlement, les seconds sont exclus. Dans The Birth of a Consumer Society, Brewer rassemble un faisceau d’indices montrant l’essor d’un groupe nombreux – jusqu’à un million de personnes sur près de sept millions – qui, au cours du siècle, se distingue socialement et politiquement de l’élite patricienne comme du monde ouvrier47. Il insiste sur sa diversité : ni simple clientèle au service du luxe aristocratique, ni avant-garde industrielle unidimensionnelle. Cette estimation reste toutefois à manier avec prudence : Langford souligne la difficulté de quantifier et de borner précisément ces couches médianes48.

La structure sociale anglaise du XVIIIe siècle se caractérise par un « rapprochement » des niveaux – une compression des distances socio-économiques – qui ouvre des perspectives de mobilité et attise la compétition statutaire. De Smith à Malthus, observateurs et analystes décrivent un continuum de rangs où la « transition graduelle et aisée d’un rang à l’autre » nourrit l’émulation, accélère la diffusion des envies et des modes, et élargit la demande de biens. Dans un pays comme la France, où l’écart entre ordres demeure infranchissable, la consommation de luxe reste une prérogative aristocratique ; en Grande-Bretagne, au contraire, les possessions et les apparences – surtout les vêtements – signalent chaque palier franchi et stimulent un marché intérieur aux potentialités immenses49.

Dans ce contexte, l’économie de clientèle suscite un rejet croissant. La dépendance du boutiquier envers le patronage aristocratique l’expose – crédit imposé, paiements différés, pressions politiques –, tandis que le système oligarchique whig réserve les contrats et les faveurs publiques à quelques intérêts argentés. La critique du « crédit public » vise moins l’instrument que ses usages dévoyés ‒ spéculation, connivences et transfert occulte de richesse ‒, alors même que la middle sort supporte une part croissante de la fiscalité de consommation (thé, sucre, tabac, bière, sel, verre…). La crainte d’une nouvelle bulle, à l’image de 1720, persiste durablement et entretient l’hostilité envers la finance métropolitaine50.

L’émancipation économique suppose une modification de la répartition des richesses et, surtout, l’essor d’un marché domestique étendu. Deux facteurs stimulent ces évolutions : (1) la diffusion d’informations plus précises via la presse, qui affine l’évaluation du risque ; (2) la montée d’associations volontaires – loges maçonniques et sociétés apparentées – qui amortissent les chocs d’endettement, organisent des souscriptions, financent des projets commerciaux et urbains, et promeuvent des normes de crédit plus régulières. En se fédérant, ces groupes gagnent en autonomie (capacité d’agir sans patronage) et transposent leurs pratiques dans la sphère politique : l’ouverture de la compétition civique et l’affirmation d’intérêts urbains et bourgeois vont de pair51.

Une dynamique de production et de consommation

Le système domestique

L’émergence d’une middle sort tient en partie à ce qu’on appelle le « système domestique » : des négociants distribuent des matières premières et des commandes à des familles qui filent, tissent, cousent, tournent ou moulent chez eux ‒ textiles et vêtements, mais aussi marmites, poêles, poteries, objets de cuivre, voire cultures spécialisées comme le safran ou le houblon. Les marchandises sont retirées à domicile lors de tournées réglées. Dans l’Angleterre du XVIIe siècle, on parle de « projects » portés par des projectors (entrepreneurs) ; comme l’a montré Joan Thirsk, ce vocabulaire tend à supplanter l’idéal de commonweal52 jugé trop inaccessible, tout en nourrissant un marché intérieur en expansion ‒ et, par ricochet, la richesse nationale53.

Plusieurs ressorts, internationaux et nationaux, font croître ce système. Sur le plan international, l’orientation mercantiliste encourage les exportations et les productions « nationales ». Le Statute of Artificers (1563) offre un cadre légal durable à l’apprentissage sur lequel s’adossent les circuits de sous-traitance54. Ces politiques s’accordent avec l’existence d’un vaste débouché pour les draps : dès le XVIe siècle, les exportations anglaises de drap s’enracinent sur l’axe Londres–Anvers (Compagnie des Merchant Adventurers de Londres), ce qui donne aux clothiers (fabricants) la confiance nécessaire pour « mettre au dehors » du travail dans les campagnes55. L’immigration qualifiée alimente la filière textile en important les « nouvelles draperies » : des tisserands flamands et wallons diffusent des techniques de laine peignée plus légères, notamment à Norwich56. De plus, les importations de fine laine mérinos d’Espagne stimulent ces nouvelles draperies57.

Sur le plan national, l’abondance de la laine anglaise soutient les draps « anciens », tandis que la croissance démographique et une inflation soutenue (vers 1540–1640) étranglent financièrement les ménages et tirent la demande de textiles meilleur marché. Dans ce contexte, les foyers réallouent leur temps disponible à la production domestique58. Les rythmes agraires laissent du temps pour le filage et certaines étapes du tissage ; mais, au-delà de cette saisonnalité, le système domestique s’appuie surtout sur une économie familiale de portefeuille : les femmes et les enfants multiplient les travaux à façon, souvent à l’année, pour stabiliser le revenu du foyer, y compris dans des bassins miniers et métallurgiques59. Mentionnons que, culturellement, le travail des femmes et des enfants est largement admis ‒ voire valorisé comme apport au revenu du foyer ‒ dans la littérature économique et morale du temps60.

L’éclosion de l’industrie

Adam Smith, dans La richesse des nations (1776), décrit ce monde mêlé d’ouvrage à domicile et d’ateliers. Selon lui, la transition vers l’« industrie » s’opère au XVIIIe siècle par la division du travail, placée au cœur du livre I et illustrée par la célèbre fabrique d’épingles. S’il souligne l’apport des machines, qui jouent un rôle croissant, il les perçoit comme conséquence de la division du travail : « l’invention de toutes ces machines qui facilitent et abrègent tant le travail paraît provenir à l’origine de la division du travail61 ». Smith retranscrit et valorise ce que bien des observateurs étrangers avaient déjà noté : nulle part le travail n’est aussi « divisé » qu’en Angleterre62.

