La richesse comme principe politique : Angleterre, XVIIe-XVIIIe siècles

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Du milieu du XVIIe au XVIIIe siècle, la puissance européenne se transforme. On ne pense plus seulement la force d’un État en termes de lignage dynastique, de gloire militaire ou de défense de la vraie foi. La richesse cesse d’être un simple effet de la puissance pour devenir l’un de ses ressorts centraux. L’Espagne impériale finance sa domination par l’argent américain ; les Provinces-Unies construisent une puissance mondiale en s’appuyant sur la finance, le commerce lointain et les compagnies à charte ; puis l’Angleterre s’empare de cet héritage, l’absorbe et l’amplifie. Désormais, contrôler les mers, organiser le crédit public, protéger les manufactures et garantir des débouchés commerciaux représente une affaire de survie géopolitique.

Cette translation a produit un langage politique nouveau. La « raison d’État » – l’art de se maintenir au pouvoir – s’étend à l’art d’administrer la richesse du pays : protéger les circuits d’approvisionnement, discipliner les prix du grain, attirer les artisans et les capitaux étrangers, réserver certains marchés, verrouiller certaines routes maritimes, financer une flotte. C’est ce que l’on a appelé, rétrospectivement, « mercantilisme » : un ensemble de pratiques où l’État revendique le droit ‒ et même le devoir ‒ de favoriser les intérêts économiques jugés stratégiques pour la puissance du royaume. Le libre-échange, quand il apparaît au XVIIIe siècle dans le débat britannique, ne renverse pas cette logique : il prétend servir la même fin (enrichir le pays et affaiblir les rivaux), mais par d’autres moyens.

En Angleterre, cette articulation entre économie et puissance constitue le cœur même du projet politique après 1688. La Révolution « glorieuse », la montée en puissance du Parlement, la création d’une dette publique garantie politiquement et d’une marine financée collectivement, mettent en place une alliance durable entre l’État et certains intérêts marchands, manufacturiers et financiers. L’Angleterre puis la Grande-Bretagne apparaissent alors comme une puissance maritime et commerciale, soucieuse de garantir l’accès aux matières premières et l’ouverture de débouchés pour ses productions. Les guerres répétées contre les Provinces-Unies, l’Espagne et surtout la France doivent se lire dans cette optique : empêcher qu’un autre empire ne verrouille les routes dont dépend la prospérité du pays.

Parallèlement, l’intérieur du royaume se recompose. La souveraineté n’est plus seulement l’autorité sacrée du monarque. Avec Bodin, puis Hobbes, les Levellers et Locke, elle devient une promesse de sécurité collective, matérielle et patrimoniale, qui doit désormais être justifiée devant des gouvernés capables de refuser leur obéissance. Le pouvoir politique s’oblige à protéger la vie, les biens et les conditions d’enrichissement de certains groupes — marchands, propriétaires, industriels naissants — qui réclament d’être entendus. C’est dans cette convergence entre puissance extérieure et légitimation intérieure que naît la culture politique anglaise de l’économie.

La puissance avant l’économie, puis l’économie comme puissance

L’Espagne et les Provinces-Unies

Dans l’article précédent1, nous avons vu comment l’Empire espagnol, à partir de la moitié du XVIe siècle, a transformé l’extraction coloniale de l’argent américain en instrument de puissance impériale. Les flux d’argent n’étaient pas seulement une affaire commerciale : ils finançaient l’armée, la diplomatie, la dette publique de la monarchie, et permettaient de tenir un ensemble territorial étendu et hétérogène. Cette dynamique illustre une raison d’État qui mobilise l’économie extérieure (métaux précieux, taxes coloniales, contrôle des routes) pour soutenir une politique militaire et dynastique. La politique, animée par cette raison d’État, légitime l’économie parce que la seconde alimente matériellement la première.

Nous avons également observé comment les Provinces-Unies ont fait émerger un autre modèle en s’émancipant de l’Espagne : un État aux dimensions modestes qui a su étendre son influence par-delà les mers grâce à des compagnies commerciales disposant de monopoles et de prérogatives régaliennes, à des institutions financières modernes et à des manufactures plus performantes que celles de sa rivale. Ici, la raison d’État soutient des initiatives commerciales et financières qui, en retour, étayent la puissance étatique de manière plus pérenne, car elles produisent davantage de valeur que la seule extraction des métaux précieux.

L’Espagne impériale et les Provinces-Unies marchandes montrent que, dès le XVIIe siècle, la richesse n’est déjà plus seulement ce que possèdent les puissants : elle fonde leur puissance.

De la pratique à la théorie : la raison d’État

Tandis que Machiavel conseillait au Prince d’utiliser tous les moyens dont il dispose, y compris la ruse et la force, pour accéder au pouvoir et s’y maintenir, Giovanni Botero, à la fin du XVIe siècle, développe le concept d’une « raison d’État » plus en accord avec l’éthique chrétienne2. Il lui confère un rôle politique, mais aussi économique.

Botero soutient que, pour conserver l’État, il convient d’éviter les mécontentements et de favoriser la tranquillité intérieure, ce que Machiavel préconisait également dans Le Prince (ch. 19), mais sous une forme moralement minimale : le peuple aime la tranquillité et, pour ne pas s’en faire haïr, il est préférable de favoriser celle-ci autant que possible. Néanmoins, la nécessité politique impose régulièrement de privilégier le parti des soldats plutôt que celui du peuple. En outre, selon Machiavel, l’argent n’est pas le nerf de la guerre3.

Botero estime que la tranquillité intérieure requiert la prospérité matérielle du royaume. Il définit une stratégie d’intervention politique qui, d’un côté, vise à neutraliser les causes de désordre, et de l’autre, « à favoriser activement l’accroissement de la richesse […] des sujets et du royaume4 ». Il préconise au Prince de mettre en œuvre un « gouvernement économique de la société5 » à travers une forme précoce de mercantilisme catholique6 : contrôle des prix du blé quand la disette menace, condamnation des monopoles privés sur les biens de première nécessité, limitation de l’exportation des biens stratégiques, encouragement des métiers utiles (artisanat, manufactures), limitation du luxe improductif de la cour, incitations pour attirer marchands et artisans étrangers, etc.

L’intervention étatique ne doit toutefois pas entraver les initiatives économiques. Elle doit être couplée à une non-intervention permettant de préserver la richesse des sujets. Botero déconseille ainsi l’arbitraire fiscal, les confiscations, les monopoles personnels du prince, ou les impôts soudains qui étranglent les marchands. Il recommande de lever des impôts réguliers, prévisibles et modérés, parce que des prélèvements excessifs ruinent l’activité, poussent les sujets à cacher leurs biens, et finissent par assassiner la base fiscale du souverain. En ce sens, il élabore une forme de sécurité juridique et patrimoniale, rationnelle du point de vue de l’État.

