L’intuition, un pilier philosophique devenu par ailleurs écueil scientifique

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Historiquement, l’intuition, capacité humaine de comprendre sans recourir directement au raisonnement, a véhiculé des révélations religieuses et a été l’alliée indispensable de la logique pour parvenir à des vérités philosophiques. Chez Platon et Aristote, elle se présente sous l’aspect d’une contemplation, d’une saisie d’idées ou formes. Le second l’envisage en outre comme une appréhension de « particuliers ultimes » via ce qu’il désigne sagacité1 (phronesis). Durant l’Antiquité, les Sceptiques se sont démarqués en s’efforçant de ne pas accorder crédit à ce type de vérité.

La modernité n’a pas bouleversé le paysage intellectuel de ce point de vue, l’intuition continuant de jouer un rôle philosophique de premier plan, qu’elle soit rationnelle (e.g. cogito cartésien) ou empirique (e.g. déterminisme naturel, cœur pascalien). Ce sont naturellement des approches sceptiques vis-à-vis des rationalismes, comme celles de Francis Bacon et de David Hume, qui ont davantage mis en évidence des imperfections de cette faculté, notamment le biais de confirmation2.

Malgré ces initiatives, les biais cognitifs n’ont commencé à être étudiés de façon systématique qu’à partir du début des années 1970, via le programme de recherche proposé par les psychologues Daniel Kahneman et Amos Tversky sur les heuristiques et biais3. Dans Système 1/ Système 2 (2011), Kahneman évoque l’article fondateur de ce programme, « Judgment Under Uncertainty : Heuristics and Biases », paru en 1974 dans la revue Science :

Dans les années 1970, les sociologues partaient en gros de deux principes à propos de la nature humaine. Premièrement, les gens sont généralement rationnels, et leur pensée est normalement saine. Deuxièmement, les émotions comme la peur, l’affection et la haine expliquent la plupart des cas où les gens se départent de leur rationalité. Notre article prenait à rebours ces deux affirmations sans les aborder de front. Nous décrivions des erreurs systématiques dans la pensée de gens normaux, et attribuions ces erreurs à la conception de la machine cognitive plutôt qu’à la corruption de la pensée par l’émotion4.

Si le concept d’homo œconomicus n’est pas mentionné explicitement dans l’article de 1974, il figure en arrière-plan des investigations entreprises par les deux psychologues. L’intuition constitue le protagoniste de celles-ci5. En tant que processus cognitif intermédiaire entre la perception et la raison6, elle produit des erreurs car elle repose sur des heuristiques : « les gens s’appuient sur un nombre limité de principes heuristiques par lesquels ils réduisent les tâches complexes d’évaluation de probabilités et de prédiction de valeurs à des opérations décisionnelles plus simples. En général, ces heuristiques sont particulièrement utiles, mais elles mènent parfois à de graves erreurs systématiques7. » Par exemple, dans une série d’expériences, Kahneman et Tversky ont décrit le portrait type d’une personne et demandé aux participants quel métier celle-ci exerçait8. Ils ont rapidement détecté que les participants à ces expériences « ignoraient les statistiques appropriées et se fiaient exclusivement à la ressemblance. […] Le recours à cette méthode heuristique entraînait des biais prévisibles (des erreurs systématiques) dans leurs prédictions9. »

Les heuristiques, en tant que méthodes intuitives, provoquent des « biais » ou déviations par rapport à une rationalité scientifique et, plus généralement, par rapport à la vérité. Selon Kahneman, s’il ne s’agit pas de nier l’intelligence humaine, la confiance en l’intuition étant généralement justifiée, nous « sommes souvent sûrs de nous alors que nous avons tort, et un observateur objectif sera mieux capable que nous de détecter nos erreurs10. » Les recherches sur les heuristiques et biais peuvent ainsi être interprétées, dans la manière dont elles sont exposées, comme l’expression d’une désillusion anthropologique supplémentaire, après celles occasionnées par Copernic, Darwin ou Freud. L’intuition contribue, au même titre que les passions, à la faillibilité de nos raisonnements. Elle s’apparente à un janus pourvoyeur, suivant le contexte, d’idées éclairantes ou de fausses pistes.


1. Aristote, Œuvres complètes, Flammarion, 2014 : « capacité de parfaitement délibérer quand est en jeu ce qui est bon pour lui et utile ».

2. https://damiengimenez.fr/wpdgi_instant/le-biais-de-confirmation-au-coeur-dun-reseau-de-biais/

3. Daniel Kahneman and Shane Frederick, “Representativeness revisited: Attribute substitution in intuitive judgment” [RVA] in T. Gilovich, D. Griffin and D. Kahneman (Eds.), Heuristics and biases: The psychology of intuitive judgment, Cambridge University Press, 2002, p. 49-81.

4. Daniel Kahneman, Système 1 / Système 2 [S1S2], Les deux vitesses de la pensée, Flammarion, 2016.

5. Dans S1S2, Kahneman écrit que le livre, synthèse de ses recherches, est « en grande partie consacré aux défauts de l’intuition ».

6. RVA.

7. Tversky, A., & Kahneman, D. (1974). Judgment under uncertainty: Heuristics and biases. Science, 185, 1124– 1131. Je traduis.

8.S1S2: « Un homme décrit son voisin : « Steve est très timide et réservé, toujours prêt à rendre service, mais sans vraiment s’intéresser aux gens ou à la réalité. Personnalité docile et méticuleuse, il a besoin d’ordre et de structure, et se passionne pour les détails. » Steve est-il plus susceptible de devenir bibliothécaire ou agriculteur ? »

9. Ibid.

10. Ibid.


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