En 1776, nombre de machines restent frustes. Toutefois, plusieurs transforment déjà des secteurs : dans les houillères, les machines à vapeur d’exhaure (Newcomen puis Watt) facilitent le travail minier ; dans les filatures, le flying shuttle (1773), le spinning jenny (années 1760), le water frame (1769), le spinning mule (1779) et bientôt le power loom63 augmentent les cadences. L’attrait pour les machines se lit dans la presse : The London Magazine publie dans les années 1760–1770 des planches et des descriptions de wagonnets, de voies charretières et de fosses, tandis que le gigantesque moulin à soie de Lombe, à Derby, devient un lieu commun de l’émerveillement public64. Au sein de l’émulation technologique, le Parlement craint l’espionnage industriel ; il protège ces savoirs en interdisant d’exporter certains outils65.

Dans l’opinion, l’industrie jouit d’un fort crédit : elle emploie les pauvres et rend la nation moins dépendante. Néanmoins, des inquiétudes et des mécontentements surgissent lorsque la mécanisation remplace l’être humain (Lancashire). Confronté au refus d’utiliser les jennies, le magistrat local Dorning Rasbotham invoque la simple inéluctabilité de l’innovation technique, ce qui ne convainc pas entièrement : des émeutes contre les jennies éclatent en 1779. En dehors des appréhensions liées au chômage, les Anglais s’enthousiasment pour les nouvelles industries et leurs machines, ils sont fascinés par les « nouveaux spectacles », notamment ceux des hauts-fourneaux et des ateliers métallurgiques66.

Une société de consommation moderne

La société de consommation que l’on observe dans l’Angleterre du XVIIIe siècle se distingue nettement de celle des cités italiennes de la Renaissance67. En Italie, la demande s’enracine largement dans les usages religieux (commandes d’objets, vêtements, images, dons) et dans un horizon politique « républicain » où l’ostentation civique encadre les dépenses privées. En Angleterre, la consommation s’affirme dans un contexte de mobilité sociale accrue : bourgeois et middle sort aspirent à améliorer leurs conditions matérielles, à adopter les manières aristocratiques et à changer de statut par les achats – une dynamique que l’historiographie de la culture matérielle italienne permet de bien mesurer par contraste, et que la « consumer revolution » anglaise porte à une échelle inédite68.

Neil McKendrick identifie comme moteurs de cette nouvelle demande l’imitation et la compétition sociales : en imitant des riches, la middle sort « dépense plus frénétiquement que jamais, et le reste de la société suit autant que possible ». Ainsi, des biens autrefois réservés à l’élite « descendent » l’échelle sociale69. Nathaniel Forster note dès 1767 que les rangs s’interpénètrent et que « la mode » exerce un « empire » incontrôlé – une « contagion » de la dépense70. La quête de nouveauté, la fascination pour la mode et l’efficacité d’une rhétorique commerciale persuasive stimulent une demande agrégée sans précédent.

Cette émulation n’épargne pas les classes aisées traditionnelles : au début du XIXe siècle, William Cobbett s’indigne de la « compétition d’apparat et de luxe », preuve paradoxale de la puissance des « arts commerciaux » qui transforment l’envie latente en besoin impérieux d’acheter71. À la maison, le chêne cède le pas à l’acajou ; les tabourets, aux chaises « voyantes » ; les services de faïence, les verres, les carafes, les estampes ou les romans peuplent désormais les intérieurs. Il s’agit là d’une explication du succès de Gillows (Lancaster) et de Seddon & Son (Aldersgate Street), qui écoulent des stocks massifs de meubles. Cette dernière manufacture détient un stock de plus de £100 000 (1790) et emploie plus de 400 personnes (1796) – doreurs, miroitiers, serruriers, sculpteurs, couturières, ainsi que scieurs et menuisiers. Dans le même temps, des produits se diffusent au bas de l’échelle sociale : le thé, honni par Jonas Hanway comme symbole d’une « frivolité » importée par imitation sociale, voit sa consommation par tête multipliée par quinze au cours du XVIIIe siècle. Ces comportements et ces chiffres attestent la démocratisation de la consommation72.

La clé explicative, pour de nombreux observateurs de l’époque, s’intitule « mode ». Bernard Mandeville, dans La fable des abeilles (1714), observe que l’utilité quotidienne ne guide pas la consommation : la dépense rend la richesse visible, le vêtement signale le loisir – ce que Veblen théorisera plus tard avec l’expression « consommation ostentatoire73 ». L’industrie textile est parmi les premières à produire en masse, mais le décollage économique de l’Angleterre s’appuie tout autant sur la bière de Londres, les boucles et boutons de Birmingham, les couteaux et fourchettes de Sheffield, la vaisselle de Staffordshire et les cotonnades bon marché du Lancashire. À mesure que les modes se succèdent, de plus en plus rapidement, une sorte de trêve vestimentaire s’installe : pour la première fois dans l’histoire, les élites masculines adoptent le style discret des travailleurs ‒ une supériorité sociale exprimée moins par l’excès que par la coupe74.

