La projection, obstacle majeur à la distanciation

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​Comme évoqué dans un précédent instantané1, le temps est venu d’aborder la notion de distance. Il me semble qu’on appréhende celle-ci principalement de manière négative, c’est-à-dire comme négation d’une proximité excessive. Dans des articles précédents, nous nous sommes intéressés aux oppositions, aux idéalisations et au désir de reconnaissances qui manifestent, chacun à leur manière, une distance réduite voire inexistante. Nous allons ici examiner le concept de projection en commençant par discuter celui d’empathie qui rencontre un succès retentissant depuis une vingtaine d’années. Puis nous étaierons l’hypothèse que les diverses formes de projection constituent, outre des capacités, des habitudes culturelles profondément ancrées. Enfin, nous nous interrogerons sur les dangers liés aux projections et sur les possibilités de limiter ces processus psychologiques.

Empathie, synchronisation et projection

La vogue de l’empathie

​Depuis le début du XXIe siècle, le concept d’empathie suscite un engouement médiatique et scientifique particulier. Une recherche sur Google Scholar du terme “empathy” donne les résultats suivants2 :

Décennie​
Articles contenant le terme ’empathy’
Articles dont le titre contient ’empathy’​
1950-1999 315 000 7 060
2000-2009 394 000 6 430
2010-2019 1 230 000 16 500
2020-2024 261 000 14 200

Après une forte accélération de l’intérêt académique pour l’empathie au cours de la décennie 2000, une flambée du nombre de publications évoquant le terme, ou le contenant dans son titre, s’est produite à partir de 2010. ​Le succès du concept a permis de clarifier ses contours qui étaient particulièrement flous3. Selon le neuroscientifique Jean Decety, il convient de distinguer trois composants de l’empathie4 :

  1. Le composant émotionnel, qui « reflète une capacité innée de percevoir et d’être sensible aux états émotionnels des autres. »
  2. Le composant cognitif, qui « permet de se mettre consciemment dans l’esprit de l’autre pour tenter de comprendre ce qu’il pense ou ressent. Cette capacité de prise de perspective est une compétence liée au raisonnement social et partage en grande partie des mécanismes identiques à ceux […] impliqués dans la théorie de l’esprit. »
  3. Le composant motivationnel, qui « correspond au souci de l’autre et reflète la motivation à se préoccuper du bien-être d’autrui. »

Chacun des composants doit-il être présent pour que l’on puisse parler d’empathie5 ? Non s’agissant du troisième : contrairement à la sympathie qui s’accompagne d’une préoccupation pour autrui, l’empathie n’induit pas nécessairement un élan vers l’autre. Concernant les composants émotionnels et cognitifs, le consensus scientifique se prononce pour leur présence conjointe nécessaire afin d’utiliser le terme empathie : tandis que le premier se déclenche automatiquement, le second permet de moduler le premier. Leurs interactions les rendent indissociables.

La vogue de l’empathie a donc permis d’en préciser les significations. Signalons qu’elle ne saurait être dissociée de ses aspects éthiques car elle a été présentée par nombre d’auteurs6 comme un facilitateur moral malgré ses « côtés obscurs » – le premier de ceux-ci réside dans le fait que l’empathie émotionnelle s’éprouve de façon privilégiée vis-à-vis de personnes qui nous ressemblent, que l’on connaît ou que l’on peut se figurer. Quelques voix se sont élevées contre la perception globalement positive de l’empathie, en particulier celle du psychologue Paul Bloom qui s’est littéralement déclaré contre l’empathie7, promouvant une compassion morale moins biaisée qui tend davantage à l’universalisation.

​Développement de l’empathie via la synchronisation

L’empathie émotionnelle n’est pas une capacité complètement innée, elle se développe chez le nourrisson au cours des premiers mois lorsque celui-ci imite les gestes et les expressions des personnes qui prennent soin de lui8, en particulier au cours d’interactions positives9. À ce stade précoce, il n’est pas encore possible de parler d’empathie dans la mesure où le bébé ne distingue pas l’autre de lui. Il s’agit d’abord, au travers d’une synchronisation avec l’adulte, notamment via les traits du visage, d’éprouver des émotions semblables et, simultanément, de développer des liens affectifs10.

