L’évolution corrélée de la vie privée, de la liberté de penser et des idéalisations

Temps de lecture : 14 minutes
Reconstitution de la bibliothèque de Montaigne

En étudiant l’évolution de la liberté de penser du XVIe au XVIIIe siècle1, nous avons souligné combien son expansion avait été stimulée par l’accroissement des connaissances et des techniques. Nous allons ici, dans un premier temps, mettre en relief un autre facteur déterminant : le développement de la vie privée. Nous prendrons une fois de plus l’exemple de Montaigne, qui nous aidera à identifier des conditions sociales de la liberté de penser et, ce faisant, à prolonger la critique précédente du concept d’individualisme2.

Dans un second temps, nous examinerons une poignée de mutations des idéalisations, favorisées par la liberté de penser, dans le but de montrer la continuité de l’automatisme consistant à magnifier. Ainsi, plutôt que de dépeindre le phénomène de sécularisation sous les traits d’un désenchantement ou d’une métamorphose du religieux, nous le décrirons comme une évolution et une diversification des idéalisations. Pour conclure, nous dresserons le constat que la multiplication des idéalisations complexifie la cohabitation.

La vie privée, cocon de la liberté de penser

Des lieux séparés pour penser​

Dans la préface d’Histoire de la vie privée, Georges Duby explique qu’avec Philippe Ariès ils sont

​partis de cette évidence que, de tout temps et partout, s’est exprimé dans le vocabulaire le contraste, clairement perçu par le sens commun, qui oppose au public, ouvert à la communauté du peuple et soumis à l’autorité de ses magistrats, le privé. Qu’une aire particulière, nettement délimitée, est assignée à cette part de l’existence que tous les langages disent privée, une zone d’immunité offerte au repli, à la retraite, où chacun peut abandonner les armes et les défenses dont il lui convient d’être muni lorsqu’il se risque dans l’espace public, où l’on se détend, où l’on se met a l’aise, en « négligé », délivré de la carapace d’ostentation qui assure, au-dehors, protection3. ​

À l’époque féodale, aucun espace n’est prévu au sein d’une grande demeure pour la solitude individuelle, si ce n’est au moment de la mort4. Les réflexions personnelles questionnant les dogmes et les morales de leur époque se déroulent principalement au sein des monastères et des universités (Abélard, Thomas d’Aquin, Duns Scot, Guillaume d’Ockham…) où les religieux disposent de lieux d’étude et de cellules individuelles dans lesquels ils peuvent s’isoler de leurs confrères. À la fin du Moyen Âge, dans la Florence du XVe siècle, le

souci d’intimité, d’intériorité derrière la façade familiale se manifeste par la répartition des pièces entre les membres de la famille, dont bénéficie au premier chef le maître de maison, qui peut se retirer dans son studiolo ; c’est peut-être le seul lieu où le retrait par rapport à la gestion interne de la famille permet à l’homme d’affaires, au pater familias, à l’humaniste de se retrouver face à lui-même dans sa singularité5.

L’apparition de pièces dans lesquelles il est possible de se retrancher du monde et de mener des réflexions personnelles est concomitante d’un développement du commerce et d’un élargissement de la bourgeoisie. L’époque voit fleurir des écrits privés qui prennent la forme de journaux intimes à l’allure augustinienne ou de chroniques permettant de consigner les événements dont le souvenir peut servir ultérieurement. Dans ces écrits, l’individu retrace les faits tels qu’il les a perçus et interprétés, il fournit de plus en plus sa conception des choses pour, parfois, s’abandonner à narrer un épisode de vie6.

Un lieu privilégié : la bibliothèque

​À la Renaissance, l’imprimerie facilite la diffusion des livres, la progression de l’alphabétisation encourage la lecture, à haute voix comme le veut la coutume, mais aussi en silence pour une élite cultivée7. Des particuliers fortunés peuvent se constituer des bibliothèques personnelles, à l’instar de Montaigne qui en fait son lieu de réflexion et d’écriture. Il y fait inscrire en latin sur les murs :

L’an du Christ 1571 à l’âge de trente-huit ans, la veille des calendes de mars, anniversaire de sa naissance, Michel de Montaigne, depuis longtemps déjà ennuyé de l’esclavage de la cour du parlement et des charges publiques, se sentant encore dispos, vint a part se reposer sur le sein des doctes Vierges dans le calme et la sécurité ; il y franchira les jours qui lui restent à vivre. Espérant que le destin lui permettra de parfaire cette habitation, ces douces retraites paternelles, il les a consacrées à sa liberté, à sa tranquillité et à ses loisirs8.