Avec l’engouement pour la consommation, la publicité et le marketing se professionnalisent dans les années 1760‒1770 en s’appuyant sur le patronage. Le célèbre industriel Matthew Boulton, avant de se lancer dans les machines à vapeur, fabrique des plats en argent et d’autres objets décoratifs. Il orchestre de spectaculaires lancements de produits à Londres : ventes somptueuses chez Christie’s à Pall Mall, annonces cadencées et relancées dans les journaux, suivi étroit des effets. Chaque publicité se doit de mettre en avant les mentions de patronage royal afin d’attiser l’émulation sociale. Wedgwood rivalise, capitalise sur le prestige des noms (duchesses, comtesses) et calibre ses gammes : le prix et le mode de distribution rendent l’ornement désirable… puis accessible. L’exclusif sert ainsi de tremplin au marché de masse : faire de la mode une aspiration, puis l’ouvrir au plus grand nombre par la série et la petite marge75.

Une inversion morale

Les éléments historiques évoqués jusqu’à présent mettent en relief combien les intérêts (financier, public, situé, personnel) ont orienté les comportements et les débats du XVIIIe siècle en Grande-Bretagne. Les notions d’intérêt et de crédit sculptent les deux visages d’un Janus économique – d’un côté les vices des intérêts particuliers, de l’autre la vertu de l’intérêt public et du crédit – dont la modernité ne se réduit pas au commerce : la finance, le système domestique et l’industrie naissante en constituent également des aspects cruciaux. L’intérêt personnel, s’il est décrié dans les pamphlets ciblant les comportements excessifs et irresponsables, acquiert une légitimité lorsqu’il est associé à la poursuite raisonnable d’une amélioration des conditions de vie, compréhensible dans un contexte historique où règne souvent la précarité. Examinons maintenant comment cette légitimité s’est construite sur le plan théorique. 

Pufendorf : une sociabilité naturelle et commerciale

Bien que Pufendorf soit allemand, sa philosophie apparaît essentielle pour faire le lien entre, d’une part, Grotius et Hobbes et, d’autre part, Smith. C’est ce que met en évidence Istvan Hont dans ​Jealousy of Trade76. Selon Pufendorf77, Grotius est le premier à comprendre que le droit naturel, pour être valide, doit s’appliquer à l’ensemble de l’humanité. Dans cette perspective, les lois positives, relatives, doivent être prudemment distinguées des lois naturelles, universelles. Tous les systèmes juridiques précédents, à commencer par celui d’Aristote, confondaient les deux. Même Grotius, en admettant comme naturelles les coutumes (relatives) des nations les plus civilisées, compromet son projet philosophique78.

Pour remédier au défaut d’universalité de la théorie du juriste hollandais, il faut s’appuyer sur une conception adéquate de la nature humaine, ce que l’on ne saurait trouver dans les vues profondément pessimistes (l’homme est un loup pour l’homme) de Hobbes. Bien que Pufendorf rejette certaines prémisses du philosophe anglais, il adopte sa méthode. Il repart d’un état de nature, fictif, dans lequel la situation de l’homme n’est guère plus enviable que celle de son prédécesseur hobbesien : 

« figurons-nous un homme tombé, si j’ose ainsi dire, des nues, et entièrement abandonné à lui-même ; qui, ayant les qualités de son esprit et de son corps aussi bornées qu’on les voit aujourd’hui lorsqu’elles n’ont pas été cultivées, ne soit ni secouru par ses semblables, ni favorisé d’un soin extraordinaire de la Divinité. On ne peut que concevoir comme fort triste et fort malheureuse la condition d’un tel homme79 ».

C’est grâce à l’expérience, à l’ « industrie » et aux « arts » que les êtres humains s’extraient progressivement de cette misère. « Pour en tomber d’accord, poursuit-il, il ne faut que considérer ce grand nombre de choses qui sont présentement d’usage dans la vie, et combien il aurait été difficile à chacun d’inventer tout cela lui seul, sans les instructions et secours d’autrui80 ». Les hommes dépendent les uns des autres pour « se conserver », cette auto-conservation d’inspiration stoïcienne81 se situant au fondement de l’état de la nature, au même titre que l’indépendance par rapport à toute autorité humaine.

Le modèle de Pufendorf, partant simplement de l’hypothèse naturelle de l’auto-conservation, élabore une sociabilité à partir des interactions humaines, plus particulièrement celles d’ordre économique. Comme l’écrit Hont, il définit une « sociabilité basée sur l’utilité82 ». Les progrès techniques ne sont cependant pas tous bénéfiques car le désir humain, comme chez Hobbes, s’avère illimité. Ainsi l’abondance matérielle engendrée par les grandes cités s’accompagne de vices comme l’ambition et la vanité. Mais la dynamique du progrès est irréversible : les plus démunis se retrouvent dans la nécessité d’inventer et d’améliorer les arts. La monnaie, quant à elle, en facilitant les échanges, fait le lien entre les différentes classes83. Les richesses qui satisfont les désirs luxueux, en retour, permettent à l’ensemble de la société de survivre. 

Hutcheson : un sens moral à critère utilitariste

À la fin du XVIIe siècle, la théorie juridique de Pufendorf marque un tournant philosophique : l’incorporation de l’économie comme principe de sociabilité et, par conséquent, de société. Partant de prémisses individualistes, notamment par souci d’éviter tout présupposé qui ruinerait son approche cartésienne, géométrique84, il justifie la coopération humaine via l’auto-conservation et l’utilité, deux facettes de l’intérêt personnel. Ce positionnement philosophique n’est pas du goût de Hutcheson qui, outre-Manche, qualifie Pufendorf d’ « épicurien » et estime que sa théorie repose exclusivement sur l’ « amour-propre85 ». Le philosophe écossais déplore que la sociabilité ne soit pas première mais qu’elle découle de la faiblesse humaine86.

Selon Hutcheson (1726), l’homme est doté d’un sens moral lui indiquant le caractère bon ou mauvais des actions qu’il perçoit ou des personnes qui l’entourent. Le sens moral l’incline naturellement vers le bien public et la coopération87 lorsqu’aucun intérêt personnel (amour-propre) ne s’interpose. Il est connaissable sans révélation, quoique Hutcheson le tienne pour implanté par l’Auteur de la nature88. Adossé aux quatre vertus cardinales (tempérance, courage, prudence, justice), il apparaît subordonné à un bien commun puisant dans la philosophie politique grecque. Ces vertus correspondent à des « dispositions universelles et nécessaires pour promouvoir le bien public, et qui dénotent des affections envers des agents rationnels89 ».