Le terme de synchronisation me paraît intéressant car il manifeste le caractère ​automatique ​et probablement inné de l’imitation11, un automatisme qui perdure tout au long de la vie, qui se poursuit dans diverses formes d’interactions sociales où il existe une certaine proximité entre individus. Une étude12 a par exemple montré que la synchronisation des mouvements avec autrui favorise la constitution d’une identité collective et la coopération. Ainsi, marcher au pas et en cadence en compagnie d’autres soldats ou chanter en chœur dans un rassemblement (concert, événèment sportif, chorale…) stimule et renforce les liens interpersonnels13.

Chacun peut observer, lorsqu’il est en compagnie d’un proche, que sa posture a tendance à se synchroniser avec celui-ci, surtout s’il existe un accord dans la discussion. La synchronisation est d’autant plus prégnante dans les relations amoureuses où elle peut être perçue comme un critère d’attractivité14.

L’empathie n’est donc pas une capacité magique de ressentir ce que ressent l’autre, elle se développe à partir de synchronisations avec autrui, d’imitations basées sur des perceptions de traits et de comportements qui permettent de se constituer un répertoire émotionnel, ce répertoire étant dans une certaine mesure propre à la culture d’appartenance15.

Empathie vs projection

L’empathie émotionnelle consiste à percevoir et à être sensible aux états émotionnels des autres. Cependant, qu’est-ce qu’ « être sensible » aux états émotionnels d’autrui ? S’agit-il d’essayer de ressentir la même chose, d’essayer de se mettre à sa place ? Il convient ici, notamment à la suite de J. Decety et C. Lamm16,  de distinguer entre, d’une part, imaginer la situation dans laquelle se trouve la personne qui exprime ses émotions et, d’autre part, se mettre à sa place, s’imaginer (à la première personne) dans la même situation. Dans le second cas, si la personne en question se trouve dans une forme de détresse, alors cette détresse déteint davantage sur l’observateur qui expérimente à son tour une détresse personnelle. Une telle dynamique peut intervenir notamment chez les personnels soignants, et favoriser l’apparition de burnout17.

Les études neuroscientifiques18 montrent que lorsqu’un individu adopte la perspective d’autrui, les circuits neuronaux sous-tendant les expériences personnelles sont activés. Toutefois, des aires spécifiques du cortex frontal associées au contrôle inhibiteur sont également activées, permettant de distinguer les perspectives (soi/autre) et de résister à une projection de soi dans la situation d’autrui, se projeter consistant dans ce contexte à :

  1. se mettre/s’imaginer à la place de l’autre ;
  2. attribuer à l’autre ses propres émotions, idées, comportements, etc.19, autrement dit à projeter ​(forme non pronominale du verbe) ceux-ci. Lorsque seules les émotions entrent en jeu, j’emploie par la suite l’expression “projection émotionnelle”.

Se projeter se limite à éprouver quelque chose de similaire mais nécessairement idiosyncrasique, car il est seulement possible d’extrapoler le ressenti d’autrui en fonction de ce que l’on perçoit de sa situation20.

Comment, à la lueur de ces éléments, distinguer l’empathie émotionnelle de la projection émotionnelle ? Dès lors qu’on ne peut qu’inférer, le plus souvent de manière automatique, les émotions des autres en fonction de notre répertoire émotionnel, il apparaît qu’empathie émotionnelle et projection émotionnelle ne sont qu’une seule et même notion. L’empathie émotionnelle se situe ainsi sur une ligne de crête car elle doit être activée pour que l’on puisse parler d’empathie, mais pas trop au risque de se projeter émotionnellement et cognitivement en s’imaginant à la place de l’autre, et incidemment d’endosser ses souffrances telles qu’elles sont perçues et interpétées.

Rousseau fournit un bel exemple de projection dans ses ​Rêveries : « [Les signes] de douleur et de peine me sont encore plus sensibles, au point qu’il m’est impossible de les soutenir sans être agité moi-même d’émotions peut-être encore plus vives que celles qu’ils représentent. L’imagination, renforçant la sensation, m’identifie avec l’être souffrant et me donne souvent plus d’angoisse qu’il n’en sent lui-même21. »

Récapitulons : il convient de distinguer, d’une part, l’empathie ou projection émotionnelle, qui est automatique, intuitive et se base sur un répertoire émotionnel élaboré dès les premiers mois de la vie et, d’autre part, l’empathie cognitive qui s’appuie sur l’imagination et la pensée conceptuelle, qui permet d’envisager la situation dans laquelle se trouve l’interlocuteur et de limiter la projection émotionnelle. Cette dernière intervient nécessairement dans le cadre de l’empathie, dans la mesure où elle est identique à l’empathie émotionnelle, mais la projection de soi (se projeter) se produit uniquement lorsqu’on s’imagine à la place de l’autre. Se mettre à la place de l’autre induit le risque, lorsque l’autre est en souffrance, de souffrir à son tour.

