L’âge des empires extractifs et commerciaux : l’Espagne et les Provinces-Unies (XVIe-XVIIe siècle)

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À gauche, un galion amarré à Séville où des marins déchargent des coffres d’argent ; à droite, la Bourse d’Amsterdam animée, devant une carte suggérant la route vers l’Asie. Image générée avec ChatGPT.

Aux origines de la valorisation de l’économie (XVe-XIXe siècle) – Article 2

L’Espagne et les Provinces-Unies incarnent deux voies de la première mondialisation : la première se fonde sur l’extraction et la contrainte impériale, la seconde sur la circulation organisée des biens, de l’information et du crédit. Des mines de Potosí aux foires d’Anvers puis de Gênes, l’« argent des Indes » alimente l’appareil militaire des Habsbourg et restructure la finance européenne. En face, Amsterdam bâtit une économie d’institutions et de réseaux – Wisselbank, Bourse, compagnies des Indes (VOC) – tout en s’appuyant sur un ample dispositif militaire et colonial. Chacun des empires, en transformant la puissance économique en puissance politique et inversement, participe de la valorisation de l’économie. Au cours du récit et de l’analyse de ces deux trajectoires, une halte à Salamanque présentera la théorie des prix élaborée par les maîtres de l’université, théorie qui met en valeur, d’un point de vue intellectuel, le négoce et la finance. Nous conclurons par une réflexion sur la Réforme et sur la façon dont elle renforce ce mouvement de valorisation.

Naissance d’un État espagnol fissuré

L’union romanesque de la Castille et de l’Aragon

Le mariage entre Ferdinand II d’Aragon et sa cousine Isabelle de Castille, en 1469, ne s’impose nullement1. La méfiance réciproque des royaumes, la crainte des nobles castillans de voir la Couronne se renforcer et l’hostilité de Louis XI jouent contre elle. Pourtant, l’idée d’Hispania, héritée de Rome, restait familière au Moyen Âge, et un sentiment d’appartenance « espagnole » affleurait déjà dans certains discours. De manière plus décisive, sur le plan politique, le royaume d’Aragon faisait face à une révolution en Catalogne et aux ambitions expansionnistes de la France. Isabelle de Castille sait exploiter cette fragilité pour sceller une union accordant une nette prééminence à la Castille.

Le mariage se déroule dans le secret. Lorsqu’Henri IV, roi de Castille, en prend connaissance en 1470, il répudie sa sœur Isabelle et reconnaît sa fille Juana comme son héritière. À sa mort, en 1474, Isabelle est néanmoins couronnée, puis une guerre civile de succession déchire l’État naissant jusqu’en 1479, où un traité met fin aux hostilités sans pour autant que Juana ne cesse de revendiquer son droit à la couronne.

La prépondérance castillane dans l’État en germe reflète des différences géographiques, démographiques, politiques et économiques que le mariage ne résorbe pas2. Géographiquement, la Castille, quasiment quatre fois plus vaste que l’Aragon, est davantage dotée en richesses naturelles. Démographiquement, elle comprend 80 % de la population de la péninsule espagnole.

Politiquement, alors que la Castille est déjà un État unifié ‒ une Cortes (assemblée d’états), un système fiscal, une langue, une monnaie, une administration, pas de droits de douane intérieurs ‒, chaque royaume d’Aragon (Aragon, Catalogne, Valence, Majorque, Sardaigne) comprend sa propre Cortes, ses propres lois, son propre langage et sa propre monnaie. De plus, les Cortes aragonaises jouissent de plus grandes prérogatives : la relation entre celles-ci et la monarchie est conçue de façon contractuelle, limitant les pouvoirs de chacun. Ainsi, lors de son couronnement, le roi aragonais jure de maintenir les lois existantes et de ne pas légiférer sans l’accord des trois ordres.

Économiquement, la Castille dispose de solides structures, notamment grâce à la Mesta, l’association d’éleveurs transhumants, et la Hermandad de las Marismas, un réseau de villes portuaires du nord-ouest de l’Espagne par lequel transite le commerce de la laine ‒ la production de laine constitue la principale activité non agricole du pays. En outre, la flotte commerciale de Castille s’insinue en Méditerranée qui avait été la chasse gardée de la Catalogne durant le Moyen Âge.

Un État, pas encore une nation

Ces différences, qui s’ajoutent aux dissensions, mettent en évidence que l’État espagnol naissant ne se fonde pas sur une nation. Il émerge de liens dynastiques et la manière de gouverner des nouveaux souverains, malgré une tendance centralisatrice, demeure empreinte des traditions féodales, ce que l’on peut illustrer par trois aspects de leur règne. Le premier réside dans le fait que le roi et la reine sillonnent fréquemment leur royaume3, notamment pour rendre la justice en personne au cours des premières années de leur règne4. En 1522, l’amiral de Castille rapporte qu’ils « connaissaient tout le monde, rendaient toujours les honneurs à ceux qui les méritaient, parcouraient leurs royaumes, étaient connus des grands comme des humbles, et pouvaient être approchés par tous5. »

Le second aspect concerne l’Aragon : en 1486, afin de mettre un terme au conflit séculaire entre l’aristocratie et la paysannerie catalanes, Ferdinand choisit de renouveler les institutions traditionnelles, contractuelles, qui accordent une plus grande autonomie aux paysans tout en compensant financièrement les nobles6. Par cette orientation, il compromet la centralisation de l’autorité royale en Castille.

Le troisième aspect s’appréhende à partir de la célèbre année 1492, marquée successivement par la fin de la Reconquista, qui s’achève en janvier avec la prise de Grenade, ainsi que par l’expédition de Christophe Colomb qui découvre « les Indes » (l’Amérique) et débute leur colonisation. Les deux entreprises partagent une stratégie similaire : la délégation de la conquête. Dans le cas de la Reconquista, l’effort de guerre s’appuie sur la noblesse de Castille qui, parallèlement, se voit octroyer des terres et des prérogatives royales en termes de justice et de finance7. Dans le cas de l’Amérique, la colonisation repose sur des initiatives privées. Les terres conquises en Amérique, qui ne sont pas déjà cultivées par des indigènes, sont réparties par la Couronne entre les conquistadors qui se voient, en outre, accorder des droits juridiques temporaires étendus8. De la sorte, les souverains espagnols compensent adroitement l’absence d’un État centralisé par le recours à des individus et à des collectifs non étatiques (nobles ou non).

1492 est aussi l’année où les juifs sont expulsés d’Espagne, ce qui déstabilise le marché de la laine, poumon économique non agricole du royaume. Afin de restaurer le commerce, le Consulado, une institution d’inspiration aragonaise qui cumule les fonctions de corporation et de tribunal de commerce, est créé en 1494 à Burgos, en lieu et place de la Hermandad de las Marismas. Le Consulado de Burgos devient la plaque tournante espagnole pour la laine et sert de modèle pour la création en 1503 à Séville de la Casa de Contratación (maison du commerce). Celle-ci permet de centraliser les échanges entre l’Espagne et l’Amérique, notamment l’importation de métaux précieux9. Un monopole du commerce avec l’Amérique est ainsi accordé à la ville andalouse. Le Consulado et la Casa de Contratación manifestent un effort de centralisation qui s’appuie toutefois sur des corporations privées et non sur une bureaucratie étatique.