Botero va donc bien au-delà de Machiavel sur le plan économique : il développe une véritable politique économique qui reflète à bien des égards les préconisations des arbitristes espagnols, évoquées dans l’article précédent, et qui préfigure celles des auteurs mercantilistes anglais.

Le relais anglais

Avant d’examiner plusieurs aspects du mercantilisme, revenons à l’histoire. À partir de la seconde moitié du XVIIe siècle, l’Angleterre emprunte plusieurs traits du modèle néerlandais7 : la centralité de la marine marchande, la protection de ses routes commerciales, l’usage de compagnies à charte pour organiser et monopoliser les trafics asiatiques et atlantiques, l’endettement public comme levier militaire, l’idée qu’un État peut s’appuyer sur des intérêts marchands privés pour financer son expansion. L’Angleterre imite les Provinces-Unies, puis elle les dépasse.

Développons le plan financier : après 1688, la dette britannique devient « fundée », c’est-à-dire qu’elle n’est plus seulement un ensemble de dettes privées contractées par le souverain, mais une dette publique dont le service des intérêts est garanti par des impôts régulièrement votés par le Parlement8. Concrètement, la Glorieuse Révolution transforme la promesse de remboursement : ce n’est plus la parole du roi, qui a déjà fait défaut par le passé, mais l’engagement d’un gouvernement désormais responsable devant les Communes pour la levée et l’usage des fonds9. Ce changement, souvent qualifié de « révolution financière », s’accompagne de la création de la Banque d’Angleterre en 1694 et de la mise en place d’un marché négociable des titres publics10. Il donne à l’Angleterre, puis à la Grande-Bretagne, une capacité d’endettement sans équivalent en Europe, capacité qui lui permet de financer une marine de guerre mondiale et des guerres longues contre la France tout au long du XVIIIe siècle11.

Les historiens ont souligné que cette mutation ne tombe pas du ciel : elle s’inspire directement des pratiques néerlandaises de financement de l’État par le crédit public garanti politiquement – pratiques que Guillaume III importe en 1688 – avant d’être adaptées et amplifiées dans le cadre parlementaire anglais12. En d’autres termes, la puissance militaire et impériale britannique ne repose plus d’abord sur la richesse privée du monarque, mais sur l’alliance institutionnelle entre le Parlement et les intérêts marchands, financiers et manufacturiers du pays, alliance qui protège leur capital tout en mobilisant ce capital pour les objectifs géopolitiques du royaume13.

Le passage de témoin entre les deux puissances européennes n’est pas qu’économique, il est géopolitique. L’Angleterre comprend que la maîtrise du commerce lointain, des colonies et des mers n’est pas seulement profitable, elle est vitale pour sa sécurité et son rang en Europe14. C’est une traduction directe de la raison d’État dans le langage de l’économie : pour que le royaume soit fort, il doit être riche ; pour qu’il soit riche, il doit contrôler le commerce ; pour contrôler le commerce, il doit contrôler la mer. L’économie s’érige en stratégie de puissance.

À partir de là, la politique extérieure anglaise va s’organiser à grande échelle autour d’un objectif constant : empêcher qu’une autre puissance européenne – l’Espagne, les Provinces-Unies, puis la France – n’obtienne un monopole ou une supériorité durable sur les routes maritimes, les colonies, les matières premières et les marchés d’exportation. Les guerres successives et nombreuses entre la Grande-Bretagne et ses trois principales rivales, au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, illustrent cette tension15.

France vs Angleterre : la rivalité structurante

De ces trois rivalités, c’est l’opposition entre la France et l’Angleterre qui conditionne une bonne partie de l’histoire politique des XVIIe et XVIIIe siècles. Les deux monarchies recherchent la puissance, chacune à sa manière.

La France, surtout à partir de Richelieu puis de Colbert, pense la puissance en termes de centralisation monarchique, d’armée terrestre nombreuse, de contrôle intérieur du royaume, d’encadrement administratif de l’économie. La monarchie absolutiste se sert de l’économie pour financer la guerre et l’appareil d’État, mais cette économie reste sous étroite tutelle. Le centre décide, organise, protège certaines manufactures stratégiques, impose des barrières douanières, subventionne des compagnies coloniales. La logique reste verticale : l’économie est instrumentalisée par l’État royal.

L’Angleterre, surtout après la Révolution de 1688, pense la puissance en termes de domination maritime, de capture des marchés extérieurs et de contrôle des flux commerciaux mondiaux. Elle développe un État capable de lever l’impôt et d’émettre de la dette, mais cet État travaille en alliance étroite avec les marchands, les armateurs, les manufacturiers. La logique n’est plus seulement verticale, elle devient coalitionnelle : la puissance de l’État repose sur les intérêts économiques d’une partie de la société.

Cette différence est à la fois politique et sociale : elle tient à des conceptions divergentes des rapports de force politiques et de la manière dont la société fait corps, conceptions que nous détaillerons dans la seconde partie de notre analyse.

Mercantilisme vs libre-échange

La jalousie avant la douceur

Le commerce ne s’est pas manifesté dans l’histoire moderne comme une force pacificatrice, encore moins comme une promesse d’harmonie universelle. Il est né en tant qu’arme d’État. Les empires du XVIIe siècle se livrent une concurrence directe pour le contrôle des routes, des douanes, des monopoles coloniaux et des matières premières stratégiques. Les guerres navales, les blocus, les prohibitions d’importation ou les compagnies à charte, qui disposent du droit de lever des milices ou d’administrer des territoires outre-mer, participent des pratiques commerciales courantes16. Le commerce moderne se présente d’abord comme un champ de confrontation entre puissances, non comme un espace neutre d’échange de biens entre nations et entre individus. Autrement dit, le commerce n’est pas « doux », il est jaloux17 : il suppose la défense armée de sa part de marché et la volonté de priver l’adversaire de la sienne.

Adam Smith lui-même, que l’on présente trop vite comme un théoricien pacifique du libre-échange, ne raconte pas une histoire irénique. Il reconnaît explicitement que l’expansion européenne a reposé sur la conquête coloniale, sur le monopole forcé des marchés et sur l’exclusion brutale des concurrents18. Il rappelle que l’empire commercial européen est né dans la violence et qu’il continue de fonctionner par la violence. Il justifie même certaines mesures typiquement mercantilistes – comme les Actes de navigation anglais qui réservent le commerce maritime aux navires anglais – non pas parce qu’elles enrichissent les marchands, mais parce qu’elles servent la sécurité nationale dans un monde où la puissance navale détermine la survie politique de l’État. Autrement dit, chez Smith, la question reste en premier lieu géopolitique : le commerce est inséparable de la puissance, et la puissance est une exigence de la raison d’État.

