L’attachement, un lien affectif vital qui peut étouffer la distanciation psychologique

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​Dans les articles publiés depuis novembre 2023, nous avons évoqué plusieurs contraintes limitant les possibilités de se distancier psychologiquement et, par conséquent, de gagner en liberté de penser et en tranquillité : les oppositions, les idéalisations, notamment la tension vers des vérités morales, le conformisme, la projection psychologique et le désir de reconnaissance.

Nous allons ici nous intéresser au lien affectif qu’est l’attachement. Essentiel pour le développement normal d’un être humain, en particulier pour la formation d’une éthique, il peut cependant constituer un obstacle à la distanciation psychologique.

Une dépendance prolongée

La dépendance infantile

Les biologistes anglo-saxons emploient l’adjectif altricial1, par opposition à precocial, pour désigner chez les nouveaux-nés d’une espèce animale le manque de mobilité, ​de pelage ou plumage, d’organes sensoriels ouverts (typiquement les yeux), ou l’incapacité de se procurer de la nourriture par ses propres moyens. L’altricialité humaine est également associée à un niveau élevé de plasticité cérébrale, qui favorise une plus grande capacité d’apprentissage, de flexibilité comportementale et de transmission culturelle. Ainsi, bien que la dépendance prolongée des êtres humains puisse apparaître en première instance comme un handicap évolutif, elle contribue à un supplément d’intelligence qui procure un avantage décisif pour la survie de l’espèce.

Comme l’explique le sociologue Bernard Lahire dans Les structures fondamentales des sociétés humaines, la psychanalyse a relié cette dépendance première à l’apparition d’un surmoi parental qui impose des limites à l’enfant, en particulier des limites morales. Le psychanalyste Donald Winncott a également induit de cette dépendance la formation d’un sentiment de toute-puissance :

Si la mère est capable de jouer ce rôle pendant un certain temps sans, pour ainsi dire, admettre d’entraves, le bébé vit alors une expérience de contrôle magique, à savoir une expérience de ce que l’on nomme « omnipotence », quand on décrit les processus intrapsychiques. Dans l’état de confiance qui s’instaure progressivement quand la mère peut s’acquitter de cette tâche difficile, et non quand elle s’en révèle incapable, le bébé commence à goûter des expériences reposant sur le « mariage » de l’omnipotence des processus intrapsychiques et le contrôle du réel2.

​Dépendance et idéalisation sont compatibles. On peut même avancer que la dépendance initiale des êtres humains est corrélée à l’extension de leurs capacités intellectuelles et, par voie de conséquence, à leurs libertés. Or la puissance humaine provient en premier lieu du collectif et de ses connaissances, ce que reflètent les mythes grecs et la hiérarchie sociale des cités antiques : le pouvoir y découle des dieux et des héros, protecteurs de la cité.

De l’importance des liens affectifs

​À partir des années 1950, le psychologue britannique John Bowlby a développé une théorie de l’attachement entre le nouveau-né et sa mère. Dans la lignée de la psychanalyse, il s’est focalisé sur la mère, mais il a rompu avec l’approche freudienne en s’inspirant de travaux éthologiques qui ont notamment montré l’importance des premiers objets perçus par un oison3. L’attachement permet aux enfants de réguler leurs émotions négatives issues d’événements menaçants ou douloureux4. Il se prolonge par la suite :

Au cours de l’adolescence et de la vie adulte, une certaine quantité de comportements d’attachement est couramment dirigée non seulement vers des personnes extérieures à la famille mais aussi vers des groupes et des institutions autres que la famille. Une école ou un collège, un groupe de travail, un groupe religieux ou un groupe politique peut constituer pour beaucoup une « figure » de l’attachement subordonnée, et pour quelques-uns une « figure » d’attachement principale5.

En 1995, R.F. Baumeister et M.R. Leary6 ont eu recours au concept d’appartenance, qui étend la notion d’attachement au-delà des parents, pour décrire un besoin d’inclusion sociale : tout individu peut potentiellement satisfaire le besoin d’appartenance dès les premiers mois de la vie. Dans cette perspective, une relation intime est substituable sans qu’il y ait de perte significative sur le plan affectif.

Plusieurs théories psychologiques ont ainsi souligné que le développement normal d’un être humain dépend de liens interpersonnels étroits7. Si le concept d’appartenance a le mérite de la généralisation, d’élargir socialement le concept d’attachement, nous emploierons par la suite le second qui montre combien, à partir d’un certain âge, il est difficile de remettre en question ce à quoi l’on est attaché.

Attachement aux idéalisations et distanciation

Affection et attachement moral

En 2005, des chercheurs8 ont proposé un modèle reliant attachement et empathie : l’attachement aide les nouveaux-nés à réguler leurs émotions négatives et leurs frustrations et, par conséquent, contribue au développement de l’empathie et de la sympathie. Dans l’article sur la projection9, nous avons étayé le fait que l’empathie se développe à partir d’une synchronisation entre l’enfant et l’adulte, synchronisation qui ne saurait survenir sans une forme d’attachement liée à une promixité prolongée.

