L’intelligence artificielle, dieu et esclave

À peine l’IA générative se développe-t-elle, à l’exemple de ChatGPT et de ses consœurs, que les êtres humains lui posent toutes sortes de questions, comme un enfant procède avec ses parents, un étudiant avec ses professeurs, ou un croyant avec ses divinités. Elle apparaît ainsi comme une sorte de dieu, dans le prolongement du remarquable parallèle effectué par Émile Durkheim au début du XXe siècle entre société et dieu : 

Entre Dieu et la société il faut choisir. […] J’ajoute qu’à mon point de vue, ce choix me laisse assez indifférent, car je ne vois dans la divinité que la société transfigurée et pensée symboliquement1.

La société pensée par Durkheim se fonde sur la division du travail social : le travail noue des liens sociaux qui, en retour, lui fournissent un sens humain. Au-delà de la sphère économique, la société crée ce que Durkheim a désigné comme une « conscience collective », c’est-à-dire des ensembles de représentations communes. L’IA me semble parfaitement en être le produit,​ elle étend ce que l’écriture a commencé à faciliter il y a quelques milliers d’années : la transmission et la globalisation du savoir. 

Bien que l’IA émerge de la société, elle appartient à un processus d’automatisation qui bouleverse nos repères et plus spécialement notre rapport au travail. Celui-ci se trouve fortement remis en question, bien plus que les diverses étapes de mécanisation ne l’avaient fait depuis la première révolution industrielle. Comment, dans ces conditions, le travail peut-il conserver le sens qui lui a été donné au XIXe siècle ? S’il ne le conserve pas, j’estime qu’une orientation potentielle, celle que j’ai donnée à ma vie depuis plus de dix ans, est d’accroître ses connaissances, de cultiver une certaine capacité d’auto-évaluation afin de ne pas se laisser manipuler par des consciences collectives, et dorénavant par des IA.

Si elles peuvent d’ores et déjà être comparées à des divinités, les IA n’en demeurent pas moins jusqu’à présent esclaves des êtres humains, et non l’inverse comme cela est envisagé dans nombre de fictions (Terminator, Matrix…). Pour leur part, les êtres humains ne perdent-ils pas en liberté lorsqu’ils délèguent outre mesure aux IA les tâches cognitives exigeantes, y compris l’élaboration de synthèses ? À force de convoiter un bonheur synonyme de richesse matérielle et financière, ils encourent le risque d’abandonner aux IA leur capacité de penser le monde dans son ensemble, tout en espérant que celui-ci se régulera de lui-même voire, de manière plus idéaliste, qu’il sera harmonisé ou annihilé par une intelligence supérieure.


1. Émile Durkheim, « Détermination du fait moral », Bulletin de la Société française de Philosophie, 1906. Disponible sur le site de l’UQAC.


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