Avant d’aller plus loin, il faut préciser ce que nous appelons ici « mercantilisme ». Le terme donne l’impression trompeuse d’une doctrine économique cohérente, partagée par les États européens des XVIIe et XVIIIe siècles. Le soi-disant mercantilisme rassemble en réalité des pratiques et des arguments hétérogènes : protection de certaines manufactures, monopoles coloniaux, réglementation du commerce maritime, restrictions à l’exportation de matières premières jugées stratégiques, encouragement à l’installation d’artisans étrangers, contrôle des prix du grain en cas de disette, limitation du luxe improductif de la cour, etc. Autrement dit, ce qu’on appelle « mercantilisme » est moins un système théorique unifié qu’un faisceau de politiques d’État, justifiées au nom de la puissance du royaume19.

Ajoutons que le mercantilisme, en tant que « doctrine », a été largement construit rétrospectivement, d’abord par des critiques comme Adam Smith qui opposent leur propre idéal de liberté du commerce à ce qu’ils décrivent comme un ensemble d’entraves, de monopoles et de privilèges, puis par les historiens du XIXe et du XXe siècle qui ont figé ce portrait sous la forme d’un modèle nationaliste et protectionniste20. Le mercantilisme s’apparente à un idéal type au sens de Max Weber : une manière de ranger a posteriori sous une même étiquette des politiques qui visaient toutes l’accroissement de la richesse de l’État, mais qui n’étaient ni uniformes ni toujours compatibles entre elles.

Dès lors, nous ne sommes pas dans un processus historique linéaire commençant par un mercantilisme guerrier et aboutissant à un libre-échange pacifique. Le libre-échange n’apparaît pas après le mercantilisme comme sa négation. Il apparaît à l’intérieur même de ce monde de rivalité commerciale armée, guidé par la même question que le mercantilisme : comment rendre la nation plus riche et plus forte ? Dès le XVIIIe siècle, le discours du libre-échange se déploie au Parlement britannique et dans l’espace public en contestant telle taxe, tel monopole, telle prohibition21, mais il le fait encore dans les termes de la raison d’État. Il soutient que des échanges plus libres, une spécialisation productive et une circulation moins entravée des biens augmenteront la richesse totale du pays, donc sa puissance internationale.

Autrement dit, le libre-échange du XVIIIe siècle n’est pas l’anti-État : c’est une méthode ou logique économique, alternative aux préconisations mercantilistes, pour accroître la puissance nationale.

Du commerce impérial au marché intérieur

Le marché intérieur britannique du XVIIIe siècle n’existe pas “naturellement”. Il est construit politiquement, par une combinaison de mesures protectionnistes (barrières tarifaires, interdictions d’importation ou d’exportation, monopoles impériaux) et par l’intégration forcée des colonies aux circuits commerciaux de la métropole. Ces protections et ces privilèges garantissent des débouchés sûrs à l’industrie britannique – textile, métal ouvré, objets de consommation courante –, qui commence à parler d’elle-même comme d’un intérêt national à défendre.

Ce point est crucial pour comprendre le changement politique anglais. Selon Eric Hobsbawm, l’industrie naissante n’est pas extérieure à l’État ; elle s’institue progressivement comme l’un des groupes de pression qui pèsent sur la décision politique22. Il décrit, à partir de la fin du XVIIe siècle et surtout au XVIIIe siècle, l’émergence de ce qu’il appelle l’« influence politique des industriels » : propriétaires d’ateliers dispersés, marchands-fabricants du textile, maîtres de forges, négociants impliqués dans la transformation. Ces acteurs demandent des mesures qui protègent ou favorisent la production britannique – barrières douanières sélectives, accès privilégié aux marchés coloniaux, sécurisation des approvisionnements en matières premières, voire répression contre la concurrence étrangère.

Dans cette perspective, le commerce impérial ne reste pas au large. Il favorise, à l’intérieur du pays, une économie manufacturière orientée vers la vente. En retour, cette économie manufacturière étaye une base politique. Les intérêts industriels ne se contentent plus d’exister économiquement – ils cherchent et, dans une certaine mesure, parviennent à orienter la loi. Ce glissement signifie que l’économie, à travers l’industrie, commence à prétendre peser sur l’État, et à légitimer cette prétention au nom de la nation entière.

Du jeu à somme nulle aux bénéfices mutuels

Dans les doctrines que l’on qualifie de « mercantilistes », la richesse des nations apparaît souvent comme un jeu à somme nulle. L’hypothèse est simple : il existe une quantité limitée de métaux précieux, de débouchés commerciaux et de ressources rares ; si l’Angleterre gagne, c’est que la Hollande perd ; si la France obtient un monopole colonial, c’est que l’Espagne se voit dépossédée. Les guerres anglo-hollandaises du XVIIe siècle et les guerres franco-britanniques du XVIIIe siècle suivent cette logique. Chaque traité, chaque privilège commercial, chaque droit de navigation est perçu comme une avance stratégique aux dépens d’un rival direct.

Cette conception des échanges commerciaux est cependant loin de faire l’unanimité. Dès la fin du XVIIe siècle, et plus nettement au XVIIIe, une autre idée progresse : les échanges peuvent être mutuellement profitables. L’argument est encore national – on parle de l’enrichissement du pays – mais on commence à affirmer que la spécialisation productive et la circulation libre des biens augmentent la richesse totale disponible23. La maxime « produire plus ensemble » se substitue à « prendre à l’autre », même si, dans les faits, cette rhétorique cohabite avec des politiques de monopole colonial et de blocus naval.

C’est là qu’apparaît une tension féconde pour nous. Le mercantilisme classique met l’accent sur la rivalité entre nations et sur la nécessité, pour l’État, de surveiller et de diriger cette rivalité. Le discours du libre-échange insiste sur l’efficacité des échanges et sur l’idée que la croissance du commerce profite à tous. Mais ces deux discours ne s’excluent pas. Ils se mélangent, parfois dans les mêmes textes et les mêmes débats parlementaires, parfois aussi chez les mêmes auteurs (par exemple, Nicholas Barbon).

Mercantilisme et libre-échange valorisent l’économie

Comme nous l’avons mentionné plus haut, le mot « mercantilisme », souvent employé comme s’il s’agissait d’une école de pensée unifiée, correspond en réalité à un ensemble de pratiques et de justifications politiques adoptées par les États européens à partir du XVIIe siècle. Ces pratiques reposent sur trois grands piliers :

  1. Protéger et favoriser certaines activités jugées stratégiques pour la puissance nationale – construction navale, métallurgie, textile, raffinerie de sucre, etc.
  2. Garantir des débouchés exclusifs grâce aux colonies et au contrôle des mers.
  3. Assurer un flux de revenus fiscaux stables au souverain, pour financer l’armée et la flotte.