Montaigne passe le plus clair de ses journées dans sa bibliothèque qui lui procure l’intimité requise pour penser et questionner. Ce lieu de réflexion interpelle dans la mesure où il s’inscrit en décalage par rapport au modèle antique que représente Socrate pour Montaigne. Le premier pratique la philosophie sur la place publique, il dialogue longuement avec ses concitoyens et, au soir de sa vie, ne laisse aucun écrit. Le second se retire dans la bibliothèque de son château pour y délibérer à l’aide de livres et y manier copieusement sa plume. Dans ses ​Essais,​ il dialogue avec ses contemporains et avec les philosophes du passé en rapportant leurs paroles et leurs pensées. Il met en regard son érudition livresque et ses expériences, en particulier ce que la nature lui enseigne. Le dialogue est donc intérieur, par contraste avec les conversations entre Socrate et ses interlocuteurs, qui se déroulent à l’extérieur et en présentiel.

À nouveau, Montaigne préfigure une démarche moderne qui, nous l’avons mis en relief9, se situe à la source d’une expansion de la liberté de penser. À distance modérée du monde, il enfante d’une philosophie novatrice sans faire abstraction des savoirs de son temps, exposés et disponibles en permanence dans sa bibliothèque.

Une pensée historiquement et socialement située

Les guerres de religion marquent Montaigne. Celui-ci est, selon Richard Popkin, « en relation personnelle, parfois très forte, avec des figures actives dans la guerre que se mènent les deux camps religieux. Nous ne savons pas s’il se range à l’un ou l’autre, mais il devient un apôtre de la tolérance et exerce une certaine influence sur l’accord élaboré par Henri de Navarre lorsqu’il devient Henri IV et promulgue l’Édit de Nantes garantissant la tolérance à l’endroit des protestants10 ».

L’incertitude épistémologique de Montaigne reflète celle des temps dans lesquels il vit. Des croyances structurelles sont éprouvées par les guerres, mais aussi par les découvertes géographiques et les récits des explorateurs. Le retrait du philosophe bordelais dans son château semble relever en partie du contexte social qui l’a ébranlé. Devant le déchaînement des convictions et des idéalisations qui mènent aux oppositions, Montaigne préfère la paix et la tranquillité. Dans cette perspective, ses ​Essais se présentent comme une recherche répétée d’assises philosophiques permettant de naviguer en pleine tempête, des assises qu’il trouve dans sa foi, dans ses expériences et dans la nature. Si sa méthode diffère de celle de Socrate, on peut mettre en parallèle le contexte conflictuel (guerre du Péloponnèse pour l’un, guerres de religion pour l’autre) dans lesquels ils ont vécu. L’innovation philosophique atteint des sommets lorsque les bases morales d’une société sont remises en question.

Replacer la pensée de Montaigne dans son contexte historique permet d’observer combien elle a été influencée par des facteurs sociaux, par des courants de pensées qui infusaient les mentalités, par des pratiques qui n’étaient pas l’apanage du seul philosophe. La diversité des facteurs, conjuguée à l’ouverture d’esprit de l’homme et à sa tolérance, ont contribué à l’émergence d’une œuvre hors du commun. Réciproquement, cette œuvre a agi sur les esprits de son époque et sur ceux des siècles suivants. L’individualisme associé aux ​Essais​ n’est donc pas opposé à la société, il en est consubstantiel.