À première vue, le sens moral semble difficilement compatible avec l’utilitarisme. Pourtant, Hutcheson ne considère pas l’intérêt personnel comme systématiquement mauvais : celui-ci peut être « indifférent » lorsqu’il n’induit pas de conséquences douloureuses pour autrui90. De plus :

« Notre raison peut en effet découvrir certaines limites à l’intérieur desquelles non seulement nous pouvons agir par amour-propre de façon cohérente avec le bien commun, mais toute action pour notre propre bien contenue dans ces limites est absolument nécessaire pour le bien commun. Par conséquent, toute personne qui poursuit son propre bien, avec l’intention de contribuer à cette constitution qui tend au bien commun […], agit non seulement innocemment mais aussi honorablement, et vertueusement91 ».

Hutcheson propose ainsi une philosophie qui s’accorde avec le développement économique de son temps : la poursuite raisonnable de l’intérêt personnel coïncide avec le bien commun. Il préfigure même Bentham en affirmant qu’une action est la meilleure lorsqu’elle procure le « plus grand bonheur du plus grand nombre92 ».

Mandeville : vices privés, bien public

Bernard Mandeville, médecin hollandais qui a émigré en Grande-Bretagne, a déjà été mentionné plus haut. Sa Fable des abeilles (1714)93, cible de critiques particulièrement hostiles, l’a rendu tristement célèbre. Et pour cause : le sous-titre de son livre, « vices privés, bénéfices publics » suffit à provoquer la plus haute indignation chez ses contemporains94. Bien qu’il écrive avant Hutcheson, je l’évoque après car il marque une rupture avec l’orientation philosophique, impulsée par Pufendorf et prolongée par Hutcheson, qui moralise l’intérêt personnel économique en l’instituant comme composante élémentaire d’un principe social (le bien commun).

Selon Mandeville, toutes les formes de vice (avarice, fierté, envie…), non exclusivement un intérêt personnel modéré, peuvent concourir à un bien public envisagé sour l’angle de la richesse ‒ il valorise les vices pour leurs effets publics (strictement instrumentaux), sans les ériger en vertus. Il compare la société humaine à une ruche dont chaque partie était « pleine de vices95 » et qui, dans sa totalité, était

esclave de la prodigalité, ce noble vice ; tandis que le luxe employait un million de pauvres, […] l’envie et la vanité étaient ministres de l’industrie ; leur chère folie, leur inconstance dans leur alimentation, leurs meubles et leurs vêtements, ce vice étrange et ridicule était devenu la roue même qui faisait tourner le commerce96.

Les richesses produites grâce à cette dynamique sociale procurent de tels plaisirs et un tel confort que le plus pauvre vit mieux que le riche d’avant97.

Devant le tollé général, Mandeville tente de se justifier : « Merciers, tapissiers, tailleurs et bien d’autres… seraient affamés en six mois si l’orgueil et le luxe étaient immédiatement bannis du pays98. » Il va même jusqu’à avancer que les bandits de grand chemin encouragent le commerce en dépensant leurs butins99. Évidemment, ce genre de déclaration n’apaise pas la polémique : des propriétaires tories et leurs alliés réclament même de nouvelles lois somptuaires pour « la suppression immédiate du luxe effronté… », et Swift abonde dans le même sens100. D’autres, cependant, acceptent progressivement un « mal nécessaire101 » qui a pu contribuer à l’avènement d’une société de consommation en Angleterre au XVIIIe siècle.

Smith : l’harmonie des intérêts

Dans la continuité de Pufendorf, Hutcheson et Mandeville, Smith reprend l’intuition selon laquelle des mobiles ordinaires peuvent produire des effets publics utiles, mais il la débarrasse de l’apologie paradoxale du vice. Chez Mandeville, l’économie prospère « malgré » la morale ; chez Smith, elle progresse « avec » la morale : la sympathie, la justice et quelques règles simples encadrent la poursuite des intérêts particuliers et permettent leur coordination102. Dans la Théorie des sentiments moraux, il refuse que l’on érige la vanité ou la prodigalité en vertus ; dans La richesse des nations, il montre comment, dans le cadre de la division du travail et de la concurrence, l’intérêt bien ordonné s’agrège en bénéfices communs – la fameuse « main invisible ».

La synthèse smithi­enne assume des filiations claires103. De Pufendorf, il retient l’idée que la sociabilité moderne passe par l’utilité et l’échange : la dépendance réciproque, rendue visible par la monnaie et les marchés, incline les individus à coopérer sans présupposer l’amitié civique. De Hutcheson, il hérite un arrière-plan normatif : un sens moral qui nous rend attentifs au bien public et autorise une poursuite mesurée de l’intérêt propre lorsqu’elle s’accorde avec des limites communes. Enfin, Hume fournit l’armature « scientifique » : par son scepticisme méthodique, il naturalise l’étude de l’homme, distingue vertus « naturelles » et « artificielles » (la justice relevant de conventions stabilisées), et montre qu’ordre moral et ordre commercial s’épaulent104. Il ne s’agit pas pour autant de relativiser la morale : Hume, comme Smith, vise une science de la morale – une description serrée des passions, des règles et des institutions qui rendent possible la vie en société.