Ce qui nous intéresse ici est moins la cohérence doctrinale que la dimension morale et politique de ce discours. Le mercantilisme légitime le fait même de chercher la richesse. Il affirme qu’enrichir la nation, soutenir ses manufactures, défendre ses marchands constitue un devoir politique. Servir le commerce revient à servir l’État, et donc à servir le bien commun. D’une manière plus machiavélienne qu’humaniste, l’économie reçoit ainsi une valeur civique : elle cesse d’être suspecte, ou du moins se dote d’une réponse à la suspicion traditionnelle (l’idée que l’enrichissement est rapace, dissolvant, corrupteur).

On pourrait croire que l’émergence d’un discours favorable au libre-échange va balayer ce cadre étatique et guerrier. Cependant, apparu dès la fin du XVIIe siècle24, ce discours est porté par des groupes sociaux différents – négociants d’import/export, armateurs, manufacturiers exportateurs, propriétaires terriens selon les produits concernés – qui cherchent à faire tomber tel ou tel tarif, telle prohibition, tel monopole.

Julian Hoppit montre que la Grande-Bretagne ne connaît pas une seule « économie politique » mais plusieurs « économies politiques » en concurrence permanente, chacune défendant ses intérêts sectoriels et régionaux, chacune mobilisant sa propre vision de ce que doit être la richesse du pays25. Il n’y a pas un remplacement pur et simple du mercantilisme par le libre-échange, mais une pluralité de régimes argumentatifs qui coexistent, se disputent l’État, se répondent. L’hétérogénéité des voix masque toutefois une même finalité, que l’on retrouve en particulier chez Adam Smith : l’accroissement de la richesse nationale comme base de la puissance.

Les discours sur le libre-échange du XVIIIe siècle ne contredisent donc pas la raison d’État, ils la reformulent. Selon eux, l’État doit rester fort, et il sera plus fort si l’économie est délivrée de certains carcans corporatistes, de certains monopoles inefficaces et de certaines barrières douanières. L’économie se voit donc reconnaître une valeur propre : non seulement elle sert l’État, mais l’État doit désormais se conformer à ses exigences d’efficacité. Le rapport de force entre le politique et l’économique évolue : ce n’est plus seulement l’économie qui est sommée d’être au service de la puissance, c’est la puissance qui doit se légitimer par sa capacité à favoriser la prospérité économique.

Ce renversement intellectuel prépare la suite de notre analyse : à l’intérieur du royaume, la souveraineté ne se fonde plus uniquement sur la tradition dynastique, la gloire militaire ou la protection religieuse, mais de plus en plus sur le consentement de classes dont les intérêts économiques ont voix au chapitre.

La souveraineté se recompose autour de la richesse et du consentement

Bodin : la souveraineté pour sortir des guerres de religion

Quand Bodin écrit Les six livres de la République (1576), la France est déchirée par les guerres de Religion. Le lien entre commandement et obéissance est brisé, l’État apparaît comme un corps frappé de folie et livré aux violences civiles. Pour lui, il faut rétablir une continuité politique face à cette temporalité chaotique de la sédition. La réponse est la souveraineté26.

Bodin définit la souveraineté comme une autorité politique absolue, durable, indivisible, qui dispose du pouvoir de contraindre. Elle ne relève plus d’abord de la morale chrétienne ni d’un ordre ecclésiastique ; elle relève du droit. L’obéissance des sujets cesse d’être un devoir religieux orienté vers le salut, elle devient un rapport de droit appuyé sur la coercition légitime de l’État27. La souveraineté est ainsi pensée comme une autorité politique autonome, détachée de l’Église, chargée d’assurer l’ordre civil28.

Cette autorité est structurée par une transcendance politique. Comme l’a montré Couzinet29, Bodin établit une analogie entre pouvoir divin et pouvoir humain : le souverain est séparé des sujets comme Dieu est séparé des créatures. Cela signifie que le souverain ne fait pas partie du corps politique au même titre que les autres. Il apparaît comme un principe extérieur, dont la première marque est la capacité de « donner et casser la loi30 » : le souverain édicte la loi et peut aussi l’abolir, car il n’est pas lié par elle. La souveraineté s’affirme alors comme le principe du changement possible.

Mais Bodin ne décrit pas seulement une forme abstraite de puissance. Il redéfinit concrètement le lien politique comme un échange public : obéissance contre protection31. L’obéissance est exigée des sujets ; en retour, le souverain promet la sécurité. À long terme, la sécurité de la vie. À court terme, la garantie des biens – possessions personnelles et foncières. Autrement dit, l’État promet non plus le salut des âmes, mais la préservation des corps et des patrimoines.

Ce geste est décisif. La souveraineté n’est pas seulement justifiée par la paix civile : elle l’est par la protection de la richesse matérielle des sujets. L’État tend ainsi à remplacer l’Église comme instance qui organise les communautés, discipline les conduites et stabilise les conditions d’existence. Le souverain, de son côté, doit se gouverner lui-même – prudence, tempérance, juste mesure – afin d’éviter que l’excès de ses passions ne replonge le royaume dans la folie.

Hobbes : la souveraineté comme sécurité collective

Dans le Léviathan (1651), Hobbes reprend l’idée de souveraineté absolue, mais il en change la logique. Chez Bodin, la souveraineté reste pensée sur le modèle du pouvoir divin : le souverain est extérieur au corps social et impose l’obéissance pour rétablir la paix civile. Chez Hobbes, le point de départ n’est plus Dieu ni l’ordre ecclésiastique, mais l’expérience anglaise de la guerre civile. La souveraineté résulte d’interactions humaines : les individus fabriquent un pouvoir commun parce qu’ils ne peuvent plus survivre sans sécurité. Elle est donc entièrement sécularisée et vise explicitement la « paix » et la « défense commune. »

Pour montrer pourquoi ce pouvoir est nécessaire, Hobbes décrit un état de nature où règne la guerre de tous contre tous, où il n’existe « aucune puissance capable de les tenir tous en respect32 ». Dans cette situation,

il n’y a pas de place pour aucune entreprise parce que le bénéfice est incertain et, par conséquent, il n’y a pas d’agriculture, pas de navigation, on n’utilise pas les marchandises importées par mer, il n’y a ni vastes bâtiments, ni engins servant à déplacer […] ce qui nécessite beaucoup de force ; et, ce qui est pire que tout, il règne une peur permanente, un danger de mort violente. La vie humaine est solitaire, misérable, dangereuse, animale et brève.33

Cet état n’est pas seulement dangereux moralement ; il est matériellement invivable, car il empêche toute activité productive durable.