Les ambitions territoriales et leur financement

Sur la scène européenne, la rivalité historique entre l’Aragon et la France se poursuit en Italie à partir de 1494, lorsque Charles VIII envahit celle-ci, prétendant au trône de Naples. Si les royaumes d’Aragon, de Naples et de Sicile avaient été divisés entre membres de la famille après la mort d’Alphonse V d’Aragon en 1458, ils avaient conservé des liens étroits10. En 1495, alors que Charles VIII prend possession de Naples, fief papal, l’Espagne et le Saint-Empire romain germanique s’unissent à Venise et Milan afin de repousser les Français, ce qu’ils parviennent à accomplir, non sans difficultés11. Quelques années plus tard, en 1500, alors que Louis XII a succédé à Charles VIII, la France et l’Espagne s’accordent pour se partager le royaume de Naples, mais le conflit reprend jusqu’à ce que la première reconnaisse, en 1504, la souveraineté de Ferdinand sur le royaume.

De l’Italie, traversons la Méditerranée. La Reconquista, plus grande entreprise de Ferdinand et d’Isabelle12, a donné vie à l’idée d’une croisade en Afrique, à laquelle le pape Alexandre VI donne sa bénédiction en 1494. Mais à cette époque, les troupes espagnoles sont accaparées par les guerres d’Italie. À partir de 1499, avec la révolte des Alpujarras, menée dans le royaume de Grenade par la population musulmane, un élan religieux catholique pousse en faveur de la concrétisation d’une croisade africaine13. Cependant, cette dernière n’est toujours pas entamée à la mort d’Isabelle en 1504 qui, dans ses dernières volontés, engage son mari à s’y consacrer sans relâche. Au cours des années suivantes, plusieurs villes côtières sont conquises14 (Peñón de Vélez de la Gomera, Oran, Bougie, Tripoli). Néanmoins, l’Afrique ne devient pas une priorité pour Ferdinand qui privilégie la sécurisation de sa frontière, avec l’acquisition de la Navarre en 1515, ainsi que l’ouest de la Méditerranée où il s’efforce de consolider son assise napolitaine et de repousser les Turcs hors d’Italie.

Les ambitions territoriales espagnoles réclament des financements qui sont loin d’être évidents étant donné le faible développement économique du pays. Au XVe siècle, la source principale de revenu est l’alcabala, une taxe sur les ventes qui représente plus de 80 % du revenu de l’État15. Avec les autres sources de revenu comme les droits de douane, ces taxes étaient collectées par des fermiers généraux (arrendadores), la Couronne n’ayant d’administration fiscale que pour ses propres domaines. Le doublement des entrées fiscales, entre 1481 et 1510, est cependant insuffisant pour financer les expéditions napolitaines et les dépenses diplomatiques. À partir de 1489, les monarques commencent à payer leurs dettes avec l’émission de juros (annuités) à 10 % d’intérêt, ce qui devient rapidement un poids pour le trésor. Les difficultés financières contraignent ainsi les monarques à convoquer une Cortes en 1501 pour obtenir un servicio16(taxe régulière).

Anvers et Gênes, pivots de l’empire espagnol

Continuité géopolitique et financière

En 1516, Charles, petit-fils de Maximilien de Habsbourg, devient Charles Ier d’Espagne (avec sa mère Jeanne). Il se rend en Espagne en 1517 où il est reconnu par les Cortes en 1518. Grâce à l’héritage bourguignon, il ajoute aux couronnes ibériques les Pays-Bas (17 Provinces) et la Franche-Comté. En 1519, élu empereur, il devient Charles Quint, légataire des terres des Habsbourg.

Aux yeux de nombreuses cités castillanes, l’orientation « impériale » de Charles ­‒ querelle dynastique avec la France, campagnes de l’Empire contre les princes protestants, défense contre la menace ottomane, arrivée de conseillers bourguignons ‒ paraissait étrangère aux intérêts immédiats de Castille et disproportionnée au regard de l’effort fiscal et humain exigé17. D’un point de vue étatique, pourtant, elle prolonge les axes de Ferdinand : contenir la France en Italie, verrouiller l’ouest méditerranéen face aux Ottomans et aux corsaires barbaresques, affirmer l’orthodoxie catholique. La nouveauté n’est pas la finalité mais l’échelle des théâtres qui s’étendent à l’international.

Les guerres successives dans lesquelles Charles s’engage lui imposent une quête permanente de financements18. Étant donné que, jusqu’en 1550, les revenus d’Amérique représentent une part minime des ressources impériales, les territoires européens pourvoient majoritairement aux dépenses militaires. Pendant la première partie du règne de Charles, les Pays-Bas et l’Italie fournissent les contributions principales. Puis, lorsque ces sources se tarissent, l’empereur se tourne vers la Castille, en particulier vers les églises, sensibles à la menace protestante. Il se sert également des droits de douane, d’une taxe sur la transhumance de moutons, d’une autre sur la soie, surtout, de l’alcabala et du servicio.

Malgré toutes ces mesures, les revenus restent insuffisants par rapport aux dépenses qui ne cessent de croître. L’empereur décide alors de recourir à des expédients tels que l’appropriation de transferts privés d’argent américain, compensés par l’attribution de juros, ou par la vente de privilèges nobiliaires. Ces palliatifs sont remplacés plus durablement par la vente de juros à des banquiers. Ces derniers fournissent également des avances sur de prochains arrivages d’argent américain, avances contractualisées sous la forme d’asientos. Les besoins des armées continuant d’augmenter, l’empire devient de plus en plus dépendant des banques situées essentiellement à Anvers et à Gênes, deux villes-pivots de l’empire.

Anvers

Depuis le XIIIe siècle, Bruges concentrait la majeure partie du commerce nord-européen19 et, par conséquent, des activités bancaires. Elle détenait également une industrie textile florissante. L’activité économique d’Anvers se développe progressivement au cours des XIVe et XVe siècles pour détrôner Bruges à la fin du XVe siècle20. Les raisons de cette translation géographique sont d’ordre commercial et politique21.

Les marchands drapiers anglais choisissent les foires du Brabant comme centre de distribution, leur principal débouché étant l’Allemagne. Ils ne peuvent s’orienter vers Bruges : concurrençant les fabricants flamands, ils se heurtent à des interdictions de vente édictées par les autorités brugeoises. En outre, l’accès aux marchés français et baltes s’avère difficile du fait de la guerre de Cent Ans et des monopoles hanséatiques. Dans ces conditions, les tissus anglais sont apprêtés et teints directement à Anvers.

