Les léviathans numériques constituent-ils un risque systémique pour les libertés ?

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Fin novembre dernier, Amnesty International, ONG promouvant la défense des droits humains, a publié un rapport intitulé Surveillance giants (Les géants de la surveillance). Celui-ci « explique que le modèle économique fondé sur la surveillance mis en place par Facebook et Google est par nature incompatible avec le droit à la vie privée et représente une menace structurelle pour toute une série d’autres droits, notamment les droits à la liberté d’opinion, d’expression et de pensée, ainsi que les droits à l’égalité et à la non-discrimination. »

Si le rapport est orienté moralement, il l’est de façon claire en soulignant d’emblée quels sont les principes éthiques qu’il défend, principes qui sont ici des libertés (droits). De plus, il inclut des éléments de réponse de la part de Google et Facebook qui en ont pris connaissance avant sa publication et ont pu répondre à Amnesty. Personnellement, j’ai appris de nombreuses choses en le lisant (anglais), et il m’a donné l’opportunité de structurer davantage mes idées sur les données personnelles, ainsi que sur la problématique des géants technologiques. C’est pourquoi, j’en fais ici une synthèse suivie d’un questionnement sur les adjectifs privé et public, ainsi que sur la problématique démesure vs. libertés individuelles.

Le rapport d’Amnesty

Internet, une révolution aux deux visages

Avant d’aborder le versant négatif, du point de vue des libertés, de la collecte et de l’exploitation des données mises en œuvre par Google et Facebook, Amnesty mentionne en premier lieu que l’ampleur de la révolution occasionnée par Internet n’avait pas été observée depuis l’invention de l’électricité. Près de la moitié de l’humanité utilise le web pour s’informer, communiquer avec ses proches, rechercher un emploi ou trouver des réponses à des questions diverses. Internet « a créé des opportunités économiques et sociales à une échelle et à une vitesse que peu imaginaient il y a cinquante ans ». Autrement dit, il a été un vecteur de jouissance des droits humains.

Cependant, la plupart des internautes dépendent grandement des services de deux multinationales :  Facebook et Google. La première domine le monde des réseaux sociaux et une partie des communications avec les applications WhatsApp et Messenger, la seconde concentre 90% des recherches en ligne, son navigateur Chrome est le plus utilisé, sa plateforme de vidéo YouTube est la plus consultée, et son application Android équipe une majorité de smartphones1.

Outre leur position dominante, la source de revenus des deux firmes pose problème car elle provient essentiellement de la publicité : cette dernière représente 84% du chiffre d’affaires de Google et 98% de celui de Facebook. Ensemble les deux géants drainent 60% des revenus publicitaires au monde (en dehors de la Chine). Au lieu de facturer une prestation de service à leurs utilisateurs, ils leur demandent de consentir au traitement et au partage de leurs données personnelles à des fins de publicité ou de marketing.

Dans une perspective de croissance, Google et Facebook, s’efforcent de fournir les meilleures analyses comportementales à leurs clients (entreprises). Les deux sociétés californiennes ne cessent de compiler davantage d’informations et d’affiner leurs algorithmes. Aux débuts d’Internet, les données créées étaient considérées comme des « déchets » : la découverte qu’elles pouvaient révéler des régularités sociales significatives, monétisables, a constitué selon Amnesty une étape clé dans le développement d’un modèle « fondé sur la surveillance ». Sont récoltées massivement les données saisies par un internaute, mais aussi celles générées par les clics qu’il effectue ou les objets connectés dont il se sert : smartphone et son GPS intégré, assistant Google, voiture, télévision, enceintes, systèmes de chauffage… Facebook s’intéresse également aux neurosciences et à la possibilité d’écrire rien qu’en pensant par l’intermédiaire de lunettes à réalité augmentée.

La vie privée en péril

Le droit à la vie privée assure que personne n’est soumis à l’arbitraire ou à des interventions illégales dans le cadre de sa famille, de son logement ou de sa correspondance. Le Comité des droits de l’homme (Nations Unies) a reconnu depuis la fin des années 1980 que ce droit inclut la régulation du partage et de la sauvegarde de données personnelles sur ordinateur, banque de données ou tout autre objet, que ce soit par des autorités publiques ou des groupes privés ou des individus. Le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme a admis que même la simple production ou collecte de données relatives à l’identité personnelle ou familiale affecte la vie privée, dans la mesure où un individu perd le contrôle d’informations pouvant mettre en péril sa vie privée.