La sortie de cet état conflictuel passe par un pacte. Chaque individu renonce à son droit naturel de se gouverner lui-même et le transfère à une seule personne (ou une assemblée), à condition que tous les autres fassent de même. Hobbes décrit ce moment comme une « convention de chacun avec chacun34 » qui produit une « unité réelle » : la multitude se fond dans une seule personne, l’État. Ce pouvoir commun, dit-il, est un « Dieu mortel » auquel nous devons, « sous le Dieu immortel, notre paix et notre défense », parce que tous lui ont cédé leur force pour qu’il impose l’ordre intérieur et la protection contre les ennemis.

Ce pacte formalise un échange politique net : obéissance contre sécurité. Hobbes explique que les passions qui poussent les hommes vers la paix ne sont pas seulement la peur de mourir, mais aussi « le désir des choses nécessaires à une vie commode35 » et l’espoir d’y accéder par leur propre industrie. La sécurité promise par le souverain n’est donc pas seulement l’absence de meurtre ; c’est la possibilité d’une vie matérielle stable, sans pillage, où l’on peut travailler, accumuler, jouir du résultat. Même si Hobbes fait primer l’ordre politique sur toute autre considération, cet ordre sécularisé reste inséparable d’une sécurité matérielle : il doit assurer les conditions d’une richesse commune minimale qui légitime la souveraineté.

Du consentement populaire des Levellers au Parlement gardien du consentement

Pendant la guerre civile anglaise, les Levellers radicalisent une idée déjà présente chez les théoriciens du droit naturel — le pouvoir vient de la communauté — en exigeant que ce pouvoir reste soumis à un consentement présent, effectif et largement partagé. Leur texte, l’Agreement of the People (1647), se présente comme « un contrat ou accord général du peuple pour une paix ferme et présente, fondée sur le droit commun, la liberté et la sécurité36, » et exige des Parlements élus fréquemment, à durée limitée, responsables devant les électeurs. Les Levellers affirment qu’aucun gouvernement ne peut lier durablement quelqu’un qui n’a pas consenti lui-même : « le plus pauvre en Angleterre a une vie à vivre comme le plus riche […] tout homme qui doit vivre sous un gouvernement doit d’abord, par son propre consentement, se mettre sous ce gouvernement37 ». Cette thèse universalise le critère du consentement : ce n’est pas seulement la paix civile (Hobbes), c’est la liberté politique de chacun qui fonde l’obéissance.

Après la Glorieuse Révolution (1688), cette exigence de consentement ne disparaît pas – elle se transforme. Le règlement constitutionnel qui suit l’éviction de Jacques II ne proclame pas la souveraineté directe du peuple, mais il encadre la Couronne en l’obligeant à gouverner sous condition. La Déclaration des droits (Bill of Rights, 1989) expose des « droits et libertés anciens38 », qu’elle prétend surtout réaffirmer. Elle déclare illégale la suspension unilatérale des lois, l’imposition de taxes sans vote du Parlement et les poursuites contre les sujets qui adressent une pétition au roi. Surtout, elle introduit une limite novatrice : « lever ou entretenir une armée permanente en temps de paix, sans le consentement du Parlement, est contraire au droit39 ». Le roi ne peut plus disposer d’une force armée intérieure sans approbation parlementaire. Autrement dit, la contrainte matérielle – la capacité de faire obéir par la force – est désormais soumise à un consentement collectif médié par le Parlement.

Cette logique s’institutionnalise dans les années 1690. Le Triennial Act (1694) impose des élections générales régulières et l’obligation de convoquer fréquemment le Parlement40. Après 1694, les Communes sont renouvelées à intervalles courts, les députés ne peuvent plus se considérer comme installés pour des décennies, et le roi ne peut pas gouverner longtemps sans rappeler les représentants. La compétition politique entre les partis fait alors littéralement rage41, se cristallisant autour des guerres avec la France et de leur financement : les Whigs, dont les rangs se composent de marchands, d’industriels et de propriétaires fonciers protestants42, soutiennent l’interventionnisme étatique, qui favorise les exportations anglaises, et rejoignent la Couronne dans sa volonté de contenir la France. Ils sont à l’origine de la création de la Banque d’Angleterre qui prête massivement à l’État et alimente le crédit commercial du pays43. Les Tories, représentants de l’aristocratie terrienne héréditaire, répugnent pour leur part à dilapider leur patrimoine dans des entreprises militaires qui profitent essentiellement aux Whigs.

Une conjonction de facteurs participe ainsi d’un rééquilibrage du rapport de force entre Parlement et monarchie : l’augmentation de la fréquence des élections et de la durée des sessions parlementaires ; les vives oppositions politiques ; l’influence des marchands et des industriels ; le recours répété de l’État au Parlement pour financer des guerres de plus en plus coûteuses44 ; l’inflation du nombre de lois passées45.

Ce processus ne réalise pas l’égalité politique rêvée par les Levellers – le suffrage reste censitaire et masculin, le Parlement une oligarchie – mais il reprend leur intuition centrale : l’autorité doit être périodiquement reconfirmée. Le consentement n’est plus pensé comme un acte fondateur unique mais comme un processus répété, rythmé par les élections. Ce n’est plus le souverain absolu qui protège des biens (Bodin), ni le Léviathan qui garantit la sécurité commune (Hobbes) ; c’est un exécutif dépendant d’un Parlement élu périodiquement, auquel il doit sans cesse justifier l’usage des ressources du pays. Cela revient à déplacer l’idée de consentement populaire des Levellers dans un cadre oligarchique mais durable : la richesse du royaume – impôts, dette publique, armée – se négocie dorénavant politiquement.

Locke : la propriété comme langage politique de la richesse

Quand John Locke publie les Deux traités du gouvernement à la fin de l’année 1689, l’Angleterre a déjà traversé un siècle de rupture. La guerre civile, l’exécution de Charles Ier, l’expérience républicaine, la Restauration, l’exclusion manquée d’un roi catholique, puis la déposition de Jacques II lors de la Glorieuse Révolution. Locke écrit au cours d’une période historique tumultueuse. Les Traités sont en grande partie rédigés dans les années 1680, dans le contexte whig de la lutte contre l’absolutisme héréditaire. Mais publiquement, ils paraissent une fois l’essentiel acquis : la monarchie a été placée sous contrôle parlementaire et l’exercice du pouvoir est désormais supposé répondre au consentement des gouvernés.