Au cours du XVe siècle, les marchands allemands, qui exportent du textile mais aussi du cuivre et de l’argent, investissent de plus en plus la ville. Le prix élevé de l’argent dans les Pays-Bas, conséquence d’une surévaluation de 1466, rend l’exportation de ce métal précieux vers Anvers très attractif. Par ailleurs, les Portugais viennent vendre leurs produits issus du commerce avec l’Afrique et avec l’Asie. Ils repartent avec des métaux précieux, du cuivre et de l’argent qui devient le moyen de paiement principal des épices asiatiques.

Le facteur premier de l’avènement d’Anvers tient cependant à des motifs politiques : Maximilien de Habsbourg, régent de Bourgogne à partir de 1482, fait face à l’opposition des villes flamandes, opposition qui dégénère en guerre civile. Gand et Bruges prennent la tête de la résistance et vont jusqu’à emprisonner Maximilien en 1488, tandis qu’Anvers choisit de soutenir celui-ci et contribue, in fine, à sa victoire grâce au soutien financier qu’elle lui apporte. Au sortir de cette crise, Anvers se voit dotée de privilèges, parmi lesquels des droits d’étape22 pour l’alun des mines papales de Tolfa (1491). Surtout, Maximilien exhorte les marchands étrangers à quitter Bruges pour Anvers. Bien que ces mesures soient temporaires, elles favorisent le déplacement du cœur commercial nord-européen de Bruges à Anvers.

Pour la maison de Habsbourg, Anvers constitue une voie d’accès au commerce international, ainsi qu’une source majeure de revenus fiscaux et de crédit23. Charles Quint obtient des prêts considérables auprès des banques et des marchands d’Anvers, en particulier des Fuggers dont les relations avec les Habsbourg remontent au XVe siècle. À plusieurs reprises, l’empereur ou ses collaborateurs soulignent l’importance du marché financier d’Anvers dans leur correspondance. Évidemment, d’autres pays comme l’Angleterre ont recours aussi aux établissements financiers de la ville.

Le volume de la dette espagnole poursuivant inexorablement son ascension durant le XVIe siècle, elle atteint un point de rupture avec la banqueroute de 1557 ­‒ à cette date Philippe II a succédé à son père ‒, la première d’une série : 1560, 1575, 1596, 1607 (Philippe III), 1627 et 1647 (Philippe IV)24. La banqueroute de 1557 touche la France où la bourse de Lyon fait faillite en même temps que les finances royales d’Henri II : « À Anvers, le circuit de l’argent qui soutenait la place se casse alors. Il ne se réparera jamais de façon satisfaisante et les banquiers allemands seront désormais hors du jeu castillan, remplacés par les Génois. Le « Siècle des Fugger » vient de se terminer25. »

Gênes

Les soixante-dix années (1557-1627) qui suivent sont marquées par la domination de Gênes sur les finances européennes26. Contrairement à Anvers, dont l’apogée doit beaucoup au commerce, le succès de Gênes repose essentiellement sur la finance. Dès 1528, Charles Quint, « bien que sous la dépendance des marchands banquiers d’Augsbourg, les Fugger surtout27 », commence à emprunter aux Génois. En 1557, ces derniers se trouvent ainsi naturellement bien placés pour prendre le relais.

Avec les années, les marchands génois sont pris dans une tâche grandissante. Les revenus, mais aussi les dépenses du Roi Catholique, et donc les profits des Génois, ne cessent d’augmenter. Sans doute avancent-ils au roi l’argent que placent chez eux les prêteurs et épargnants d’Espagne ou d’Italie. Mais tout leur capital mobilisable entre aussi dans cette mécanique. Ne pouvant tout faire, on les verra, en 1568, se désintéresser du financement des opérations marchandes entre Séville et l’Amérique, ne plus intervenir autant que par le passé dans les achats de laine à Ségovie, ou de soie à Grenade, ou d’alun à Mazaron. Ils passent ainsi carrément de la marchandise à la finance28.

Les bénéfices affluent de l’achat-revente d’or et d’argent, des intérêts des intérêts, ou des spéculations sur les juros. Les Génois excellent sur le marché monétaire et sur celui des lettres de change : l’argent fourni par l’Espagne est revendu aux Portugais et aux villes italiennes tournées vers le Levant, Venise et Florence. Ces dernières achètent l’argent contre des lettres de change sur les pays du Nord où leur balance commerciale est positive29. C’est ainsi que des sommes peuvent être transférées sur Anvers, qui demeure la place de paiement pour l’armée espagnole. Au terme du circuit monétaire, l’argent cédé par les Génois aux villes italiennes se transforme en or payable aux Pays-Bas30. « L’or reste d’ailleurs la meilleure arme des Génois pour contrôler leur triple système. Quand le Roi Catholique, en 1575, décide de se passer de leurs services et sévit contre eux, ils réussissent à bloquer les circuits de l’or. Les troupes espagnoles non payées se mutinent et c’est le sac d’Anvers, en novembre 1576. Le roi finalement devra céder.31 »

L’École de Salamanque et les arbitristes

Cas de conscience, argent des Indes et gouvernement de l’économie

Dans un monde bouleversé par la découverte et par la colonisation de l’Amérique, l’École de Salamanque apparaît comme le laboratoire où les théologiens-juristes castillans (Vitoria, de Soto, Suárez, Azpilcueta, Mercado…) conçoivent des solutions aux problèmes inédits qui se présentent. Nombre de leurs réflexions naissent de cas de conscience aigus à propos de la licéité de la conquête et de la guerre juste, des droits des Indiens, de leur conversion, du travail forcé (encomienda, repartimiento, mita) ou de la spoliation. À cela s’ajoute l’hécatombe démographique des Caraïbes, du Mexique et des Andes, qui oblige à repenser le rapport entre évangélisation, empire et économie.

Dans le même mouvement, ces « économistes moraux » réévaluent les pratiques marchandes en s’intéressant aux questions du crédit et de l’usure, du juste prix, du change et des lettres de change et de la mobilité du capital. Surtout, l’afflux massif d’argent américain nourrit une interrogation structurante au sujet de la hausse des prix, du dérèglement des salaires et des loyers, de la dépendance fiscale de la Monarchie Catholique au métal, et de l’hémorragie de numéraire vers l’étranger via les asientos et les foires de paiement.

Les arbitristes reprendront ces diagnostics sous un angle plus programmatique en préconisant d’endiguer la sortie de métaux, de réduire les importations de luxe, de stimuler les manufactures et les compagnies de commerce, de promouvoir le travail utile, ou d’assainir l’impôt et la monnaie. Ainsi, entre la casuistique salmantine et les mémoires arbitristes, se dessine un même horizon : faire de l’économie un objet de gouvernement ‒ et de conscience ‒ dans un empire rendu problématique par l’exploitation coloniale, le dépeuplement et la monétarisation génoise de la puissance espagnole.

Théorie quantitative de la monnaie et du juste prix

Au cœur des interrogations nées de l’« argent des Indes », Martín de Azpilcueta, dans son Comentario resolutorio de cambios (1556), observe qu’une monnaie est plus chère là où elle plus rare32. En particulier, l’afflux d’or et d’argent en Castille renchérit les marchandises et le travail. Le niveau général des prix dépend ainsi de la quantité de monnaie relativement aux biens disponibles et aux échanges à effectuer. Sa perspective, d’abord morale et pratique (confession et casuistique des marchands), touche un point théorique majeur : l’explication monétaire de l’inflation castillane déclenchée par les métaux américains.