​Mutations d’idéalisations

De l’eschatologie et de l’adoration de la nature au progrès

Le scepticisme de Montaigne s’inscrit également dans un contexte où les sciences sont encore balbutiantes en comparaison des avancées du XVIIe siècle. Ses récriminations envers les sciences, son opposition au progrès et sa vénération de la nature s’appréhendent à la lueur de la discordance des théories et d’une médecine qui aurait tendance à aggraver les maux plutôt qu’à la guérir11 :

les sciences, nous ne pouvons pas, d’entrée, les mettre dans un autre récipient qu’en notre esprit : nous les avalons en les achetant et nous sortons du marché ou contaminés déjà ou améliorés. Il y en a qui ne font que nous embarrasser et nous alourdir au lieu de nous nourrir, et telles autres encore qui, sous couleur de nous guérir, nous empoisonnent12.

La certitude cartésienne, affermie par l’éruption scientifique de son siècle, s’oppose littéralement au scepticisme, à tel point que Descartes est rapidement accusé, avec son malin génie qui l’entraîne au doute absolu, de faire le jeu des sceptiques. Quel abysse entre le pyrrhonisme de Montaigne, qui se soumet à la nature, et l’assurance de Descartes qui, grâce aux progrès techniques, entrevoit une humanité parvenue à maîtriser la nature ! Cette domination

n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices, qui feraient qu’on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie ; car même l’esprit dépend si fort du tempérament, et de la disposition des organes du corps que, s’il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu’ils n’ont été jusques ici, je crois que c’est dans la médecine qu’on doit le chercher13.

Comme l’explique Albert Camus dans ​L’homme révolté​, une nouvelle foi dans le progrès éclot dont Turgot, en 1750, donne une

définition claire […]. Son discours sur les progrès de l’esprit humain reprend, au fond, l’histoire universelle de Bossuet. À la volonté divine se substitue seulement l’idée du progrès. « La masse totale du genre humain, par des alternatives de calme et d’agitation, de biens et de maux, marche toujours, quoique à pas lents, à une perfection plus grande. » Optimisme qui fournira l’essentiel des considérations rhétoriques de Condorcet […]14.

Les idéalisations du progrès ne remplacent pas nécessairement les croyances en un au-delà paradisiaque. Elles s’y substituent chez les personnes qui y souscrivent et qui perdent leur foi religieuse. Globalement, elles s’ajoutent aux idéalisations existantes. 

Au XVIIIe siècle, la défiance vis-à-vis des sciences et du progrès a pratiquement disparu du paysage philosophique. Nous ne trouvons guère qu’un Rousseau pour s’en remettre davantage à la nature qu’aux techniques, tout en prônant le perfectionnement de l’être humain… Les idéalisations du progrès se prolongent, au XIXe siècle, dans les philosophies de l’histoire de Comte, de Hegel, ou de Marx. Tandis que chez Hegel le progrès est porté par l’esprit, chez Marx l’économie détermine la marche du monde.

Les guerres mondiales du XXe siècle sont sources de nombreuses désillusions. Elles remettent à l’honneur les critiques du progrès et les idéalisations de la nature. Elles n’enrayent pas, cependant, les idéalisations du progrès qui se voient offrir, à l’aube du XXIe siècle, une cure de jouvence par la démocratisation de l’informatique et par le déploiement d’Internet. Actuellement, les idéalisations du progrès se retrouvent en particulier chez celles et ceux qui nient le réchauffement climatique ou qui anticipent, face à la montée en puissance de l’intelligence artificielle et de la robotisation, un être humain augmenté.

Des mythes aux fictions

Les mythes véhiculent des vérités15. Ils rapportent des événements situés à l’origine des temps qui expliquent la réalité telle qu’elle est, non telle qu’elle est prosaïquement perçue. La vérité, dans la culture grecque antique, est imbriquée avec la morale, elle découle par exemple de la justice chez Parménide16. Il en va de même dans la culture chrétienne où Jésus proclame qu’il est la vérité.