Locke manie le langage de l’état de nature, mobilisé avant lui par Hobbes, Grotius et les théologiens-juristes de l’école de Salamanque, qui avaient décrit une humanité originaire libre, égale, sans supériorité naturelle d’un homme sur un autre46. De même, l’idée selon laquelle l’autorité politique doit se justifier – et ne peut plus être simplement reçue comme un ordre providentiel – est une idée parfaitement installée dans l’Europe du XVIIᵉ siècle. Autrement dit, Locke travaille une grammaire intellectuelle déjà en circulation, qu’il réagence pour les besoins politiques de son temps.

Ce travail d’un langage naturaliste déjà disponible s’observe de manière particulièrement nette dans la question de la propriété : on trouve, chez les théologiens médiévaux et renaissants, l’idée que l’usage, la culture d’une terre ou la transformation d’une matière peuvent fonder une appropriation légitime47. Locke met l’accent sur le travail et le valorise en soutenant qu’un individu acquiert un droit sur une chose en y mêlant son travail. Le conflit entre appropriation privée et biens communs, pour sa part, traverse le Moyen Âge (pauvreté franciscaine, droits coutumiers d’usage collectif), les enclosures locales, les controverses morales sur l’accumulation. Une longue tradition philosophique – qui a déjà identifié des problèmes, des justifications et des limites – précède donc la réflexion de Locke sur la propriété.

Ce qui est décisif chez Locke n’est pas la fondation de la propriété sur le travail, mais la manière dont il articule trois choses. Premièrement, l’individu se possède lui-même : « chaque homme possède sa propre personne48 ». Deuxièmement, en mêlant son travail à quelque chose de « commun » – cultiver un champ, abattre un arbre, transformer une matière –, il en fait légitimement sa chose. Troisièmement, l’introduction de la monnaie normalise l’accumulation sans limite : l’excès de richesse n’est plus moralement suspect dès lors qu’il résulte du travail et qu’il est médié par l’échange49. Par cette conceptualisation, Locke naturalise l’inégalité économique croissante. L’inégalité n’apparaît plus comme une blessure de l’ordre social mais comme l’effet ordinaire d’un usage libre de son travail et de l’argent.

En parallèle, Locke reprend le thème du consentement que les Levellers avaient rendu explosif dans les années 1640. Les Levellers soutenaient qu’aucun homme n’est tenu à un gouvernement auquel il n’a pas personnellement consenti, et qu’un pouvoir légitime doit être périodiquement reconfirmé par des représentants élus et contrôlables. Locke reprend cette logique du consentement comme fondement du pouvoir civil50. Néanmoins, chez lui, le consentement ne s’applique pas à une démocratie sociale universelle. Il constitue la base juridique qui permet de délégitimer un souverain jugé arbitraire et de justifier un gouvernement fondé sur des représentants51 – en pratique, le régime parlementaire issu de 1688. Il digère ainsi une exigence populaire radicale et la rend compatible avec un ordre censitaire, propriétaire, parlementarisé.

Enfin, Locke condense en une formule l’élan politique et économique du dernier tiers du XVIIᵉ siècle anglais : le but du gouvernement est de préserver la « propriété » entendue au sens large – la vie, la liberté et les possessions52. Le pouvoir civil ne se définit plus d’abord par sa sainteté, ni même seulement par sa capacité à imposer la paix (Hobbes), mais par sa mission explicite de sauvegarder la sécurité matérielle des sujets. À ce moment, la protection des biens n’est plus seulement une promesse du souverain (Bodin), ni une condition rationnelle d’obéissance (Hobbes), ni une revendication militante (Levellers). Elle devient la raison d’être proclamée du gouvernement légitime.

À la fin du XVIIᵉ siècle, Locke donne ainsi une langue philosophique cohérente à un ordre déjà en place – un ordre où la souveraineté est contrainte par le consentement politique et où la richesse privée obtient une reconnaissance publique, justifiée principalement par le travail et la mise en valeur, même si les rentes et les intérêts demeurent dans le régime de la propriété.

Annexe – Les guerres anglo-britanniques (1650-1800)

De 1650 à 1800, l’Angleterre puis la Grande-Bretagne mènent une série de guerres navales et coloniales contre les Provinces-Unies, l’Espagne et la France. Ces guerres poursuivent un même objectif : sécuriser le commerce maritime, contrôler les flux de richesse coloniale et empêcher l’émergence d’un bloc continental capable d’étouffer ce commerce.

Guerres avec les Provinces-Unies

Les quatre guerres anglo-hollandaises naissent d’abord de la volonté anglaise d’imposer l’Acte de navigation (1651) – qui réserve le commerce colonial aux navires anglais53 – puis, plus tard, de la volonté britannique de punir la neutralité « bienveillante » des Provinces-Unies envers les insurgés américains et leurs alliés54. Ces guerres sont, au fond, des guerres pour le fret, l’assurance maritime, les comptoirs et les douanes.

Conflit (dates)Cause immédiateEnjeu stratégique pour l’Angleterre / la Grande-Bretagne
1ʳᵉ guerre anglo-hollandaise (1652-1654)Acte de navigation de 1651 qui ferme le commerce colonial aux navires néerlandais ; incident naval en 1652Briser la suprématie néerlandaise sur le fret européen et colonial, imposer la Royal Navy comme arbitre du commerce maritime
2ᵉ guerre anglo-hollandaise (1665-1667)Saisie réciproque de navires et rivalité coloniale (Afrique, Amériques)Accroître le contrôle des routes et comptoirs coloniaux, capter les profits du commerce océanique
3ᵉ guerre anglo-hollandaise (1672-1674)Alliance secrète de Charles II avec Louis XIV pour forcer les Provinces-Unies à céder leur primat commercialSoumettre la république marchande rivale et sécuriser l’accès anglais aux marchés européens et coloniaux
4ᵉ guerre anglo-hollandaise (1780-1784)Commerce néerlandais avec les insurgés américains et adhésion néerlandaise à une « neutralité armée » hostileEmpêcher que des neutres protègent le commerce des ennemis de Londres ; réaffirmer le monopole britannique sur les mers atlantiques

Guerres avec l’Espagne

Le fil conducteur est la lutte pour l’empire atlantique. Cromwell lance dès les années 1650 une guerre de conquête antiespagnole dans les Caraïbes – la « Western Design » qui donne la Jamaïque à l’Angleterre. Au XVIIIe siècle, Londres et Madrid s’affrontent sur la liberté (ou non) du commerce britannique dans les colonies espagnoles, ce qui mène à la guerre de l’Oreille de Jenkins ; puis l’Espagne rejoint la France contre la Grande-Bretagne pendant l’indépendance américaine pour profiter de l’affaiblissement britannique.