Le rapport étroit entre projection et empathie laisse entrevoir l’importance de la première. Nous allons maintenant, d’une part, enrichir les significations de la projection et, d’autre part, étayer l’hypothèse que les diverses formes de projection sont profondément ancrées culturellement.

​Projections mythiques et philosophiques

Projections sur la réalité​

Étendons la signification de la projection à toute chose : il ne s’agit plus de s’imaginer « à la place de » mais uniquement de projeter sur la réalité des idées, émotions, comportements… c’est-à-dire d’identifier une chose avec une ou plusieurs idées, émotions, comportements, etc. Attribuer ses émotions à autrui constitue alors un cas particulier de projection : il y a identification entre les émotions d’autrui et ses propres émotions. Équipés de cette signification étendue, il est possible d’interpréter les mythes et les idéalismes philosophiques à l’aune de projections sur la réalité.

Selon Henri Frankort, un mythe est une « forme de poésie qui transcende la poésie en ce qu’elle proclame une vérité ; une forme de raisonnement qui transcende le raisonnement en ce qu’il veut entraîner la vérité qu’il proclame22 ». Mircea Eliade estime pour sa part qu’un mythe est une histoire « considérée absolument vraie (parce qu’elle se rapporte à des réalités) et sacrée (parce qu’elle est l’œuvre des Êtres Surnaturels)23 ». Les mythes projettent sur la réalité des pensées, des produits de l’imagination. Ainsi, dans l’​Iliade,​ les dieux sont projetés à l’arrière-plan des diverses scènes de guerre, des capacités extraordinaires sont projetées sur les héros qui y jouent les premiers rôles.

Philosophiquement, les idéalismes depuis Platon calquent la réalité sur les idées, du moins affirment qu’il existe une sorte de correspondance24 entre la première et les secondes. Ainsi, selon Francis Bacon, l’entendement humain « est à l’égard des choses comme un miroir infidèle qui, recevant leurs rayons, mêle sa nature propre à leur nature, et ainsi les dévie et les corrompt25. » La correspondance n’est pas parfaite, elle est entachée des passions depuis la chute d’Adam et Ève, mais initialement « Dieu a fait l’âme humaine semblable à un miroir capable de réfléchir le monde entier26 ».

La projection de soi dans ​La Phénoménologie de l’Esprit

Dans la ​Phénoménologie de l’Esprit​ 27, Hegel décrit le processus de reconnaissance de deux consciences de soi (appelons-les A et B) qui se rencontrent, celles-ci étant au départ indépendantes l’une de l’autre, extérieures l’une à l’autre. Lorsque B se présente à A, A supprime B, car elle souhaite acquérir la certitude d’exister indépendamment de B et elle ne considère pas B comme indépendante, « c’est elle-même qu’elle voit dans l’Autre​ ». Hegel décrit ici un processus psychologique qui revient à se projeter, c’est-à-dire à s’imaginer à la place de l’autre et à attribuer à cet autre ses idées, émotions, comportements, etc. : A attribue à B ses propres pensées en s’y « voyant ». 

En supprimant B, A se supprime elle-même car « cet autre est elle-même ». Cette suppression à double sens produit le rétablissement de A en tant que conscience de soi, celle-ci devient certaine d’exister indépendamment de l’autre et rend l’autre libre. La même double suppression intervient pour B, et l’ensemble du processus amène à une reconnaissance réciproque des deux consciences.

Ce passage de ​La Phénoménologie de l’Esprit​, préalable à la dialectique du maître et de l’esclave, offre une clé de compréhension de la philosophie hégélienne qui pratique à de multiples reprises la double négation, ou suppression, pour parvenir à un stade plus avancé, à un ​progrès​. Cette fameuse dialectique a influencé de manière considérable les philosophies modernes, en particulier le marxisme, l’existentialisme ou le pragmatisme.