Selon Amnesty, le fait que les données soient récoltées puis analysées à grande échelle permet de « révéler des informations intimes et détaillées ; en réalité, les entreprises peuvent potentiellement tout connaître d’un individu ». En 2010, Eric Schmidt, PDG de Google à l’époque, a affirmé : « nous savons où vous êtes. Nous savons où vous avez été. Nous pouvons plus ou moins savoir ce à quoi vous pensez. » Même si elle s’effectue de façon indiscriminée, le caractère non nécessaire et disproportionné de la collecte de données la rend illégale du point de vue des droits de l’homme. Un autre aspect de la vie privée consiste en la possibilité de contrôler ses informations personnelles, d’être en mesure de décider quand et comment celles-ci sont partagées avec d’autres.

Le règlement général sur la protection des données (RGPD), en vigueur en Europe depuis mai 2018, est devenu une référence mondiale en matière de législation concernant le respect de la vie privée sur Internet (il concerne uniquement les personnes physiques, non les entreprises). Il est fondé notamment sur un principe de transparence qui oblige les entreprises à informer les utilisateurs de leurs services sur les « risques, règles, garanties et droits liés au traitement des données à caractère personnel et des modalités d’exercice de leurs droits en ce qui concerne ce traitement. En particulier, les finalités spécifiques du traitement des données à caractère personnel devraient être explicites et légitimes, et déterminées lors de la collecte des données à caractère personnel2. »

Toujours à propos de la notion de vie privée, il existe selon Amnesty un large consensus sur la nécessité de disposer d’un espace protégé afin de construire son identité. L’intimité permet à l’individu de décider lui-même comment les autres le perçoivent, une personne se comportant différemment lorsqu’elle est sujette à des observations non désirées. Dans cette optique, l’intimité est essentielle à l’autonomie. Or la capacité de Google et Facebook à influer sur les informations consultées réduit l’espace permettant de définir une identité personnelle. En particulier, la mise en avant des messages ou des sites Internet populaires provoque un effet boule de neige (knock-on effect).

Le comportement ambigu de Google et Facebook concernant la vie privée

Récemment, les dirigeants de Google et Facebook ont reconnu publiquement le droit à la vie privée : en mai dernier, le PDG de Google Sundar Pichai a publié une tribune dans le New York Times. En mars, le fondateur et PDG de Facebook Marc Zuckerberg a annoncé que sa compagnie allait « pivoter3 » vers l’intimité, et en mai il a avancé que « le futur est privé ». Ces déclarations ont été accompagnées de mesures accordant à leurs utilisateurs davantage de contrôle de leur intimité.

En novembre, Google a annoncé qu’il allait réduire le partage des données personnelles avec ses clients via sa plateforme d’enchères publicitaires. La firme de Moutain View a également déployé une nouvelle fonctionnalité autorisant les utilisateurs à effacer leurs données de localisation (bien que celles-ci soient tout de même conservées pendant un délai d’au moins trois mois). Facebook a introduit un outil permettant aux internautes de consulter les informations que les autres applications partagent avec Facebook, et de déconnecter ces données de leur compte (mais pas de les effacer).

Bien que ces actions soient de bon augure sur le plan de la vie privée, plusieurs commentateurs ont manifesté leur scepticisme quant à un changement en profondeur de Google et de Facebook, car leur modèle économique et leur position dominante reposent sur la « surveillance ». De surcroît, les deux multinationales ont à plusieurs reprises, par le passé, dissimulé certaines de leurs pratiques :

La liberté de pensée

La liberté de pensée a été évoquée plus haut à propos de la possibilité de se définir une identité. Amnesty l’évoque à nouveau en précisant que la personnalisation du contenu par le fournisseur de services peut modeler en partie les opinions et risque d’affecter la capacité de choisir de façon autonome. De plus, les algorithmes sont conçus pour trouver le meilleur moyen d’orienter les comportements à partir de caractéristiques individuelles.