Une dizaine d’années plus tard, le juriste français Jean Bodin, dans sa Réponse à M. de Malestroit (1568), systématise la « révolution des prix » : la cause principale est l’abondance d’or et d’argent, à laquelle il ajoute le jeu des monopoles, des impôts, des changes et des consommations nouvelles. L’antériorité d’Azpilcueta est nette33. Toutefois, les deux diagnostics se rejoignent sur le rôle directeur des métaux précieux.

Si l’« argent des Indes » fait monter le niveau général des prix, reste à déterminer ce qui fait le prix juste d’un bien particulier en un lieu et un moment donnés. Avant l’École de Salamanque, la scolastique médiévale avait déjà balisé le terrain. Thomas d’Aquin rattache le juste prix à la justice commutative, qui repose sur des échanges contractuels34 : les choses échangées doivent être similaires en termes de quantité, de qualité et de travail nécessaire à leur production ; de plus, chacune des parties réalise un profit licite. La valeur, quant à elle, résulte de la satisfaction des besoins, non seulement de l’acheteur, mais de l’ensemble de la communauté. Cet équilibre suppose une estimation commune qui est « l’estimation du marché au moment de la vente35 ». Le Franciscain Pierre de Jean Olivi introduit la complacibilitas (caractère désirable/utilité au sens subjectif) parmi les facteurs d’estimation, sans identifier pour autant le juste prix à l’utilité individuelle : pour les biens vitaux, il écarte l’utilité subjective comme base de prix et renvoie à une estimation orientée par le bien commun. Il y fait intervenir la rareté, la difficulté d’accès, le travail (industria), le risque et le statut des intervenants36. Avec Nicole Oresme, l’éthique des échanges rencontre la politique monétaire (débasements, altérations) : le prince qui corrompt la monnaie fausse les prix et lèse la justice37. À la veille du XVIᵉ siècle, l’idée d’une estimation commune, subjective et cadrée par le bien commun, anti-usuraire, cohabite avec des critères dits « intrinsèques » : coûts de production, travail dépensé, risques encourus par le commerçant, rareté du ou des produits.

Les salmantins reformulent la question du juste prix en accordant davantage de poids à la subjectivité des acteurs sans abandonner la finalité morale (justice commutative). Le facteur travail passe toutefois au second plan38. Chez Vitoria, le juste prix se détermine selon trois voies hiérarchisées ‒ (i) le prix légal quand l’État l’a fixé ; (ii) l’estimation commune lorsqu’il y a suffisamment d’acheteurs et de vendeurs ; (iii) à défaut, lorsque le marché ne fonctionneme pas librement, sur la base de considérations prudentielles relatives aux critères intrinsèques. Vitoria expose la seconde voie de la manière suivante : « là où il y a de nombreux vendeurs, le prix paraît se former de lui-même, et chacun peut vendre à la valeur de la place39 » (du marché). Tomás de Mercado, qui écrit pour des marchands, entérine le passage du principe à la pratique. Un prix peut être fixé par l’autorité (Couronne ou ville) qui représente le bien commun. Toutefois, là où ce n’est pas le cas, il fait du prix du marché la mesure du juste prix et, parallèlement, fustige les monipodios (cartels/monopoles) ainsi que les ventes illicites qui empêchent la formation d’un prix commun40. Luis de Molina, tout en conservant les deux formes historiques d’évalutation ‒ critères intrinsèques et marché ‒, déplace le curseur vers le marché41. Par exemple, dans la détermination du juste prix, il place l’opinion du marchand décent au-dessus de celle du théologien moral, et il réduit la légitimité du gouvernement à réguler les prix.

Dans l’ensemble, les traîtés salmanquins analysent de manière approfondie les causes de variation des prix. Ils lient les niveaux micro (prix justes formés sur le marché) aux niveaux macro (niveau général des prix dicté par la quantité de monnaie). L’abondance d’argent issue des Indes modifie l’échelle des prix sans abolir la règle morale : un prix de marché peut rester « juste » relativement à la nouvelle rareté monétaire, tout en révélant des distorsions (non transparence, monopoles, rentes de situation) que les salmantins dénoncent.

Les arbitristes : diagnostics et remèdes pour une Castille en crise (vers 1550‒1650)

Dans le langage politique castillan des XVIe-XVIIe siècles, arbitrio désigne un expédient auquel le souverain recourt « pour le bien du royaume42 ». L’arbitriste est le conseiller qui, face à la dépression castillane, soumet au roi des propositions mêlant examen moral et mesures économiques concrètes. Le concept, forgé par des satiristes du XVIIe siècle43, véhicule une connotation péjorative tandis qu’il englobe des pensées disparates44. On peut cependant dégager quelques grandes orientations.

Les arbitristes héritent de l’agenda salmantin (police des marchés, lutte contre monopoles/accaparement, réforme fiscale-monétaire), mais pas nécessairement de ses théories. Par exemple, Luis Ortiz, considéré comme un initiateur de l’arbitrisme45, ne mobilise pas la théorie quantitative de la monnaie, il explique la cherté par le commerce international et la désindustrialisation46 :

On sait bien que d’une arroba de laine, qui revient aux étrangers à 15 réaux, ceux-ci fabriquent hors d’Espagne des tapisseries, des draps et d’autres articles, puis les renvoient pour une valeur de 15 ducats. Et, à partir de soie grège valant deux ducats la livre, ils fabriquent des satins florentins et des velours génois, des draps de Milan et d’autres étoffes, sur lesquels ils réalisent un bénéfice de plus de vingt ducats47.

Selon Ortiz, l’Espagne est la risée des nations qui la traitent plus mal que les Indiens, parce qu’en contrepartie de leur argent, au moins les Indiens reçoivent des choses utiles. Les étrangers, quant à eux, emportent la monnaie hors d’Espagne, sans avoir l’inconvénient de l’extraire, pour fournir en échange de la pacotille48.

Quelques mesures concrètes préconisées par les arbitristes : réformer les milliones, un impôt sur la consommation qui frappe les plus modestes49 ; limiter les juros50 ; ranimer l’agriculture et l’artisanat51 ; contenir le luxe importé52 ; créer des manufactures et des compagnies de commerce53 ; surveiller les monopoles et les accaparements54 ; et surtout, retenir le numéraire au lieu de le voir filer à l’étranger via les changes et les asientos55.

On peut s’étonner de ce que les arbitristes, d’une part, conseillent à l’État de créer des entreprises, auxquelles des privilèges royaux peuvent être accordés et, d’autre part, condamnent les monopoles. Mais l’incohérence se dissout dès lors que l’on distingue monopole public et monopole privé. Ce qui est stigmatisé, c’est le monopole qui empiète sur le bien commun.