La projection au quotidien 

Les fictions comme moyen d’évasion

De la philosophie abstraite, repassons aux histoires concrètes qui, à bien des égards, prolongent les mythes, en particulier en termes d’héroïsme. Pourquoi les êtres humains sont-ils aussi friands de récits, d’histoires qui, suivant le genre se répètent toutes plus ou moins inlassablement ? Ne peuvent-ils donc se satisfaire de vivre leur propre vie ? Il me semble que les fictions, au-delà des vertus morales que l’on peut leur accorder28, apportent un certain nombre de compensations relativement à une vie insatisfaisante. Intéressons-nous à deux genres parmi les plus regardés et lus : les fictions d’action et les romances.

Les fictions d’action offrent l’opportunité d’un défoulement par procuration après une journée où l’on a subi les ordres de supérieurs, les remarques de collègues ou de camarades, diverses incivilités, les plaintes ou les exigences de sa famille, etc. On décompresse en se projetant dans l’action, à la place du héros, car on ne s’identifie pas aux méchants ! Ces derniers méritent le sort qui leur est réservé, ils ne sont pas dignes de la moindre empathie, à moins que le personnage principal soit lui-même méchant (les scénaristes sont épris de dilemmes éthiques). La projection se rapporte ici surtout à trois émotions : la colère, associée à la vengeance (ressort quasi unique de ce type de scénarios) ; le stress auquel sont systématiquement soumis les protagonistes pour se sortir de situations a priori inextricables ; la joie de voir le ou les héros surmonter les épreuves auxquelles ils sont confrontés.

Les fictions romantiques glorifient l’amour, elles invitent à se transporter à la place d’un des deux amants dans la mesure où l’on peut s’identifier suffisamment. Le scénario type d’un film romantique hollywoodien suit la trame suivante : rencontre => attraction => moments heureux => rupture => happy end. Bien que l’histoire soit globalement prévisible, elle n’est guère regardée ou lue pour elle-même mais pour les émotions que les acteurs véhiculent, pour la possibilité de les éprouver en communion avec eux.

Il ne s’agit pas ici de réduire le goût pour les fictions à la projection. L’empathie, davantage cognitive, sans se mettre à la place d’un personnage, peut présenter un attrait tout aussi important, de même que les considérations morales évoquées précédemment. Notons néanmoins combien la projection joue un rôle dans des divertissements qui permettent de s’évader d’un quotidien pesant et insatisfaisant.

Se projeter excessivement vers un futur angoissant et stressant

​Comment ne pas désirer s’évader quand les médias relayent des informations anxiogènes ? quand les exigences familiales, sociales et morales s’accumulent ? quand on subit une pression économique constante ? ou, plus généralement, quand les oppositions s’enchaînent29 ? Les sources d’angoisse et de stress foisonnent dans une société qui, malgré les progrès techniques extraordinaires des siècles derniers, demeure dans une course indéfinie à la création de richesses.

Les situations angoissantes et stressantes prévisibles peuvent stimuler des ruminations à leur sujet : on se projette excessivement vers elles, ressassant différentes hypothèses plus ou moins pessimistes. La notion de projection est ici utilisée dans son sens courant qui consiste à se projeter vers un futur possible. Elle n’est pas négative en soi, évidemment, la capacité de prévoir étant fondamentale pour l’être humain. Elle le devient lorsque imaginer l’avenir ne débouche pas sur des solutions. La projection se mue alors en une prison intérieure de laquelle on ne peut s’extraire, tout autant qu’il paraît impossible d’échapper aux réalités elles-mêmes qui sont sources d’angoisse et de stress.

Il convient de distinguer, d’une part, la projection excessive vers des situations hypothétiques appréhendées et, d’autre part, la réminiscence en boucle d’événements passés. La seconde peut générer de l’angoisse tout aussi démesurée si les événements remémorés entraînent de la culpabilité, elle peut aussi produire de la tristesse si l’on est nostalgique des souvenirs en question.

Généraliser

Revenons à la projection comme attribution à autrui de pensées ou
attitudes qui nous sont propres. Cette tendance s’observe dans le biais
qui consiste à généraliser, à étendre aux autres ce que l’on pense ou
fait. Des études psychologiques ont montré que « les personnes qui adoptent un comportement donné tendent à considérer ce comportement comme plus répandu que des personnes qui ne l’adoptent pas30 ». Une expérimentation31 a montré en particulier que la perception du bonheur des autres dépend de l’évaluation du bonheur personnel. Une autre étude32 a mis en évidence que les victimes d’un crime tendent à attribuer à celui-ci une incidence plus élevée que les personnes qui n’en ont pas été victimes.