Amnesty insiste sur les risques associés à ces pratiques informatiques, qu’il s’agisse de la récupération des données par des États ou des personnes mal intentionnées. L’ONG cite notamment un compte rendu de recherche expliquant qu’il est possible, en analysant le langage employé par un internaute sur Facebook, de diagnostiquer aussi efficacement qu’un professionnel de santé les signes avant-coureurs d’une dépression.

Si Facebook et Google se défendent d’avoir une quelconque intention de procéder à de « l’ingénierie sociale » ou qu’ils ne le feraient que pour des causes socialement bénéfiques, les outils existants pourraient être détournés, surtout s’ils sont employés à grande échelle. De plus, dans le cas du scandale Cambridge Analytica, bien que Facebook ait eu connaissance du problème depuis décembre 2015, le réseau social n’a alerté les utilisateurs dont les données étaient compromises qu’après l’exposition médiatique du scandale en 2018.

Un autre exemple de pratique pouvant altérer la liberté de pensée consiste en l’utilisation d’algorithmes qui encouragent les utilisateurs à rester sur les plateformes de partage. Ces algorithmes ont pour objectif de maximiser l’engagement des internautes4. En particulier, ils peuvent promouvoir du contenu abusif, discriminatoire ou violent. Parce que les gens sont enclins à cliquer sur des informations sensationnelles ou des propos incendiaires, les « soi-disant « moteurs de recommandations » peuvent envoyer leurs utilisateurs dans ce que certains ont appelé un « terrier de lapin » de contenu toxique ». Les algorithmes contribuent ainsi à renforcer des rumeurs ou des théories du complot.

Puissance et responsabilité

Les auteurs du rapport d’Amnesty abordent ensuite brièvement les risques potentiels de discrimination dans l’affichage de publicités, et s’étendent plus longuement sur les difficultés à faire évoluer Google et Facebook vers davantage de respect des droits humains :

En conclusion du rapport, des préconisations sont adressées aux États afin de garantir le respect des droits humains.

Droit, liberté et démesure

Privé et public

Amnesty International place la notion de vie privée au cœur de son analyse des risques que font peser les géants du web sur certaines libertés. Historiquement, la vie privée est invoquée par les libéraux souhaitant limiter le pouvoir étatique, notamment par Benjamin Constant qui, dans un fameux discours prononcé en 1819, estime que la liberté en Grèce antique « se composait de la participation active et constante au pouvoir collectif. Notre liberté à nous, doit se composer de la jouissance paisible de l’indépendance privée5. »

Bien que les États-Unis soient à l’origine d’Internet, que leur population ait une sensibilité libérale développée et qu’elle soit la plus connectée au monde, « la problématique du respect de la vie privée qui préoccupe l’Europe depuis les années 1970 y est beaucoup moins prégnante. […] La Déclaration des droits restreint le pouvoir de l’État sur la vie des citoyens, en leur garantissant une non-interférence totale des pouvoirs étatiques avec la vie des citoyens, en dehors du cadre prévu par la loi. Elle ne leur garantit aucun moyen de protéger contre une violation de la vie privée dont l’État ne serait pas à l’origine6. »

L’origine de la contrainte joue ici une importance capitale : la contrainte semble davantage tolérée outre-Atlantique si elle est d’origine privée, dans son sens économique. Observons que le terme « privé » se révèle ambigu : depuis l’Antiquité, l’économie est associée étroitement à la famille, sémantiquement d’ailleurs au travers de sa racine « éco », oikos en grec ancien qui désigne à la fois une famille étendue (des parents aux esclaves) et une unité de production agricole ou artisanale.

De nos jours, l’adjectif « privé », par opposition à ce qui est public, fait référence, suivant le contexte, à :

Le dilemme démesure vs. libertés individuelles

Que la contrainte soit d’ordre privé ou public, elle constitue un danger pour les droits humains dès lors qu’elle s’impose de façon arbitraire, non démocratique. C’est ce que souligne le rapport d’Amnesty en insistant sur les risques multiples de dérives associées à une surveillance de masse. Après les totalitarismes du XXe siècle, qui oserait affirmer que le progrès immunise contre la barbarie ?