La forme de l’épopée, qui idéalise les exploits masculins, demeure prévalente au Moyen Âge en France dans la chanson de geste et dans les premiers romans. Ces derniers abordent trois groupes de thèmes17 : la Grèce et la Rome antiques, les prouesses militaires des Francs, les aventures de type arthurien. Ils comprennent fréquemment une part d’amour courtois dans lequel un chevalier convoite une dame inaccessible, notamment parce que celle-ci est mariée. Dans ces romances, le chevalier se met au service de la femme qu’il adule et idéalise18,  inversant la relation de subordination et la dévalorisation féminine qui composent la réalité.

En marge de ces récits d’inspiration mythique, se développent à partir du XIIIe siècle, parallèlement à la bourgeoisie, des romans plus réalistes comme les deux Roman de la Rose​, de Guillaume de Lorris et de Jean Renart, ou ​Jehan et Blonde19. Le merveilleux des quêtes arthuriennes cède la place à des lieux plus familiers, à des personnages fictifs d’origine plus modeste qui rencontrent des figures historiques réelles.

Au XVIIe siècle, ​Don Quichotte, ​de Miguel de Cervantes, peut être interprété comme une critique des thèmes héroïques ou galants du Moyen Âge20. La structure de son récit, centré sur son protagoniste, indique la direction des fictions à venir. En 1678 paraît le premier roman pouvant être qualifié de moderne : La princesse de Clèves, de Mme de La Fayette. Au XIXe siècle, le romantisme et le réalisme consacrent le genre littéraire du roman, qui se prolonge, depuis le XXe siècle, dans les scénarios de films et de séries.

Les fictions, si elles n’ont plus vocation à véhiculer des vérités religieuses, s’efforcent toujours de transmettre des vérités et/ou des morales, du moins des problématiques morales – cela a d’ailleurs été le cas des fictions/idéalisations philosophiques d’état de nature au XVIIe et au XVIIIe siècle, fictions par le biais desquelles se sont sédimentées les valeurs occidentales.

S’intéressant aux séries contemporaines, la philosophe Sandra Laugier remarque que la

popularité des séries télévisées a entraîné une multiplication des publications sur le sujet, l’approche dominante étant celle du « miroir » : la série comme révélatrice d’un certain état du monde – moral, politique, sociétal21

Les séries ne se limitent toutefois pas à refléter des réalités, elles transmettent « des expériences, des visions du monde qui tiennent par elles-mêmes au même titre que la philosophie22. »​ Elles communiquent en particulier des expériences morales, émotionnelles, suscitant par exemple l’empathie des spectateurs. En outre, elles mobilisent chez ceux-ci des compétences de raisonnement, des connaissances du monde et des compétences morales.

Par leur format esthétique (inscription dans la durée, régularité hebdomadaire et saisonnière, vision souvent en cadre domestique), l’attachement aux personnages qu’elles suscitent, la démocratisation de leur vision sur Internet (streaming, forums de discussion, création amateur), elles permettent ainsi une forme inédite d’éducation, par l’expression et la transmission de problèmes publics et particulièrement pour la diffusion de valeurs […]23.​

Les idéalisations morales demeurent ainsi omniprésentes dans les fictions, qu’il s’agisse de la passion ou de l’amour des romances, de l’amour altruiste et de la compassion des séries médicales, de la justice-vengeance des drames, des fictions policières et des films d’action, ou de l’entraide et du dépassement de soi-même des feel-good movies. ​De même que les rites actualisent les mythes, les lectures ou les visionnages de fictions actualisent les idéaux moraux qui nous animent. Les idéalisations mythiques n’ont pas périclité avec le genre, elles se sont transformées et même démultipliées ! On les retrouve d’ailleurs quasiment trait pour trait dans les épopées modernes que sont les films de super-héros ou les sagas comme la Guerre des étoiles.

Même lorsque la fiction cinématographique ou télévisuelle ambitionne de dénoncer des situations sociales douloureuses ou de susciter des questionnements éthiques, davantage que de simplement refléter ou communiquer des valeurs, elle peut être porteuse d’idéalisations esthétiques, via la beauté, le charme ou le charisme de ses acteurs, via ses décors, ses images, sa mise en scène, etc. Notons d’ailleurs que les acteurs sont souvent assimilés à des héros modernes dont ils partagent, avec leurs homonymes antiques, le sentiment de solitude des cimes sociales. Marilyn Monroe écrivait ainsi dans une lettre de 1961, un an avant son suicide :

Seuls quelques fragments de nous toucheront un jour des fragments d’autrui – la vérité de quelqu’un n’est en réalité que ça – la vérité de quelqu’un. On peut seulement partager le fragment acceptable pour le savoir de l’autre, ainsi on est presque toujours seuls24.