Sur cette base, Smith reformule l’articulation entre passions et intérêts. Hirschman a fourni une solution convaincante du « problème Adam Smith », c’est-à-dire l’antinomie entre, d’un côté, une théorie morale et, d’un autre côté, une théorie économique où la morale est pratiquement inexistante105. Dans La richesse des nations, l’auteur fait beaucoup de place au « désir d’améliorer sa condition » et à l’« augmentation de fortune » comme moyen le plus commun d’y parvenir, si bien qu’on pourrait croire qu’il réduit l’homme à l’avidité106. Mais, souligne Hirschman, c’est précisément dans la Théorie des sentiments moraux que Smith prépare le « télescopage » : sous couvert de mettre en valeur des mobiles non économiques (gloire, considération, convenance), il explique comment ceux-ci alimentent, en pratique, l’effort soutenu pour améliorer sa condition matérielle. Autrement dit, l’économie politique smithi­enne n’évacue pas les passions ; elle les canalise vers des comportements réguliers (travail, épargne, échange) dont les effets agrégés sont socialement utiles.

L’« harmonie des intérêts » n’est pourtant ni automatique ni universelle. Trois conditions minimales reviennent chez Smith. D’abord, la justice comme « pilier » : sans sécurité des personnes et des possessions, aucun calcul prudent ne tient107. Ensuite, la concurrence, qui discipline la recherche du gain108 : « gens d’un même métier » et connivences mercantilistes menacent cette discipline, d’où sa méfiance envers les privilèges, les chartes exclusives et les entraves à l’entrée109. Enfin, la publicité des prix et l’ouverture des marchés : l’émulation, loin d’être un vice, diffuse les améliorations et rabat les rentes locales110. Là seulement, la « main invisible » peut décrire la façon dont l’intérêt ordinaire – gagner sa vie, faire prospérer son atelier, vendre meilleur marché – se transforme, sans dessein central, en accroissement du produit social111.

En écho continental, la physiocratie (Quesnay, Turgot) systématise au même moment l’idée d’un ordre économique « naturel » comme objet direct du gouvernement (produit net, impôt unique, « despotisme légal ») : Smith en salue la cohérence tout en refusant l’exclusivisme agricole ; l’un et l’autre élèvent l’économie au rang de principe d’ordre politique112. Mentionnons également que le présent récit, centré sur l’Angleterre métropolitaine, coexiste avec l’expansion coloniale et l’esclavage, qui alimentent les recettes, les circuits de crédit et la consommation. Cette tension n’invalide pas l’hypothèse d’une harmonie des intérêts à l’intérieur du pays, mais en borne la portée normative universelle113.

La dynamique économique de la Grande-Bretagne au XVIIIe siècle a des conséquences sociales et politiques que Smith éclaire avec force114. L’attrait des marchandises – modes, ameublement, vaisselle, étoffes – séduit les seigneurs eux-mêmes ; en cherchant des revenus monétaires plus réguliers, ils allongent les baux, rationalisent la gestion des domaines et substituent, à la dépendance personnelle, des rapports plus franchement économiques115. Smith note crûment qu’« afin de satisfaire la plus puérile et la plus sordide des vanités », ils ont peu à peu abandonné ce qui leur restait de crédit et de pouvoir, jusqu’à s’égaler « au bon bourgeois ou au bon artisan de la ville ». Le résultat politique n’est pas mince : privés de clientèles entretenues, « les grands propriétaires ne furent plus en état d’interrompre le cours ordinaire de la justice, ni de troubler la tranquillité publique ». Ainsi se dévoile la cohérence interne du système smithien : des passions humaines apprivoisées par des règles, un intérêt personnel ordinaire discipliné par la concurrence et la justice, et, au bout, une recomposition sociale où l’autorité féodale s’efface devant un ordre commercial plus pacifique – non par moralisation héroïque, mais par l’enchaînement prosaïque des motifs et des institutions.

L’« inversion morale » – l’idée que le bien public peut résulter d’intérêts personnels rationnels encadrés par des règles – n’unifie pas les esprits : elle fracture l’opinion tout au long du XVIIIᵉ siècle, entre partisans d’un ordre commercial discipliné par la justice et la concurrence, et critiques qui y voient dérèglement des mœurs, corruption et fragilisation des hiérarchies. Cette inversion représente le point d’orgue de la valorisation de l’économie, car elle autorise à penser l’activité économique hors d’un cadre moral fondé sur des vertus s’appliquant aux individus ; la norme résiduelle – le bien public – relève désormais de la société tout entière. Or c’était précisément dans de tels cadres que l’économie était « encastrée116 » de longue date – ce que font ressortir les questionnements des humanistes italiens et des théologiens-juristes de Salamanque. Et l’hypothèse d’une harmonie des intérêts demeure discutée aujourd’hui encore, tant pour ses conditions institutionnelles (justice, concurrence, publicité) que pour ses effets sociaux et politiques (inégalités, externalités, cohésion).

Notes

1 Cf. articles précédents : https://damiengimenez.fr/la-richesse-comme-principe-politique-angleterre-xviie-xviiie-siecles/ ; https://damiengimenez.fr/lage-des-empires-extractifs-et-commerciaux-lespagne-et-les-provinces-unies-xvie-xviie-siecle/.

2 https://damiengimenez.fr/la-richesse-comme-principe-politique-angleterre-xviie-xviiie-siecles/

3 P. G. M. Dickson, The Financial Revolution in England: A Study in the Development of Public Credit, 1688–1756, London: Routledge, 1993 (1967) ; David Stasavage, Public Debt and the Birth of the Democratic State: France and Great Britain, 1688–1789, Cambridge: Cambridge University Press, 2003 ; Bank of England, “Our History,” https://www.bankofengland.co.uk/about/history, consulté le 4 novembre 2025.

4 Dan Bogart, Turnpike Trusts and the Transportation Revolution in 18th Century England, UC Irvine Working Paper, 2004 ; Dan Bogart, “Did Turnpike Trusts Increase Transportation Investment in Eighteenth-Century England?,” The Journal of Economic History 65, no. 2, 2005, 439-468.