Sur le terrain, beaucoup des remèdes suggérés restent lettre morte sous les Habsbourg. Quelques tentatives56 ne savent ni élargir l’assiette fiscale des ordres privilégiés, ni briser les rentes de situation, ni substituer des circuits de crédit castillans aux asientos génois et aux foires où se lèvent et se transforment les fonds royaux. Le diagnostic d’Elliott57 est classique : l’idéologie d’une noblesse oisive, la fragmentation politico-fiscale et la dépendance au crédit externe limitent la portée des réformes.

En revanche, sans postuler de filiation démontrée, on observe une convergence entre les mémoires arbitristes (retenir le numéraire, contraindre les monopoles privés, promouvoir les manufactures et les compagnies de commerce) et le mercantilisme d’Ancien Régime (réglementation au service de la puissance publique). Par exemple, Colbert systématisera en France les protections tarifaires, les manufactures royales, les compagnies de commerce ou la police de la qualité ; en Angleterre, de Malynes et surtout Thomas Mun populariseront la « balance du commerce » comme règle d’enrichissement au service d’un appareil maritime et colonial.

Le tournant néerlandais

Ce que les arbitristes décrivent comme une hémorragie ‒ l’argent des Indes s’échappant par le biais des foires de change et des asientos ‒ devient au Nord une sève : elle irrigue Anvers, puis Amsterdam, dans des Pays-Bas déjà florissants au XVIe siècle. De ce différentiel d’usage des métaux ‒ rétention ibérique vs circulation marchande ‒ naît la possibilité d’une autre hégémonie qui se concrétise avec les révoltes et l’indépendance.

La sécession de provinces déjà florissantes

Au XVIe siècle, les Pays-Bas disposent déjà d’une économie prospère. Depuis le Moyen Âge, ils échangent des matières premières et des produits manufacturés avec l’ensemble de l’Europe ainsi qu’avec les pays ceinturant la Baltique, concurrençant les Hanséates58. Selon Fernand Braudel, « La Baltique, au Moyen Âge, est une sorte d’Amérique à portée de main59 ». C’est notamment dans ces conditions que Bruges puis Anvers deviennent des centres économiques, s’appuyant sur des infrastructures portuaires et une abondante flotte de commerce60. Au milieu du XVIe siècle, à la suite d’une forte pénurie de blé, les Génois et les Portugais adressent leurs commandes de blé à Amsterdam, qui supplante à cette occasion Anvers pour la redistribution du blé et sera bientôt surnommée « le grenier de l’Europe61 ». En 1560, 70 % du trafic lourd de la Baltique (grains, planches, mâts, goudron…) transite par Amsterdam, devenant le « négoce-mère » pour les Pays-Bas.

Les grains baltes sont redistribués au Portugal puis à l’Espagne. Vers le milieu du XVIe siècle, le commerce néerlandais assure la majorité du trafic entre le Nord de l’Europe et la péninsule Ibérique. Il fournit à celle-ci du blé, du seigle, des produits de marine (bois de mâture, goudron, etc.) et des produits industriels, qui sont en partie reexportés par Séville vers l’Amérique. Il rapporte en Europe du Nord du sel, de l’huile, de la laine, du vin, et surtout de l’argent. Ce dernier étaye le commerce avec la Baltique dont la balance est négative. Il permet en particulier d’éloigner la concurrence.

La révolte qui embrase les Pays-Bas dans les années 1560 naît d’un enchevêtrement de motifs religieux, politiques et fiscaux62. À l’origine, le conflit est déclenché par la contradiction entre une monarchie composite qui durcit la centralisation au nom de l’orthodoxie catholique et des provinces jalouses de leurs privilèges, où le calvinisme s’est implanté dans les milieux urbains. L’iconoclasme de 1566 sert de prétexte à l’intervention du duc d’Albe dont les mesures ‒ tribunaux d’exception, garnisons, « dixième denier » ‒ heurtent l’ordre local et les intérêts des élites urbaines. Après des années de guerre et de bascule des loyautés, la Pacification de Gand tente l’unité, mais la fracture confessionnelle se fige avec l’Union d’Arras au Sud et l’Union d’Utrecht au Nord (1579). L’Acte de La Haye (1581) formalise ensuite la déchéance de Philippe II pour fonder une souveraineté sans prince.

Le régime qui en ressort est une république d’États à dominante aristocratique. Les régents (patriciat de marchands, juristes, magistrats) tiennent les villes et siègent aux États provinciaux. Les États généraux coordonnent les affaires extérieures et militaires. Le stathouder, titre donné au gouverneur d’une province, est un chef de guerre plutôt qu’un souverain. L’économie reste subsidiaire dans la causalité de la révolte, mais devient décisive pour sa longévité. Elle conditionne notamment la supériorité navale et financière, la guerre de course des « Gueux de mer63 », la montée en puissance d’Amsterdam après la fermeture de l’Escaut (1585), et les fondations institutionnelles (compagnies, banques) qui s’appuient sur des circuits déjà en place. La République obtient ainsi l’endurance matérielle d’une puissance sans roi, étayée par la ville, par le crédit et par la négociation fiscale.

Le système colonial néerlandais

Après l’union ibérique64 de 1580, l’embargo espagnol coupe les négociants néerlandais des épices de Lisbonne. Les Provinces-Unies décident alors d’aller « à la source ». Dès 1595-159765, et plus encore après la fondation de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales (VOC, pour Vereenigde Oostindische Compagnie en néerlandais) en 1602, les convois néerlandais remontent les routes des Indes et défient l’État de l’Inde portugais. La VOC fonde Batavia (1619) comme tête de pont, elle y mène une guerre de prises et d’alliances, puis elle enlève ou neutralise des positions clés ‒ jusqu’à Malacca en 1641 ‒ et, ce faisant, érode le maillage portugais. Dans une lecture braudélienne66, ce mouvement n’est pas un simple épisode militaire : il marque le déplacement du centre d’une économie-monde vers Amsterdam, qui capte les flux d’argent indispensables au commerce asiatique, réorganise la redistribution européenne des poivres et des muscades, et substitue un « contre-empire » de compagnies à la chaîne luso-ibérique des comptoirs.

L’empire colonial néerlandais s’appuie sur la VOC et, dans une moindre mesure, sur la Compagnie néerlandaise des Indes occidentales (WIC, 1621), qui reçoivent de l’État un monopole régional et des prérogatives quasi-souveraines (faire la guerre et la paix, conclure des traités, rendre la justice, frapper monnaie). Juridiquement et financièrement, la première est étroitement liée à l’État : elle soutient son effort de guerre, emprunte avec son aval et administre des territoires au nom de la République ‒ une façon de projeter sa puissance en limitant les dépenses budgétaires directes. La pratique institutionnelle de l’esclavage s’inscrit dans cet agencement : en Asie, la VOC organise et régule des circulations d’esclaves à grande échelle au sein de la région (Batavia, Ceylan, les Moluques, etc.). De plus, elle possède des esclaves (environ 4000 au XVIIe siècle) employés à l’édification des infrastructures de l’empire et au fonctionnement du commerce67. Sur le long terme, elle dégage des profits substantiels qu’elle distribue en dividendes importants au XVIIe siècle. La WIC, pour sa part, connaît un succès plus fragile : après l’aventure brésilienne et des revers atlantiques, elle fait faillite en 1674 avant d’être refondée. Elle dépend largement de la traite atlantique pour sa survie.

