Le problème de Linda

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Dans les années 1980, Daniel Kahneman et Amos Tversky ont mené auprès d’étudiants de grandes universités une expérience qui comprenait la description d’une personne fictive, puis une question relative aux activités de celle-ci :

Linda a trente-trois ans, elle est célibataire, ne mâche pas ses mots et est très intelligente. Elle est diplômée en philosophie. Quand elle était étudiante, elle se sentait très concernée par les questions de discrimination et de justice sociale, et avait également pris part à des manifestations contre le nucléaire.

Quelle solution est la plus probable ?
Linda est une employée de banque.
Linda est une employée de banque et elle est active au sein du mouvement féministe1.

Entre 85% et 90% des participants à l’expérimentation ont opté pour la seconde réponse. Or la probabilité que deux événements A et B se produisent conjointement est nécessairement inférieure à la probabilité de l’événement A seul. D’où le nom du biais cognitif associé, celui d’erreur de conjonction qui, selon Kahneman et Tversky, met en évidence la prépondérance de l’heuristique de représentativité : comme la description de Linda suggère une intellectuelle engagée moralement, on image celle-ci en féministe bien plus qu’en employée de banque.

Dans Système 1 / Système 2, Kahneman se remémore : « Et ce qui était remarquable, c’était l’absence de remords des coupables. Quand, un rien indigné, j’ai lancé à ma classe : « Vous rendez-vous compte que vous avez violé une règle de logique élémentaire ? », au dernier rang, quelqu’un a crié : « Et alors ? » Une étudiante qui avait commis la même erreur s’est même expliquée en disant : « Je croyais que vous vouliez juste connaître mon opinion2. » » Le psychologue affirme également que cette expérience est la « plus célèbre » et la « plus débattue » de celles qu’il a entreprises avec Tversky.

Gerd Gigerenzer figure parmi les contradicteurs. Il a critiqué à plusieurs reprises l’approche de Kahneman au sujet de ce biais3. Sa première accusation a porté sur l’interprétation des probablilités, défendant une approche fréquentiste4. Dans Gut Feelings, il adopte une stratégie différente : il y souligne le manque de pertinence de la description de Linda relativement à la problématique soumise. Selon lui, le mot probable contenu dans la question n’est pas interprété spontanément d’une manière purement logique, mais dans le sens plus large de plausible. Il ajoute que le langage courant est plus sophistiqué que celui de la logique, notamment parce que la conjonction de coordination et y détient une signification plus étendue. En particulier, alors que le ET logique est commutatif, le et courant ne l’est pas. Par exemple, les deux phrases suivantes n’ont pas le même sens :

Anne et Paul se sont mariés et Anne est tombée enceinte.
Anne est tombée enceinte et Anne et Paul se sont mariés.

La controverse entourant le problème de Linda, à l’instar de celle évoquée dans l’instantané précédent, met en lumière l’aspect crucial du contexte expérimental en psychologie, plus précisément la manière dont les données sont présentées aux participants. Elle illustre également la diversité des interprétations au sein d’un champ scientifique.


1. Daniel Kahneman, Système 1 / Système 2, Les deux vitesses de la pensée, Flammarion, 2016.

2. Ibid.

3. En particulier : Gerd Gigerenzer, “How to Make Cognitive Illusions Disappear: Beyond “Heuristics and Biases”, European Review of Social Psychology, vol. 2, 1991, p. 83–115 ; Gerd Gigerenzer, “On narrow norms and vague heuristics: A rebuttal to Kahneman and Tversky, Psychological Review, vol. 103, 1996, p. 592-596 ; Gerd Gigerenzer, Gut Feelings: Short Cuts to Better Decision Making, Penguin, 2008.

4. Cf. dernier instantané.


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