5 Parliamentary Archives, “A Brief History of Canals,” 16 août 2021 ; Chetham’s Library, “The Duke of Bridgewater’s Canal,” 27 mai 2015.

6 John William Brown, “Lead Production on the Northeast Periphery: A Study of the Bowes Family Estate, c. 1550–1771”, PhD diss., Durham University, 2010 ; McCollum-Oldroyd, David Andrew, 1998, Accounting and estate management in North-East England c.1700-1770 with particular reference to the Bowes estates. Masters thesis, Durham University.

7 Bankruptcy Act 1705, Royal Assent 19 mars 1706. Sauf mention contraire, les dates sont en style nouveau.

8 Ann M. Carlos, Edward Kosack, et Luis Castro Penarrieta, “Bankruptcy, Discharge, and the Emergence of Debtor Rights in Eighteenth-Century England,” Enterprise & Society 20, no. 2, 2019, 475-506 ; Craig Muldrew, The Economy of Obligation: The Culture of Credit and Social Relations in Early Modern England (London: Macmillan, 1998).

9 Concernant la diversité des sollicitations économiques du Parlement, voir en particulier Julian Hoppit, Britain’s Political Economies: Parliament and Economic Life, 1660-1800, Cambridge University Press, Cambridge, 2017.

10 Un type de faïence fine couleur crème (creamware), fabriquée par Wedgwood.

11 Neil McKendrick, « Josiah Wedgwood: An Eighteenth-Century Entrepreneur in Salesmanship and Marketing Techniques », The Economic History Review 12, no 3 (1960): 408-433 ; Harold Osborne (ed), The Oxford Companion to the Decorative Arts, Oxford University Press, 1975.

12 Michael W. McCahill, « Peers, Patronage, and the Industrial Revolution, 1760–1800 », Journal of British Studies 16, no 1, 1976, 84-107.

13 Anton Howes, Arts & Minds: How the Royal Society of Arts Changed a Nation, Princeton University Press, 2020.

14 Archibald Clow et Nan L. Clow, « Lord Dundonald », The Economic History Review 12, 1942, 47-58 (références et contexte des brevets) ; The Chemical Engineer, « Old King Coal, Part 3: Coal Chemicals », 2025, URL : https://www.thechemicalengineer.com/features/old-king-coal-part-3-coal-chemicals/

15 John W. Brown, Lead Production on the Northeast Periphery: A Study of the Bowes Family Estate, c.1550–1771, PhD diss., Durham University, 2010 ; D. A. McCollum-Oldroyd, Accounting and Estate Management in North-East England c.1700–c.1860, PhD diss., University of Durham, 1998, chap. sur les Grand Allies.

16 Michael W. McCahill, op. cit. ; Anton Howes, op. cit.

17 L’historien de l’économie Joel Mokyr parle de useful knowledge. Joel Mokyr, « The Intellectual Origins of Modern Economic Growth », The Journal of Economic History, 65/2, 2005, 285–351.

18 Robin D. Gwynn, Huguenot Heritage: The History and Contribution of the Huguenots in Britain, Routledge & Kegan Paul, 1985, p. 60-73.

19 https://www.gov.uk/government/publications/historical-background-information-on-nationality/historical-background-information-on-nationality-accessible

20 Jonathan P. Eacott, “Making an Imperial Compromise: The Calico Acts, the Atlantic Colonies, and the Structure of the British Empire”, William and Mary Quarterly, 3d ser., 69/4, 2012, 731-762, DOI: 10.5309/willmaryquar.69.4.0731.

21 Régulation locale du travail : à Spitalfields, les Acts à partir de 1773 confient aux magistrats la fixation/ratification des salaires pour stabiliser le secteur et calmer les conflits — diffusion des compétences, oui, mais sous contrôle public : J. H. Clapham, “The Spitalfields Acts, 1773-1824”, The Economic Journal, Vol. 26, No. 104, 1916, 459-471.

22 Patrick Wallis, « Apprenticeship and Training in Premodern England », The Journal of Economic History, 68/3, 2008 ; Patrick Wallis, « Apprenticeship in England », in Maarten Prak et Patrick Wallis (dir.), Apprenticeship in Early Modern Europe, Cambridge University Press, 2019 ; Nadav Ben Zeev, Joel Mokyr et Karine Van der Beek, « Flexible Supply of Apprenticeship in the British Industrial Revolution », The Journal of Economic History, 77/2, 2017.

23 Édit du roi, portant suppression des jurandes et communautés de commerce, arts et métiers, enregistré le 12 mars 1776, Gallica-BnF.

24 Les dissenting academies ne procèdent pas d’une sécession choisie, mais d’un refus d’admission : tant que les tests religieux des universités anglaises excluent les non-conformistes, elles offrent un équivalent d’enseignement supérieur ‒ plus ouvert aux savoirs utiles ‒ qu’Oxford et Cambridge ne permettaient pas d’intégrer.

25 https://damiengimenez.fr/la-philosophie-technico-naturelle-et-critique-de-francis-bacon/

26 A. E. Musson et Eric H. Robinson, Science and Technology in the Industrial Revolution, University of Toronto Press, 1969.

27 Joel Mokyr, op. cit.

28 James Watt cité par Larry Stewart, “A Meaning for Machines”, The Journal of Modern History, vol. 70, n°2, June 1998, 259-294.

29 Anton Howes, op. cit.

30 Ibid., p. 19.

31 Sur la révolution financière : https://damiengimenez.fr/la-richesse-comme-principe-politique-angleterre-xviie-xviiie-siecles/#Le_relais_anglais

32 H. T. Dickinson, Liberty and Property: Political Ideology in Eighteenth-Century Britain, Holmes and Meier Publishers, 1997.