Conseil juridique de la VOC, Hugo Grotius élabore une doctrine qui sert directement les objectifs de la République68. Dans De Iure Praedae (Le droit de prise), dont le douzième chapitre69 justifie la prise du Santa Catarina (1603), Grotius part du droit naturel selon lequel, à l’origine, rien n’est propre à une communauté ou à un individu, toutes les choses sont communes70. La transition d’un état de nature, sans possession, à un état civil, où la loi garantit la propriété privée, s’effectue graduellement. D’abord, la consommation de denrées alimentaires permet d’observer que celles-ci, dès lors qu’elles sont ingérées, ne peuvent appartenir à quelqu’un d’autre. Ensuite, cette observation est étendue à l’usage de biens meubles ou d’objets comme les habits. Enfin, le découpage des champs devient inévitable : l’exploitation de ceux-ci est liée à la consommation de produits qui y poussent, et les surfaces cultivables sont insuffisantes pour être utilisées de façon indiscriminée. La loi humaine qui en résulte et qui justifie la propriété privée imite la nature car l’appropriation s’effectue au travers d’« attachements corporels71 ». Dans le cas des biens immobiliers (terres), cette appropriation doit s’accompagner d’une d’activité humaine comme la construction ou l’établissement de frontières. Suivant ce raisonnement, la mer ne peut être accaparée et nul ne peut entraver sa navigation. Par conséquent, toute obstruction au commerce maritime constitue une cause de guerre juste72.

Sur le plan financier, Amsterdam équipe l’économie de deux innovations décisives. D’un côté, la Wisselbank (1609) ‒ banque publique de dépôts en « monnaie de banque », dont le secret est garanti ‒ est créée sur le modèle des banques de Venise et de Séville73. Elle stabilise les règlements et génère de la confiance au sein d’un marché monétaire où les débasements et la spéculation abondent, ce qui fluidifie les échanges et abaisse les coûts de transaction74. De l’autre, la Bourse fait naître des marchés secondaires profonds qui offrent des solutions d’épargne et disciplinent l’endettement, public ou privé. Les actions de la VOC s’y négocient à terme. On y pratique aussi la vente à découvert ‒ fréquemment interdite à partir de 1610 ‒, ainsi que les options de vente, surtout dans les cercles de traders aguerris où la discipline des contrats repose largement sur des mécanismes privés75. Dans ce dispositif, Amsterdam devient aussi un centre européen des lingots et des paiements : la Wisselbank avance des fonds et fournit du métal à la VOC, qui l’achète puis l’exporte pour régler ses achats en Asie ‒ la demande asiatique d’argent tirant alors une large partie des flux mondiaux.

Deux modèles pour une même finalité : la puissance

Pour mesurer la singularité du système néerlandais, il faut le placer face au modèle espagnol ‒ et constater que, par des voies différentes, les deux empires font de l’économie un ressort de la puissance. L’Espagne mise d’abord sur l’extraction de métaux précieux et sur un monopole impérial centré sur Séville ; les Provinces-Unies, elles, s’appuient sur le commerce international et sur des outils financiers modernes pour en démultiplier la portée. Dans les deux cas, l’État accorde des privilèges exclusifs ‒ Casa de contratación d’un côté, VOC/WIC de l’autre ‒ et militarise la protection des échanges, signe que l’économie n’est plus un simple arrière-plan de la politique : elle en devient une condition.

Du côté ibérique, l’argent américain structure l’appareil impérial. La Couronne organise et discipline l’accès aux Indes par le système des flottes, par la Casa de contratación et par l’octroi de monopoles, puis adosse ce flux de numéraire à ses engagements militaires et à son crédit (asientos, juros). Ce choix procure de la puissance fiscale à court terme ‒ il finance les armées, soutient la diplomatie ‒, mais il n’incite guère à développer l’agriculture et l’artisanat péninsulaires : la métropole importe une grande partie des biens manufacturés, elle subit les tensions de prix et elle s’expose aux aléas maritimes ainsi qu’aux marchés de l’argent. Autrement dit, le modèle fonctionne tant que les convois arrivent et que le crédit suit. Au-delà, il révèle sa fragilité.

À l’inverse, les Provinces-Unies font de l’intermédiation leur spécialité. Elles portent les échanges entre Baltique, Atlantique et Asie, elles organisent des chaînes de valeur où la navigation, l’assurance, le stockage et la revente créent de la marge, et elles s’appuient sur des manufactures plus performantes que celles de l’Espagne sans prétendre tout produire. Surtout, elles dotent le commerce d’institutions financières ‒ Wisselbank, Bourse, dette publique ‒ qui stabilisent les paiements, réduisent les coûts de transaction et ouvrent des marchés de capitaux capables d’alimenter la VOC/WIC. Amsterdam aspire l’argent européen, le réoriente vers l’Asie quand il le faut et boucle ses comptes par le crédit ‒ autant de mécanismes qui multiplient la portée du négoce.

Selon Braudel, « le marchand est roi et l’intérêt marchand joue en Hollande le rôle de raison d’Etat76 ». Il appuie cette affirmation sur des voix du XVIe siècle dont celle de Pieter de la Court (« le commerce veut être libre »). Deux limites, pourtant, nuancent cette assertion. D’abord, le commerce « roi » exige une marine et une fiscalité (convoiements, amirautés, dette publique), autant d’organes étatiques sans lesquels l’empire hollandais n’existe pas. Les républicains de la période De Witt assument d’ailleurs un pacifisme conditionnel : « toute guerre est un obstacle à la liberté », sauf la guerre maritime qui protège la liberté du commerce77. Ensuite, la hiérarchie basculera en cas d’urgence existentielle : le Rampjaar (« Année du Désastre », 1672) et l’ascension de Guillaume III font revenir une raison d’État au sens classique (coalitions anti-françaises, effort militaire prioritaire), même si la base fiscale et financière reste celle d’un pays de marchands78.

Au total, les deux empires valorisent l’économie en lui donnant un rôle institutionnel (monopoles d’État), un rôle militaire (convois, guerre de course, blocus) et un rôle financier (crédit, fiscalité, banques, rentes). Mais leurs trajectoires divergent : tandis que l’Espagne convertit un flux de métal en puissance immédiate au prix d’une base productive fragile, les Provinces-Unies convertissent un réseau d’échanges et de capitaux en puissance durable, parce qu’elles intègrent la finance au cœur du commerce et diversifient leurs sources de revenu. En ce sens, l’économie n’est plus seulement un objet : elle devient la méthode même de la puissance, soit par l’extraction et le monopole métropolitain, soit par l’intermédiation et la discipline financière ‒ deux voies qui, chacune à sa manière, installent l’économique au principe du politique.