Conflit (dates)Cause immédiateEnjeu stratégique pour l’Angleterre / la Grande-Bretagne
Guerre anglo-espagnole (1654-1660)« Western Design » de Cromwell : offensive contre l’empire espagnol des Indes, prise de la Jamaïque (1655)Affaiblir l’empire espagnol catholique dans les Caraïbes, ouvrir aux Anglais le commerce du sucre, de l’argent et des liaisons atlantiques
Guerre de la Quadruple-Alliance (1718-1720)Tentative de Philippe V de reprendre des possessions en Italie malgré les traités d’UtrechtEmpêcher l’Espagne bourbonienne de reconstituer une grande puissance méditerranéenne ; maintenir l’équilibre issu d’Utrecht
Guerre dite de « l’Oreille de Jenkins » (1739-1748)Litiges commerciaux dans les Antilles (droit espagnol de visite, saisies de navires, monopoles coloniaux)Imposer la liberté commerciale britannique dans les Amériques espagnoles, défendre les privilèges obtenus après 1713
Guerre anglo-espagnole (1779-1783, dans la guerre d’Indépendance US)L’Espagne rejoint la France contre Londres pour exploiter la révolte américaineRogner la puissance maritime britannique, récupérer des positions stratégiques (Gibraltar, Floride), affaiblir l’empire britannique

Guerres avec la France

Ces guerres manifestent la montée d’un enjeu géopolitique global. À la fin du XVIIe siècle, l’Angleterre puis la Grande-Bretagne se battent pour bloquer l’expansion de Louis XIV et empêcher une hégémonie franco-bourbonienne sur l’Europe et l’empire espagnol. Au milieu du XVIIIe siècle, la rivalité devient impériale : la guerre de Sept Ans tranche qui contrôlera l’Amérique du Nord et l’Inde et fait de Londres la première puissance maritime mondiale. Après 1763, la France soutient l’indépendance américaine pour briser cette hégémonie. Enfin, à partir de 1793, Londres entre dans les coalitions contre la France révolutionnaire pour contenir une puissance idéologique et militaire qui menace à la fois les Pays-Bas et les routes vers l’Inde – notamment après l’expédition française en Égypte en 1798.

Conflit (dates55)Cause immédiateEnjeu stratégique pour l’Angleterre / la Grande-Bretagne
Guerre de la Ligue d’Augsbourg / guerre de Neuf Ans (1689-1697)Expansion de Louis XIV vers le Rhin et les Pays-Bas espagnolsEmpêcher la France de dominer l’Europe du Nord-Ouest et de verrouiller les Flandres, zone vitale pour le commerce nord-atlantique
Guerre de Succession d’Espagne (1702-1713)Mort de Charles II d’Espagne, risque d’une union dynastique franco-espagnole sous les BourbonsBloquer la formation d’un bloc Bourbon contrôlant à la fois la France et l’empire espagnol (ports, argent américain, routes méditerranéennes)
Guerre de Succession d’Autriche (1744-1748)Contestation de l’héritage des Habsbourg d’Autriche ; ouverture d’un front franco-britannique outre-merContenir la France en Flandre et lui disputer les marchés coloniaux (Amériques, Inde)
Guerre de Sept Ans (1756-1763)Rivalité impériale mondiale (Amérique du Nord, Inde) + réalignement continental en EuropeBriser l’empire colonial français et s’imposer comme première puissance maritime et commerciale mondiale
Guerre d’Indépendance américaine (1778-1783)La France saisit l’insurrection américaine pour venger 1763 et affaiblir la suprématie navale britanniqueRéduire l’hégémonie britannique sur l’Atlantique ; pour Londres, défendre l’empire et les routes océaniques face à une coalition franco-espagnole
Guerres contre la France révolutionnaire (1ʳᵉ Coalition 1793-1797 ; 2ᵉ Coalition 1798-1802)Exécution de Louis XVI, expansion de la République française, expédition française en Égypte (1798)Enfermer la Révolution française, protéger les Pays-Bas et surtout sécuriser les lignes maritimes vers la Méditerranée et l’Inde

Notes

1 https://damiengimenez.fr/lage-des-empires-extractifs-et-commerciaux-lespagne-et-les-provinces-unies-xvie-xviie-siecle/#Deux_modeles_pour_une_meme_finalite_la_puissance

2 Domenico Tarento, « Le discours de la raison d’État » in Alain Caillé, Christian Lazzeri, Michel Senellart, Histoire raisonnée de la philosophie morale et politique, La Découverte, 2011.

3 Discours sur la première décade de Tite-Live, II, X.

4 Ibid.

5 Ibid.

6 – Pour les mesures de police des grains, d’attraction des artisans étrangers et de promotion des métiers : Della ragion di Stato, lib. VIII.
– Pour les monopoles et le luxe de cour : Della ragion di Stato, lib. VII.
– Pour l’interdiction d’exporter les ressources stratégiques et l’accueil de marchands étrangers comme instrument de puissance : Della ragion di Stato, lib. VIII ; Relazioni universali, 1591-1596, vol. consacré à la Monarchie d’Espagne / à la Repubblica di Venetia.

7 Nicholas Canny, The Oxford History of the British Empire, volume I: The Origins of Empire, Oxford University Press, 1998, p. 21 sq.

8 Douglass C. North & Barry R. Weingast, « Constitutions and Commitment: The Evolution of Institutions Governing Public Choice in Seventeenth-Century England », The Journal of Economic History, vol. 49, no 4, 1989, p. 803-832 ; David Stasavage, Public Debt and the Birth of the Democratic State: France and Great Britain, 1688-1789, Cambridge University Press, 2003.

9 P. G. M. Dickson, The Financial Revolution in England: A Study in the Development of Public Credit, 1688-1756, Macmillan, Londres, 1967. Voir aussi Larry Neal, The Rise of Financial Capitalism: International Capital Markets in the Age of Reason, Cambridge University Press, 1990 ; Gary W. Cox, « War, Moral Hazard, and Ministerial Responsibility: England after 1688 », The Journal of Economic History, vol. 71, no 1, 2011, p. 133-161.

10 P. G. M. Dickson, op. cit. ; John Brewer, The Sinews of Power: War, Money and the English State, 1688-1783, Unwin Hyman, Londres, 1989.

11 Ibid. ; Gary W. Cox, op. cit.

12 P. G. M. Dickson, op. cit. ; Steven Pincus, 1688: The First Modern Revolution, Yale University Press, New Haven, 2009 ; Steven Pincus & James A. Robinson, « What Really Happened during the Glorious Revolution? », dans Sebastian Galiani & Itai Sened (dir.), Institutions, Property Rights, and Economic Growth: The Legacy of Douglass North, Cambridge University Press, 2014.

13 John Brewer, op. cit. ; Dan Bogart & Gary Richardson, « Parliament and Property Rights in Britain, 1600-1830 », European Review of Economic History, vol. 15, no 4, 2011, p. 1-36.