​À la fin des années 1960, le psychologue américain Martin L. Hoffman a avancé une théorie, appuyée sur un ensemble d’expérimentations, dans laquelle le sentiment de culpabilité découle en partie de la détresse empathique10 : une personne causant du tort à quelqu’un d’autre peut éprouver un sentiment d’urgence, de tension et de regret résultant de l’empathie pour l’autre. Il est toutefois important de noter que si la détresse empathique apparaît spontanément chez les enfants témoins d’une agression, l’intervention d’un adulte ou référent moral peut être requise afin d’éveiller de l’empathie chez un agresseur11, afin que ce dernier prenne conscience du mal qu’il a causé.

L’attachement favorise donc l’empathie, qui à son tour, contribue à l’émergence d’une culpabilité participant du développement moral. L’attachement a aussi été plus directement associé au développement moral12. Par exemple, les enfants qui se sentent en sécurité répondent de manière prosociale et manifestent de la sympathie lorsque leur mère exprime de la colère ou de la tristesse. Celle-ci peut, dans ces conditions, dispenser fréquemment des évaluations morales de leurs comportements « bons » ou « mauvais », et faire référence à des sentiments que leurs transgressions passées ont suscités.

Au-delà de l’attachement, différentes approches psychologiques estiment que la tendresse et la réactivité parentales facilitent le développement moral13. En 1979, Martin L. Hoffman remarquait déjà que l’ « affection est importante car elle peut rendre l’enfant plus réceptif à la discipline, plus enclin à imiter ses parents, et suffisamment confiant pour être ouvert aux besoins des autres ». Ces observations ont été par la suite réitérées et reformulées par d’autres psychologues.

Des chercheurs ont par ailleurs constaté que si les discussions critiques facilitent le développement de jugements moraux matures au sein d’un cadre académique, elles ont au contraire tendance à entraver le raisonnement moral chez les adolescents14. En effet, ceux-ci estiment que les critiques sont excessives, qu’elles constituent une forme d’hostilité ou de restriction de leur liberté.

L’attachement aux idéalisations

​L’attachement des parents pour leurs enfants et, réciproquement, l’attachement des enfants pour leurs parents contribuent fortement à l’attachement à une morale donnée. Or l’éthique, nous l’avons souligné à de multiples reprises, repose sur diverses idéalisations qui peuvent relever de mythes ou de concepts (liberté, égalité…). L’attachement aux idéalisations transite donc au moins en partie par un attachement à des personnes. Et il me semble que l’on peut étendre la considération en avançant que l’attachement à des idéalisations repose la plupart du temps sur des liens affectifs.

Nous avons vu également que l’attachement se développe lors d’une dépendance initiale propice à l’épanouissement de l’idéalisation la plus célèbre, celle de la puissance. Sans cette dépendance initiale, que les progrès techniques ont permis de transformer en une phase paradisiaque où l’enfant se sent particulièrement en sécurité, serait-il possible, psychologiquement, d’idéaliser, d’éprouver un sentiment de toute-puissance ? Le développement de l’idéalisation de puissance comprendrait ainsi une part naturelle – l’altricialité, l’affection entre parents et enfants – et une part culturelle – l’élaboration d’un environnement d’éducation qui soit autant que possible isolé des épreuves de la réalité.

En grandissant, l’être humain noue diverses relations via lequelles il peut remettre en question ses convictions ou simplement adhérer à de nouvelles idéalisations, ces dernières ne relevant pas que de la morale, ainsi que nous l’avons mis en relief en traitant des individualismes15. En aucun cas il ne paraît abandonner totalement ses idéalisations, il en cultive une poignée qui lui permettent d’entretenir un sentiment de sécurité minimal, d’accepter le monde tel qu’il est en s’en extrayant d’une manière ou d’une autre, en particulier en le concevant autrement ou en imaginant un futur voire un au-delà meilleur. Remettre en question l’ensemble de ses idéalisations revient à interroger l’ensemble de ses attachements et à s’exposer, de la sorte, à une angoisse d’exclusion ainsi qu’à sa culpabilité afférente.

Une distanciation psychologique ni naturelle ni culturelle

Dans la mesure où les idéalisations génèrent des oppositions sociales, la solution existentielle consistant à les cultiver n’est-elle pas un pis-aller ? C’est ce qu’il me semble. Toutefois, remettre en question toutes ses idéalisations, y compris celles qui nous tiennent le plus à cœur, comme la liberté ou l’égalité, s’avère une tâche particulièrement délicate car elle implique une prise de recul par rapport à l’ensemble de ses attachements et donc par rapport à ses proches. Or cette distance est difficile à introduire en raison de l’angoisse et de la culpabilité qu’elle suscite, à moins qu’elle n’intervienne sous la forme d’une réaction corrélée à un nouvel attachement (par exemple la rencontre d’un ami ou d’un conjoint qui n’apprécie pas certains de nos proches). Dans une telle situation, il n’y a guère distanciation mais simple translation d’attachement.