La Réforme, cause indirecte de la valorisation de l’économie

La Réforme n’invente pas de voie de puissance, elle met les voies de puissance existantes (extraction ibérique et intermédiation néerlandaise) sous pression. En fragmentant la chrétienté, elle provoque des conflits civils et internationaux qui durent, se déplacent et se recomposent. Ce faisant, elle pèse indirectement sur les États qui systématisent des pratiques telles que les convois escortés, la fiscalité de guerre, le crédit public ou les délégations à des compagnies dotées de monopoles.

La Réforme contribue aussi à la sécularisation qui, à son tour, stimule l’économie : selon les doctrines luthériennes et calvinistes, le clergé doit se soumettre à l’autorité temporelle. Par ailleurs, d’un point de vue historique et pratique, la lassitude des guerres de religion favorise des accommodements urbains comme les neutralités locales, les tolérances encadrées ou les droits de résidence plus larges pour des minorités. Ces dispositifs créent des opportunités et attirent les capitaux, les imprimeurs, les négociants, les artisans, etc. Ils déplacent des compétences d’une ville à l’autre, d’Anvers à Amsterdam notamment, et ils densifient les écosystèmes du crédit et du négoce. On ne passe pas d’un monde « religieux » à un monde « économique », on passe à des gouvernances plus laïcisées qui traitent l’économie de façon plus autonome.

Quid de la thèse Weber selon laquelle le protestantisme ‒ plus spécialement le calvinisme ‒ a créé un climat psychologique et social favorable à la rationalité capitaliste ? Le protestantisme reconfigure l’éthique du travail en valorisant la discipline, la sobriété et la responsabilité – c’est un fait de culture. Mais le travail était déjà apprécié culturellement : depuis l’Antiquité, le labeur est perçu comme le meilleur remède à l’oisiveté. En outre, la Renaissance réhabilite l’industria et la diligentia.

Comparons d’ailleurs, pour finir, la Renaissance italienne (catholique) avec les Provinces-Unies (protestantes). L’Italie a déjà monétisé la puissance et inventé des formes d’intermédiation. Ce qui lui manque n’est pas une « valeur travail », chose qu’elle possède, mais un dispositif politique expansif qui projette durablement ses réseaux au-delà de la Méditerranée. Les Provinces-Unies, pour leur part, conjuguent République, ouverture confessionnelle maîtrisée et empire commercial. Elles transforment un capital marchand en puissance globale grâce à des comapgnies et à des institutions qui couvrent les océans. L’éthique protestante, dans ce contexte, contribue à cristalliser des choix institutionnels, en particulier via les radicalisations et via la sécularisation. Elle accélère leur détermination et leur mise en œuvre. C’est à ce titre qu’elle participe à la valorisation de l’économie, par contexte et par contraintes indirectes, plus que par causalité doctrinale directe.

Notes

1 J.H. Elliott, Imperial Spain, 1469–1716, Penguin Books, 2002, 1.1.

2 Henry Kamen, Spain, 1476-1714. A Society of Conflict, Pearson, 2005, p. 13 sq.

3 Ibid., p. 63.

4 Ibid., p. 31. En 1489, une cour de justice est fixée de manière permanente à Valladolid.

5 Ibid., p. 63.

6 https://es.wikipedia.org/wiki/Sentencia_arbitral_de_Guadalupe#La_sentencia

7 Henry Kamen, op. cit.,p. 12.

8 J.H. Elliott, op. cit., 2.5.

9 Ibid., 3.4 ; https://www.universalis.fr/encyclopedie/casa-de-contratacion/

10 Henry Kamen, op. cit., p. 7.

11 https://en.wikipedia.org/wiki/Italian_Wars#Italian_War_of_1494%E2%80%931495

12 Henry Kamen, op. cit., p. 52.

13 J.H. Elliott, op. cit., 2.2.

14 Escamilla, Michèle. « Chapitre II. Politique africaine des Rois Catholiques ». Le siècle d’or de l’Espagne Apogée et déclin 1492-1598, Tallandier, 2015. p.39-56. CAIRN.INFO, shs.cairn.info/le-siecle-d-or-de-l-espagne‒9791021005259-page-39?lang=fr.

15 Henry Kamen, op. cit., p. 51 sq.

16 J.H. Elliott, op. cit., 3.2.

17 Ibid., 5.1.

18 Ibid., 5.4.

19 Cf. article précédent.

20 Michael Limberger, “‘The Greatest Marketplace in the world’The Role of Antwerp in the Economic and Financial Network of the Habsburg Empire” in Les Villes Des Habsbourg Du Xve Au Xixe siècle, edited by Ludolf Pelizaeus, Éditions et Presses universitaires de Reims, 2021, https://doi.org/10.4000/books.epure.2774.

21 Ibid.

22 https://fr.wikipedia.org/wiki/Droit_d%27%C3%A9tape

23 Michael Limberger, op.cit.

24 Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme XVe-XVIIIe siècle. Volume 3 : Le temps du monde, Armand Colin, 1979, p. 186.

25 Ibid., p. 176.

26 Ibid.

27 Ibid., p. 189.

28 Ibid., p. 190.

29 Ibid., p. 191.

30 Les lettres de change doivent être payées aux deux-tiers en or depuis l’ordonnance de Charles Quint en 1541.

31 Ibid., p. 192.

32 Marjorie Grice-Hutchinson, The School of Salamanca, Clarendon Press, 1952, p. 94 sq.

33 Ibid., p. 52.

34 Gérard Sivéry, « La notion économique de l’usure selon saint Thomas d’Aquin », Revue du Nord, 2004/3 n° 356 – 357, 2004. p.697-708. CAIRN.INFO, shs.cairn.info/revue-du-nord-2004-3-page-697?lang=fr.

35 Gérard Sivéry, op. cit.

36 Giuseppe Franco and Peter Nickl, “A Certain Seminal Character of Profit which We Commonly Call “Capital”: Peter of John Olivi and the Tractatus de contractibus”, Journal for Markets and Ethics/Zeitschrift für Marktwirtschaft und Ethik, 6(1), 2018. URL : https://austrian-institute.org/wp-content/uploads/2021/02/Franco-Nickl-A-Certain-Seminal-Character-of-Profit-Petrus-Olivi.pdf

37 https://www.universalis.fr/encyclopedie/traite-des-monnaies/

38 Marjorie Grice-Hutchinson, op. cit., p. 50.

39 Raúl González Fabre, « La teoría del precio justo según Francisco de Vitoria », Estudios Eclesiásticos 72 (1997): 635-41, 647, 651-52.

40 Tomás de Mercado, Suma de tratos y contratos (Séville, 1571), Libro II, cap. VI (« De la autoridad que tiene la república en tasar los precios, y cuál de ellos es justo ») et cap. VIII (« Cuál es el justo precio donde no hay tasa, y de los monipodios y ventas ilícitas »), éd. en ligne, Biblioteca Virtual Miguel de Cervantes.

41 Rudolf Schüssler, “The Economic Thought of Luis de Molina” in A. Aichele and M. Kaufmann (eds.) A Companion to Luis de Molina, Brill 2014, 257-288.