De l’âme à l’identité​ personnelle

Les cultures grecque antique et judéo-chrétienne comprennent la croyance en l’existence d’une âme qui survivrait au corps, pas nécessairement pour son plus grand bonheur. Ce principe spirituel a participé des débats philosophiques sur l’être et, au cours des siècles derniers, sur la notion d’identité personnelle. Cette dernière joue en particulier un rôle dans les questions de responsabilité morale25. Il ne s’agit pas ici d’entrer dans ces débats mais plutôt de s’interroger sur leur persistance et, plus généralement, sur l’attachement à certaines idées​ ou, inversement, sur l’aversion pour celles-ci. L’angle adopté est donc motivationnel, c’est-à-dire psychologique et social.

Les philosophes ont souvent mis l’accent sur la problématique de la mort, affirmant que vivre bien dépendrait de notre rapport à la mort, en particulier, pour Socrate, de notre capacité à apprendre à mourir. Dans cette perspective, l’âme, ses idées et les vérités qu’elle charrie seraient une réponse à l’effroi causé par la mort, à l’angoisse existentielle. Elles apporteraient une espérance, une consolation ou des certitudes, en particulier dans les époques où les êtres humains subissent le cours de la nature ou celui de l’histoire. Remarquons que la plupart des idées proviennent de la société qui nous les a transmises et que l’attachement à celles-ci reflète l’attachement à la société. Socrate, par exemple, a défendu jusqu’au bout sa fidélité à Athènes, il a préféré boire la ciguë plutôt que de s’exiler de sa cité.

Néanmoins, dès lors qu’une certaine maîtrise technique se développe et, qu’avec elle, l’individu gagne en sécurité et en indépendance sociale, l’enjeu ne se déplace-t-il pas ? La sécularisation, c’est-à-dire la distanciation progressive vis-à-vis des religions, s’est accompagnée en Occident de la promotion d’idéologies politiques, associées à l’idée de progrès, qui ont pris le relais en termes d’espérance. Aujourd’hui, les idéologies ont pratiquement disparu sans nous laisser d’autres héritières que les croyances religieuses existantes, les motivations matérielles ou les croyances personnelles, en particulier la croyance en une identité personnelle qui serait stable dans le temps. Or une telle croyance n’entre-t-elle pas en contradiction avec la liberté de penser ?

Précisons que l’identité personnelle n’est pas une identité réelle, une sorte d’essence qui définirait un être humain de manière fixe. Elle s’apparente plutôt, de façon commune, à un ensemble de caractéristiques, notamment un ensemble d’idées auxquelles un individu s’identifie. Cependant, pourquoi voudrait-on s’assurer de la permanence d’une identité personnelle dès lors que l’on s’autorise à penser librement, à remettre en question les idées qui ont orienté nos pensées et nos actes jusqu’à présent ? Nous nous heurtons à un paradoxe des sociétés occidentales contemporaines : la difficile compatibilité entre la permanence des idéalisations et la possibilité de les questionner, notamment pour des raisons de cohérence scientifique ou de rationalité. ​Nous prolongerons cette réflexion en abordant la question de l’attachement moral qui détermine une large part des identifications personnelles.

Complexification de la cohabitation

Récapitulons la réflexion : le développement de la vie privée, à partir de la fin du Moyen Âge, a participé de l’expansion de la liberté de penser, au même titre que l’accroissement des connaissances et des techniques. Ces évolutions soulignent les facteurs sociaux du mouvement intellectuel qui a valorisé l’individu par rapport à la société, sans écarter, loin s’en faut, cette dernière.