33 John Trenchard & Thomas Gordon, Cato’s Letters, or Essays on Liberty, Civil and Religious, and Other Important Subjects (éd. Ronald Hamowy), Liberty Fund, 1995.

34 Henry St John, Viscount Bolingbroke, Letters, on the Spirit of Patriotism: On the Idea of a Patriot King: And on the State of Parties…, A. Millar, Londres, 1749.

35 Julian Hoppit, « Attitudes to Credit in Britain, 1680–1790 », The Historical Journal, Cambridge University Press, 1990.

36 Commission of Public Accounts (1690–1691) et insertion d’« appropriations » dans les Bills de supply à partir de 1690.

37 John Brewer, The Sinews of Power: War, Money and the English State, 1688–1783, Harvard University Press, 1990.

38 J. Swift, The Examiner, ed. H. Davis (Oxford, 1957), p. 5, 2 Nov. 1710 in Julian Hoppit, op. cit.

39 David Hume, Essays, Moral, Political, and Literary (incl. « Of Public Credit »), Liberty Fund, 1985 [1752].

40 Adam Smith, An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations, Liberty Fund, 1981 [1776].

41 Julian Hoppit, op. cit.

42 Paul Langford, A polite and commercial people, Clarendon Press, 1990, p. 61.

43 Ibid.

44 Daniel Defoe, A Review of the State of the British Nation (éd. John McVeagh), Pickering & Chatto, 2003–2008.

45 Sir James Steuart, An Inquiry into the Principles of Political Oeconomy, A. Millar & T. Cadell, 1767.

46 Patrick Colquhoun, A Treatise on the Police of the Metropolis, H. Fry, 1797. ; Julian Hoppit, op. cit.

47 Neil McKendrick, John Brewer, J. H. Plumb, The Birth of a Consumer Society: The Commercialization of Eighteenth-Century England, Indiana University Press, 1982, p. 197

48 Paul Langford, A Polite and Commercial People: England 1727–1783, Clarendon Press, 1989 (chap. « The Middle Class » ; pagination variable selon l’édition).

49 Neil McKendrick, John Brewer, J. H. Plumb, op. cit., p. 21-22.

50 Ibid., p. 198-199.

51 Ibid. p. 200-201.

52 En anglais des XVIe–XVIIIe siècles, commonweal (var. common weal) désigne le « bien commun » ou la « prospérité publique », et par extension le corps politique – au sens de res publica. Le terme weal signifie « bien-être, salut » (ancien anglais wēal/wela). D’où commonwealth, forme concurrente et plus tardive : selon le contexte, elle peut signifier le bien commun ou l’État en tant que communauté politique (ex. : Commonwealth of England, 1649-1660). On traduira donc, selon l’orientation du passage : « bien commun » quand l’accent est moral, « intérêt public »/« prospérité publique » dans les débats économiques, et « corps / communauté politique » lorsqu’il s’agit du sujet collectif de l’État.

53 Joan Thirsk, Economic Policy and Projects: The Development of a Consumer Society in Early Modern England, Clarendon Press, 1978.

54 Patrick Wallis, « Apprenticeship and Training in Premodern England », History of Education, Taylor & Francis, 2012.

55 D. M. Woodward, « Export Trade in Textiles from Hull and London, 1500–1700 », Transactions of the Historic Society of Lancashire and Cheshire, HSLC, 2007.

56 Christopher Joby, « Flemish and Walloon Migrations and the New Draperies in Norwich », Immigrants & Minorities, Taylor & Francis, 2024.

57 John H. Munro, « Spanish Merino Wools and the Nouvelles Draperies », The Economic History Review, Wiley-Blackwell, 2005.

58 Jan de Vries, The Industrious Revolution: Consumer Behavior and the Household Economy, 1650–1850, Cambridge University Press, 2008.

59 Maxine Berg, « What Difference did Women’s Work Make to the Industrial Revolution », Warwick Economic Research Papers, University of Warwick, 1991, p. 28.

60 Ibid.

61 Adam Smith, An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations, Liberty Fund, 1981 (1776).

62 Larry Stewart, « A Meaning for Machines: Modernity, Utility, and the Eighteenth-Century British Public », The Journal of Modern History, University of Chicago Press, 1998.

63 Eric J. Hobsbawm, Industry and Empire: The Making of Modern English Society, 1750 to the Present, Weidenfeld & Nicolson, Londres, 1968 ; éd. revue Penguin, 1999, p. 58-59.

64 Paul Langford, op. cit., p. 655-658.

65 Ibid.

66 Ibid., p. 668-670.

67 https://damiengimenez.fr/quand-leconomie-devient-une-valeur-le-tournant-de-la-renaissance-italienne/

68 Richard A. Goldthwaite, Wealth and the Demand for Art in Italy, 1300–1600, Johns Hopkins University Press, 1993 ; Evelyn S. Welch, Shopping in the Renaissance: Consumer Cultures in Italy, 1400–1600, Yale University Press, 2005 ; Neil McKendrick, John Brewer, J. H. Plumb (dir.), op. cit.

69 N. Forster, An Enquiry into the Present High Price of Provisions (1767), p. 41. in Ibid., p. 11.

70 Ibid.

71 W. Cobbett, Rural Rides, entry for 25 October 1825, p. 226 in Ibid., p. 28.

72 Ibid., p. 28-29.

73 Thorstein Veblen, The Theory of the Leisure Class, Macmillan, 1899.

74 Neil McKendrick, John Brewer, J. H. Plumb (dir.), op. cit., p. 52-56.

75 Ibid., p. 72-74. ; Shena Mason (dir.), Matthew Boulton: Selling What All the World Desires, Yale University Press, 2009.

76 Istvan Hont, Jealousy of Trade: International Competition and the Nation-State in Historical Perspective, Harvard University Press, Cambridge (MA), 2005.