L’idée du roi-philosophe de Platon n’est plus d’actualité et le concept de patron-philosophe relèverait de l’oxymore. Des millénaires de tyrannies ont illustré que la concentration du pouvoir entre les mains d’une minorité favorise les abus et les drames, d’autant plus lorsque le système politique n’inclut pas des contre-pouvoirs suffisants. Montesquieu écrivait à ce propos dans L’esprit des lois, I, 3 : « Une autorité exorbitante, donnée tout à coup à un citoyen dans une république, forme une monarchie, ou plus qu’une monarchie. Dans celle-ci les lois ont pourvu à la constitution ou s’y sont accommodées ; mais, dans une république où un citoyen se fait donner un pouvoir exorbitant, l’abus de ce pouvoir est plus grand, parce que les lois, qui ne l’ont point prévu, n’ont rien fait pour l’arrêter. »

Prémunir contre les dérives arbitraires nécessite, dans un cadre politique traditionnel, de légiférer, d’imposer un certain nombre de contraintes communes dont personne n’est exempté. Mais dans le cas de Google et Facebook, la problématique est remarquablement complexe, car ces firmes se situent à la pointe des nouvelles technologies : ne pourront-elles pas, avec leurs capacités financières, conserver un temps d’avance sur les législateurs, un peu comme la recherche de produits dopants détient une longueur d’avance sur celle des tests de dépistage ?

Revenons à la question sémantique « privé/public » : il me semble que, particulièrement dans le cas d’applications informatiques quasi universelles ouvrant les portes de la connaissance et celles de la communication virtuelle, on peut s’interroger sur leur caractère privé et, tant qu’à faire, sur le concept de public qui est rattaché implicitement à celui d‘État : car il s’agit de mon point de vue de biens communs universels – le fait que Facebook ambitionne de créer une monnaie abonde en ce sens. Quand la sénatrice démocrate Elisabeth Warren propose de démanteler Google, Facebook et Amazon, elle répond à un problème domestique étasunien en arguant d’une idéologie économique libérale, idéologie qui favorise la concurrence.

Pourquoi ne pas internationaliser, via par exemple un régime de tutelle sous l’égide de l’ONU, ce type d’entreprise ? Je suis bien conscient qu’une telle idée est utopique et que le repli sur soi (national) actuel ne risque pas de la favoriser. Néanmoins, il me semble qu’il s’agit d’un horizon possible pour, d’une part, dépasser le dilemme démesure vs. libertés individuelles (les contre-pouvoirs seraient multipliés par le nombre des États) et, d’autre part, faciliter les relations internationales, en trouvant des points communs plutôt qu’en cultivant les conflits d’intérêts. Un tel horizon pourrait être mis en œuvre par étapes, au travers de projets définis et concrets, des projets qui fourniraient des perspectives communes à l’humanité sans gommer les particularités géographiques et culturelles.


Notes

1. La prééminence de Google a pu être constatée notamment dans le bras de fer commercial entre la Chine et les États-Unis dernièrement. Néanmoins, il semblerait que cet événement soit l’occasion pour la Chine d’acquérir davantage d’autonomie : https://www.phonandroid.com/huawei-menace-remplacer-android-harmony-os-mai-2020.html

2. RGPD, considération préalable 39.

3. Terme qui rappelle le « pivot » vers l’Asie de Barack Obama.

4. Voir également cet article de The Wired (en anglais) sur la tendance des algorithmes Facebook, lorsqu’ils sont paramétrés pour afficher des annonces « pertinentes », à proposer des publicités correspondant aux sensibilités politiques de l’internaute.

5. Benjamin Constant, Œuvres politiques, De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes, Wikisource.

6. Mallorie Wozny, « Exploitation des données personnelles : raison commerciale, raison d’état et opportunités », mémoire, Université de Lyon, 2017. URL : https://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/documents/67751-exploitation-des-donnees-personnelles-raison-commerciale-raison-d-etat-et-opportunites.pdf


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