14 P. J. Marshall (ed.), The Oxford History of the British Empire, volume II: The Eighteenth Century, Oxford University Press, 2006 (1998), p. 1.

15 Voir l’annexe « Les guerres anglo-britanniques (1650-1800) » en fin d’article.

16 Istvan Hont, Jealousy of Trade: International Competition and the Nation-State in Historical Perspective, Harvard University Press, Cambridge (MA), 2005.
Hont montre que le commerce moderne se développe dans un cadre de rivalité interétatique permanente et que les premiers théoriciens du commerce – y compris Adam Smith – pensent encore en termes de survie nationale, de puissance et de sécurité extérieure, plutôt qu’en termes d’harmonie universelle.

17 L’expression « doux commerce » fait référence à Montesquieu (Livre XX de L’esprit des lois), la jalousie à l’essai de Hume, “Of the Jealousy of Trade”.

18 Adam Smith, An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations, W. Strahan & T. Cadell, Londres, 1776, Livre IV ; voir aussi Istvan Hont, Jealousy of Trade, 2005.
Smith critique la violence et les monopoles du système commercial européen, mais accepte l’idée que certaines restrictions (comme les Actes de navigation anglais) peuvent se justifier au nom de la défense du pays. Hont interprète cette position comme une reformulation stratégique – et non l’abandon – de la raison d’État.

19 Eli F. Heckscher, Mercantilism, Allen & Unwin, Londres, 1935 (1ʳᵉ éd. suédoise 1931).
Heckscher propose une définition structurée du mercantilisme comme politique économique d’État visant à accumuler puissance et métal précieux ; c’est l’une des grandes sources de la vision du mercantilisme comme doctrine cohérente.

20 Lars Magnusson, Mercantilism: The Shaping of an Economic Language, Routledge, Londres / New York, 1994.
Magnusson insiste sur le fait que le “mercantilisme” est une construction discursive a posteriori, en grande partie définie contre le libre-échange smithien, et qu’il faut donc le traiter comme un langage politique et administratif plutôt que comme une théorie économique systématique.

21 Julian Hoppit, Britain’s Political Economies: Parliament and Economic Life, 1660-1800, Cambridge University Press, Cambridge, 2017.

22 Eric J. Hobsbawm, Industry and Empire: The Making of Modern English Society, 1750 to the Present, Weidenfeld & Nicolson, Londres, 1968 ; éd. revue Penguin, 1999, p. 30-31.
Hobsbawm insiste sur le fait que l’essor manufacturier britannique n’est pas seulement un phénomène économique : il produit une nouvelle force sociale qui intervient dans le débat public et dans la décision politique, en exigeant que l’État protège et serve ses intérêts.

23 Par exemple, Dudley North, dans ses Discours sur le commerce (1691), élabore la première argumentation construite en faveur du libre-échange. Jean-François Melon, dans les années 1730, préconise de recourir à la compétition économique plutôt qu’aux forces armées. Il anticipe aussi l’importance économique du développement de nouvelles techniques et de la mobilité professionnelle entre secteurs d’activités (Istvan Hont, op. cit., p. 30 sq.).

24 Voir note précédente.

25 Julian Hoppit, op. cit.

26 Luc Foisneau (ed.), Politique, droit et théologie chez Bodin, Gotius et Hobbes, Éditions Kimé, 1997, p. 11-12.

27 Ibid.

28 Ibid.

29 Ibid., p. 4.

30 Ibid., p. 66.

31 Ibid., p. 13.

32 Thomas Hobbes, Leviathan, Gallimard, 2014, I, 13.

33 Ibid.

34 Ibid., I, 17. Les autres citations du paragraphe sont issues du même chapitre.

35 Ibid., I, 13.

36 https://oll.libertyfund.org/pages/leveller-anthology-agreements

37 Thomas Rainsborough au cours de Putney Debates : https://en.wikipedia.org/wiki/Putney_Debates

38 https://avalon.law.yale.edu/17th_century/england.asp

39 Ibid.

40 https://www.legislation.gov.uk/aep/WillandMar/6-7/2/contents

41 https://www.historyofparliamentonline.org/research/parliaments/parliaments-1690-1715 ; https://www.historyofparliamentonline.org/volume/1690-1715/parliament/1695

42 Daron Acemoglu, Simon Johnson, and James Robinson., « The Rise of Europe: Atlantic Trade, Institutional Change, and Economic Growth », American Economic Review, 95/3 (2005), p. 546–579 ; Steven Pincus and James Robinson, « What Really Happened During the Glorious Revolution?, » NBER Working Paper 17206 (2011), https://doi.org/10.3386/w17206.

43 Ibid.

44 Gary W. Cox, “Was the Glorious Revolution a Constitutional Watershed?”, The Journal of Economic History, 72/3 (2012).

45 Julian Hoppit, op. cit.

46 Brian Tierney, The Idea of Natural Rights: Studies on Natural Rights, Natural Law, and Church Law 1150-1625, William B. Eerdmans Publishing Co., 2001. Les théologiens-juristes de la seconde scolastique espagnole soutiennent que nul homme, nul peuple n’est par nature soumis à un autre. En particulier, Francisco de Vitoria affirme, dans la Relectio de Indis (1539), que les Indiens du Nouveau Monde sont « véritables maîtres » de leurs terres et de leur autorité politique, donc pas des sujets naturels de l’empereur ou du pape ; Francisco Suárez (De legibus ac Deo legislatore, 1612 ) soutient que le pouvoir politique réside d’abord dans la communauté humaine libre et égale, qui délègue l’autorité, et non dans un droit immédiat du roi. Hugo Grotius (Du droit de la guerre et de la paix, 1625) décrit une condition originaire où les choses sont communes et où les droits (propriété, commandement légitime) émergent d’accords humains.

47 Ibid.

48 John Locke, Two Treatises of Government, in The Works of John Locke in Nine Volumes, vol. 4: Economic Writings and Two Treatises of Government, London, Rivington, 1824 (12th ed.), Online Library of Liberty, Liberty Fund. En ligne : https://oll.libertyfund.org/title/locke-the-works-of-john-locke-vol-4-economic-writings-and-two-treatises-of-government (consulté le 28 octobre 2025).

49 John Locke, op. cit., II, V, §46-48.

50 Ibid., II, IV, §22.

51 Ibid., II, XIX, §221-222.

52 Ibid., II, IX, §124.

53 https://www.ebsco.com/research-starters/history/navigation-act-and-anglo-dutch-wars

54 https://www.britannica.com/event/Anglo-Dutch-Wars

55 Les dates indiquées correspondent à l’engagement direct anglais/britannique.


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