77 De jure naturae et gentium (1672) / De officio (1673).

78 Ibid., p. 165.

79 Samuel von Pufendorf, Le droit de la nature et des gens, Amsterdam : Chez la veuve de Pierre de Coup, 1734, p. 169. Orthographe modernisée.

80 Ibid.

81 Istvan Hont, op. cit., p. 166.

82 Ibid., p. 183 sq.

83 Pufendorf, De jure naturae et gentium (1672), V.i.11 ; trad. angl. The Law of Nature and Nations : « Dans un État bien ordonné, où les sujets se répartissent en ordres et rangs, certains ne pourraient guère subsister si l’on en restait au troc. »

84 Simone Goyard-Fabre, Pufendorf et le droit naturel, PUF, 1994.

85 Hutcheson, Social Nature of Man, §20, p. 134 in Istvan Hont, op. cit., p. 39.

86 Istvan Hont, Ibid.

87 Francis Hutcheson, An Inquiry into the Original of Our Ideas of Beauty and Virtue in Two Treatises, ed. Wolfgang Leidhold, Liberty Fund, 2004, II, IV, I.

88 Ibid., II, VII, I : “If any one ask, Can we have any Sense of Obligation, abstracting from the Laws of a Superior?”

89 Ibid., II, II, I.

90 Ibid., II, III, V.

91 Ibid.

92 Ibid., II, III, VIII.

93 Repères éditoriaux – 1705 : poème The Grumbling Hive ; 1714 : première Fable of the Bees ; 1723 : édition augmentée (Charity Schools, etc.) ; 1732 : nouvelle édition élargie.

94 Neil McKendrick, John Brewer, J. H. Plumb, op. cit., p. 16. Le jeu de mot « Man-devil », trouvé par un auteur anonyme, illustre le ton des attaques.

95 Bernard Mandeville, The Fable of the Bees or Private Vices, Publick Benefits, Liberty Fund, 2004 (1732), p. 69.

96 Ibid.

97 Ibid., p. 70.

98 Bernard Mandeville, An Enquiry into the Origin of Moral Virtue in Neil McKendrick, John Brewer, J. H. Plumb, op. cit., p. 18.

99 Ibid.

100 Ibid. Ces appels n’aboutissent toutefois pas à un grand acte somptuaire national au XVIIIᵉ siècle (en Angleterre, la législation nationale cesse après 1603 ; quelques ordonnances locales au début du XVIIᵉ s’étiolent ensuite), le contrôle passant plutôt par la fiscalité, les mœurs et la polémique.

101 Charles Davenant, An essay upon the Probable Methods of making People Gainers in the Balance of Trade, 2nd edn. (1700), p. 152 in Ibid., p. 19.

102 Adam Smith, TMS, I.i.4.7 et VII.ii.1.49 : rôle de la sympathie et du spectateur impartial dans la stabilisation des normes morales.

103 Istvan Hont, op. cit., chapitre 1.

104 David Hume, Enquiry concerning the Principles of Morals (EPM), Liberty Fund, éd. 1983, Section III (« Of Justice ») : justice comme « vertu artificielle » fondée sur les conventions et l’intérêt bien compris ; David Hume, A Treatise of Human Nature, III.ii.2 (« Of the Origin of Justice and Property ») : genèse conventionnelle des règles de justice et de propriété.

105 Albert O. Hirschman, Les passions et les intérêts, Paris, PUF, 1980/2011, p. 98.

106 Smith, WN, II.3.31 : « the uniform, constant, and uninterrupted effort of every man to better his condition ».

107 Adam Smith, The Theory of Moral Sentiments (TMS), Liberty Fund, éd. 1982, II.ii.3.4 : « Justice… is the main pillar that upholds the whole edifice. »

108 Adam Smith, An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations (WN), Liberty Fund, éd. 1981, I.x.c.27 : « People of the same trade seldom meet together… but the conversation ends in a conspiracy against the public. »

109 Smith, WN, IV.7 (passim) : critique des privilèges exclusifs, chartes et entraves à l’entrée, cohérente avec la méfiance envers « connivences mercantilistes ».

110 Smith, WN, I.3.1-3 : dépendance de la division du travail à « l’étendue du marché ».

111 Smith, WN, IV.2.9 : célèbre occurrence de la « main invisible » (« …he is… led by an invisible hand… »), dans l’argument sur la préférence pour l’industrie domestique et l’effet non-intentionnel sur le revenu national.

112 Sur la physiocratie : François Quesnay, Tableau économique (1758 ; versions 1759, 1766) ; « Maximes générales du gouvernement économique d’un royaume agricole » ; « Despotisme légal ». Voir aussi Anne-Robert-Jacques Turgot, Réflexions sur la formation et la distribution des richesses (1766). Repères synthétiques : produit net agricole, impôt unique, ordre naturel, gouvernement par les “lois de l’économie”. À rapprocher de Smith, La Richesse des nations, IV (critique de l’exclusivisme agricole), pour la convergence sur la centralité de l’économique et la divergence sur sa base productive.

113 Sur la tension « doux commerce »/esclavage : Albert O. Hirschman,op.cit.(contexte intellectuel du « doux commerce ») ; Eric Williams, Capitalism and Slavery, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1944 (thèse sur l’articulation profits coloniaux/industrialisation).

114 Albert Hirschman, op. cit., p. 92-93.

115 Smith, WN, III.4.10-13 : sur l’effet des « baubles and trinkets » ; les grands seigneurs, séduits par les marchandises, allongent les baux et perdent pouvoir et crédit, jusqu’à ne plus pouvoir « interrompre le cours ordinaire de la justice ».

116 Karl Polanyi, La Grande Transformation, Gallimard, 1983 (orig. 1944), au sens polanyien de l’« encastrement » des économies dans des institutions et normes sociales.


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