42 https://es.wikipedia.org/wiki/Arbitrismo 

43 Anne Dubet, « L’arbitrisme : un concept d’historien ? », Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques [En ligne], 24 | 2000, mis en ligne le 17 janvier 2009, consulté le 28 septembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/ccrh/2062 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ccrh.2062

44 Joseph Schumpeter, dans son History of Economic Analysis, Routledge, 1954, distingue par exemple deux types de littérature économique du XVIe au XVIIIe siècle : celle des conseillers et celle des pamphlétaires.

45 Ibid.

46 Grice-Hutchinson, Marjorie. Early Economic Thought in Spain, 1177–1740. London: Allen & Unwin, 1978 (rééd. Liberty Fund, 2015), https://oll.libertyfund.org/titles/early-economic-thought-in-spain-1177-1740.

47 Luis Ortiz in Ibid.

48 Ibid.

49 Sancho de Moncada, Restauración política de España, Biblioteca Virtual Miguel de Cervantes, 1999  (1619), Disc. VI : « El servicio de millones es muy dañoso a España… [hace] quitar de la boca al pobre jornalero el trago de vino…»

50 Ibid., Disc IV : « los huesos y nervios de España… fundan el serlo en tener juros ». Moncada souligne ici le rôle envahissant des juros.

51 Ibid., Disc. VI . Moncada lie explicitement la prospérité au travail de la laine et du lin (labrar lana y lino) et à la production domestique. Il plaide en faveur des manufactures : «las fábricas de las mercaderías en España han de valer grandes sumas a las rentas Reales ». 

52 Ibid, Disc. IV  : Moncada regrette que les étrangers aient « introducido muy costosos trajes », c.-à-d. des modes luxueuses importées qui appauvrissent le royaume.

53 Shai Cohen, “Entre sátira y política, la figura del arbitrista en el siglo XVII”, Pictavia Aurea, edited by Alain Bègue and Emma Herrán Alonso, Presses universitaires du Midi, 2013, https://doi.org/10.4000/books.pumi.3297  : « L’arbitrista […] Manuel López Pereira influença Olivares en 1624 en créant un nouveau régime avec la Junta de Comercio, et en créant des sociétés appelées Amirautés. Il s’agissait de sociétés commerciales internationales. Cependant, les efforts d’Olivares pour relancer le commerce espagnol échouèrent en 1630. » (je traduis)

54 Ibid., Disc IV  : Moncada décrit une situation de quasi-monopole des vendeurs étrangers : faute de production locale, « venden solos » et fixent les prix, ce qui saigne les rentes et le marché interne.

55 Ibid., Disc III  : Programme explicite de rétention de l’argent : « este discurso… retiene la plata en España » ; Moncada pointe les sorties via intereses de cambios (changes) et corridos de asientos (contrats de finances) au profit d’étrangers : « sacan… de intereses de cambios, de réditos y corridos de asientos…» ; et rappelle l’interdiction traditionnelle de sortir la monnaie et l’argent d’Espagne (sacar moneda y plata de España).

56 Trois tentatives :
1) « Juntas de reformación » : commissions royales ad hoc (fin XVIᵉ–XVIIᵉ s.) chargées de proposer des mesures de réforme des mœurs et de l’économie : limitation du luxe, police des marchés et de l’approvisionnement, lutte contre l’oisiveté et la mendicité, et révisions réglementaires.
2) Coups de barre fiscaux : relèvements ponctuels des impôts (notamment alcabala et millones), conversions/augmentations de juros et anticipations de recettes.
3) Manipulations de la petite monnaie de cuivre (vellón, par opposition à la monnaie d’argent) : émissions massives, rehausse du cours légal, altérations d’alliage et retarifications destinées à financer le Trésor, au prix d’inflation et de désorganisation des paiements.
Source : José Martínez Millán & José Eloy Hortal (dirs.), La Corte de Felipe IV (1621-1665): Reconfiguración de la Monarquía católica, Tomo I, vol. II, Madrid, 2015.

57 J.H. Elliott, op. cit.

58 Fernand Braudel, op. cit., p. 239.

59 Ibid.

60 Thierry Allain, Andreas Nijenhuis-Bescher, Romain Thomas, Les Provinces-Unies à l’époque moderne : de la révolte à la république batave, Armand Colin, 2010, chapitre 5, 1.1.1.

61 Fernand Braudel, op. cit.

62 Thierry Allain, Andreas Nijenhuis-Bescher, Romain Thomas, op. cit.

63 Gueux de mer (Watergeuzen) : nom donné aux corsaires et combattants rebelles, majoritairement calvinistes, opérant sur mer au service de la cause orangiste pendant la guerre de Quatre-Vingts Ans ; leur action de guerre de course visait les navires et positions espagnols. Source : https://www.britannica.com/topic/Geuzen

64 https://fr.wikipedia.org/wiki/Union_ib%C3%A9rique

65 Expédition de Cornelis de Houtman à Bantam.

66 Fernand Braudel, op. cit.

67 Matthias Von Rossum et Samantha Sint Nicolaas, « Les esclaves de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales » in Paulin Ismard (ed.), Les Mondes de l’esclavage, Seuil, 2021.

68 Richard Tuck, Natural rights theories. Their origin and development, Cambridge University Press, 1979 (1949), p. 62. R. Tuck souligne que l’originalité de Grotius réside dans la progressivité de la transition de l’état de nature à l’état civil, ce qui confère un aspect naturel à la propriété privée, la loi « imitant » la nature ; Ellen Meiksins Wood, Liberty and Property: A Social History of Western Political Thought from Renaissance to Enlightenment, Verso, 2012, p. 119 sq.

69 Ce douzième chapitre est le seul de cette œuvre à être publié du vivant de Grotius sous le titre Mare Liberum (1609).

70 Hugo Grotius, Commentary on the Law of Prize and Booty, Liberty Fund, 2006, p. 317. Grotius évoque le droit des gens auquel il fait correspondre le droit naturel.

71 Ibid., p. 318.

72 Ibid., p 363. Grotius s’appuie largement aussi sur Vitoria pour parvenir à cette conclusion.

73 Thierry Allain, Andreas Nijenhuis-Bescher, Romain Thomas, op. cit., chapitre 5, 1.3.

74 Jon Frost (BIS), Hyun Song Shin (BIS) and Peter Wierts (DNB), « An early stablecoin? The Bank of Amsterdam and the governance of money », Working Paper No. 696, De Nederlandsche Bank NV, November 2020, https://www.dnb.nl/media/b11ekie2/wp_696.pdf.

75 L. O. Petram, « The world’s first stock exchange: how the Amsterdam market for Dutch East India Company shares became a modern securities market, 1602-1700 » [Thesis, fully internal, Universiteit van Amsterdam], Eigen Beheer, 2011.

76 Fernand Braudel, op. cit., p. 237.

77 Catherine Secretan, “‘True Freedom’ and the Dutch Tradition of Republicanism”, Republics of Letters: A Journal for the Study of Knowledge, Politics, and the Arts, no. 1 (December 15, 2010): http://rofl.stanford.edu/node/81.

78 https://en.wikipedia.org/wiki/First_Stadtholderless_Period


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