Un autre facteur peut participer de la difficulté à se distancier psychologiquement : la perception politique et scientifique de la solitude. Un collectif d’une centaine de chercheurs français, s’inspirant des exemples anglais et japonais, a proposé début 2024 de créer une « fédération française pour le lien social16 » afin de « lutter contre les méfaits de la solitude sur la santé publique ». Si un isolement social excessif entraîne des effets délétères certains sur la santé, il convient de ne pas assimiler isolement social et sentiment de solitude. Or la distinction n’a pas été suffisamment faite jusqu’à présent. Les préoccupations gravitant autour de la solitude illustrent d’ailleurs le caractère paradoxal des individualismes occidentaux.

Entre l’attachement, la culture des idéalisations et des oppositions, le conformisme, la projection psychologique et le désir de reconnaissance, la distanciation psychologique n’est décidément pas à l’ordre du jour. Si l’on invite souvent à « prendre du recul », notamment pour favoriser une meilleure compréhension de situations complexes et une certaine modération émotionnelle, on se méfie à juste titre des effets d’un isolement social qui entraînerait vers des thèses extrêmes ou des théories complotistes. Néanmoins, la banalisation des extrêmes manifeste un manque de distance psychologique et de liberté de penser plutôt que l’inverse ! Il ne faut pas confondre distance sociale et distance psychologique. La seconde est associée à un rapport plus serein à la réalité, à la possibilité de questionner les choses d’ordre moral plutôt que de les affirmer ou de tenter de les imposer à autrui.

Si le doute n’était pas le moteur de théories antisociales, s’il était porteur d’un scepticisme apaisé à la façon d’un Montaigne, aurait-il davantage droit de cité ? Quoi qu’il en soit, la tendance actuelle est à la défense des valeurs et au repli sur ses idéalisations plutôt qu’à leur questionnement. La polarisation politique, les populismes et les autoritarismes le prouvent. Je le constate aussi, par exemple, en lisant ​De la liberté​ de l’historien Timothy Snyder qui y écrit : « Sans idéaux, il est impossible d’être réaliste17. » Quel bel oxymore !

Prendre de la distance psychologique se révèle être un processus qui n’est ni naturel ni culturel.

Notes

1. https://en.wikipedia.org/wiki/Precociality_and_altriciality ; https://www.nature.com/articles/s41559-023-02253-z#Sec7

2. Donald Winnicott, Jeu et réalité. L’espace potentiel, Gallimard, 1975, p. 191 in Bernard Lahire, Les structures fondamentales des sociétés humaines, La Découverte, 2023.

3. https://en.wikipedia.org/wiki/John_Bowlby#Development_of_attachment_theory

4. https://www.britannica.com/science/attachment-theory

5. John Bowlby, Attachement et perte, vol. 1 : L’Attachement, PUF, 2002 [1969], p. 283 in Bernard Lahire, ​op. cit.

6. Baumeister, R. F., and Leary, M. R. (1995), “The need to belong: Desire for interpersonal attachments as a fundamental human motivation”, Psychological Bulletin, 117, 497–529.

7. Melanie Killen and Judith G. Smetana, “Origins and Development of Morality » in Richard M. Lerner (ed.), Handbook of Child Psychology and Developmental Science, Socioemotional Processes, John Wiley & Sons, p. 701-749.

8. Tucker, D. M., Luu, P., & Derryberry, D. (2005). Love hurts: The evolution of empathic concern through the encephalization of nociceptive capacity. Development and Psychopathology, 17, 699–713. Cité dans Jean Decety, William Ickes, The Social Neuroscience of Empathy, MIT Press, 2009, chapitre 6.

9. https://damiengimenez.fr/la-projection-obstacle-majeur-a-la-distanciation/

10. Martin L. Hoffman, Empathy and moral development: implications for caring and justice, Cambridge University Press, 2002, p. 114.

11. ​Ibid.​, p. 135.

12. Melanie Killen and Judith G. Smetana, ​op. cit.

13. ​Ibid.

14. ​Ibid.

15. https://damiengimenez.fr/ces-individualismes-qui-reposent-sur-des-idealisations-et-entravent-la-liberte-de-penser/

16. https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/01/04/pour-lutter-contre-les-mefaits-de-la-solitude-sur-la-sante-publique-creons-une-federation-francaise-pour-le-lien-social_6209038_3232.html

17. Timothy Snyder, On Freedom, Penguin Random House, 2024.


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