La liberté de penser a favorisé à son tour une mutation et une multiplication des idéalisations dont nous avons donné ici quelques exemples, qui s’ajoutent aux idéalisations de la liberté, de la puissance, de l’amour et de la justice décrites précédemment26. La sécularisation ne s’est pas réduite à une rationalisation ou à un désenchantement : la diversification des idéalisations manifeste la persistence sociale du phénomène qui consiste à magnifier, à se fixer des buts hors d’atteinte ou accessibles à une infime minorité, voire à se confectionner des univers déconnectés de la réalité.

Une problématique qui a émergé de ce processus historique est celle d’une continuité des aveuglements. En effet, celles et ceux qui ont cru qu’une rationalisation irréversible était à l’œuvre ont eux-mêmes idéalisé l’avenir et l’histoire récente, avec les conflits d’ordre religieux, a fourni un démenti flagrant. Ce démenti ne se limite pas au religieux : nous pouvons observer l’omniprésence des idéalisations partout, et elles sont particulièrement palpables actuellement dans les lubies des autocrates et des despotes de tous horizons.

Étant donné que les idéalisations participent de la constitution des identités collectives et individuelles, leur multiplication complexifie la cohabitation : comment se mettre d’accord lorsque les orientations divergent de plus en plus au sein d’une même nation, et que ces orientations sont difficiles à questionner parce que des idéaux les définissent ?

Notes

1. https://damiengimenez.fr/progres-et-limites-de-la-liberte-de-penser-en-europe-du-xvie-au-xviiie-siecle/

2. https://damiengimenez.fr/ces-individualismes-qui-reposent-sur-des-idealisations-et-entravent-la-liberte-de-penser/

3. Philippe Ariès et Georges Duby (dir.), ​Histoire de la vie privée, tome I​. De l’Empire romain à l’an mil, Seuil, 1985, p. 10.​

4. Philippe Ariès et Georges Duby (dir.), ​Histoire de la vie privée, tome II. ​De l’Europe féodale à la Renaissance​, Seuil, 1999, p. 505.

5. ​Ibid.​, p. 532.

6. Ibid.​, p. 546-547.

7. Philippe Ariès et Georges Duby (dir.), ​Histoire de la vie privée, tome III. De la Renaissance aux Lumières​, Seuil, 1999, p.122.

8. ​Ibid.,​ p. 135-136.

9. https://damiengimenez.fr/progres-et-limites-de-la-liberte-de-penser-en-europe-du-xvie-au-xviiie-siecle/

10. Richard Popkin, Histoire du scepticisme, Agone, 2019.

11. https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/un-ete-avec-montaigne/montaigne-et-les-medecins-6771791

12. Michel de Montaigne, Les Essais en français moderne, Gallimard, 2009, III, XII, p.​ 1253.

13. René Descartes, Discours de la méthode, Flammarion, 2000, p. 98.

14. Albert Camus, L’homme révolté, Gallimard, 2016.

15. Frankfort, Henry and Frankfort H.A., The Intellectual Adventure of Ancient Man: An Essay of Speculative Thought in the Ancient Near East (Oriental Institute Essays), University of Chicago Press, 2013 (1949).

16. https://damiengimenez.fr/justice-verite-et-nature-dans-la-grece-du-ve-siecle-aec/

17. https://fr.wikipedia.org/wiki/Roman_(litt%C3%A9rature)#Trois_mati%C3%A8res

18. https://www.worldhistory.org/trans/fr/1-18065/lamour-courtois/

19. ​https://fr.wikipedia.org/wiki/Roman_(litt%C3%A9rature)#En_prose_au_XIIIe_si%C3%A8cle

20. https://www.universalis.fr/encyclopedie/roman-notion-de/

21. Sandra Laugier, ​Nos vies en séries​, Climats, 2019.

22. ​Ibid.

23. ​Ibid.

24. Citée par Georges Minois dans ​Histoire de la solitude et des solitaires​, Fayard, 2013.

25. https://plato.stanford.edu/entries/identity-ethics/

26. https://damiengimenez.fr/ces-individualismes-qui-reposent-sur-des-idealisations-et-entravent-la-liberte-de-penser/ et https://damiengimenez.fr/lidealisation-dans-lhistoire/


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