Un exemple commun de généralisation revient à déclarer qu’ « il est dans la nature humaine de… », suivi d’un comportement type comme : se soucier de soi en priorité, partager, faire la guerre, coopérer, convoiter, dire une chose et faire le contraire, etc. Il y a dans ce cas projection et, simultanément, justification d’une attitude. Citons à nouveau Rousseau : « il est dans la nature de l’homme d’endurer patiemment la nécessité des choses, mais non la mauvaise volonté d’autrui. Ce mot : il n’y en a plus, est une réponse contre laquelle jamais enfant ne s’est mutiné, à moins qu’il ne crût que c’était un mensonge33. » Citez-moi un enfant qui ne s’est pas mis en colère face à une nécessité naturelle avant de se calmer… la première de celle-ci étant la faim.

La projection, une capacité ambivalente

Dangers des projections pour la prise de distance

Quatre significations de la projection ont été égrenées jusqu’à présent :

  1. ​Se mettre à la place d’autrui.
  2. Attribuer à autrui ses propres idées, émotions, comportements, etc.
  3. Plus généralement, identifier une chose avec une ou plusieurs idées, émotions, comportements personnels.
  4. Se projeter vers un futur hypothétique.

Nous avons souligné d’emblée le danger que représente la capacité de l’imagination à se mettre à la place de l’autre : lorsque l’autre est en souffrance, le risque d’endosser cette souffrance s’accroît.

Les significations 2 et 3 correspondent à des capacités qui permettent d’appréhender et d’évaluer les choses et les personnes qui nous environnent. En cela, elles sont tout simplement essentielles pour naviguer dans un monde comprenant de nombreux aléas. On ne peut guère jauger autrui qu’à partir de nos propres émotions et identifier les choses avec des mots. Cependant, le danger de ces projections réside dans une identification excessive entre l’émotion ressentie par soi-même et celle de l’autre, entre le mot et la chose.

De même, s’agissant de la projection vers des futurs redoutés, c’est dans le cas précis de situations anxiogènes que la projection, lorsqu’elle se transforme en rumination, devient délétère.

Dans tous les cas cités, on peut observer que la projection est corrélée à un manque voire une absence de distance par rapport aux objets envisagés. J’estime qu’elle constitue l’un des principaux obstacles, culturellement, à la prise de recul, car la tendance à se projeter se manifeste d’autant plus vis-à-vis des choses et des personnes qui nous sont le plus proches.

Comment limiter la projection ?

​Les méthodes pour limiter la projection recoupent dans une large mesure celles permettant de réduire l’angoisse et le stress. Si les recettes des ouvrages psychologiques offrent des clés intéressantes, il me semble toutefois qu’il y manque une perspective d’ensemble : dans un monde aussi anxiogène, on ne peut se limiter à donner des conseils qui ne questionnent pas la société dans laquelle on vit. J’ai déjà suggéré la même chose à propos de la méditation : toutes ces techniques peuvent soulager temporairement, mais elles ne sauraient apporter une tranquillité durable si elles ne s’accompagnent pas d’une réflexion de fond. 

Ainsi, je mets en avant la réflexion et l’analyse : il convient de réfléchir en exprimant, de préférence à l’écrit qu’à l’oral, nos opinions et états d’âme. L’écrit permet de revenir sur ce qu’on a consigné, de réorganiser ses notes à volonté. Montaigne avait compris cela, ses essais répétés lui ayant permis d’élaborer une sagesse qui a contribué à initier la modernité34 et qui continue d’éveiller l’admiration chez un large public contemporain. 

La projection étant un processus psychologique, l’esprit dépendant du corps, j’attire l’attention sur l’importance de l’alimentation et du sport. La projection, en tant que manque de distance, peut être associée à diverses compensations par la nourriture et à des comportements oisifs consistant à rester planté devant un écran ou un roman. L’ensemble produit un cercle vicieux (dont le centre est le canapé) duquel il est difficile de s’extraire.

Réflexion, alimentation saine et sport peuvent aider à briser le cercle vicieux. Ces mesures ne garantissent pas, évidemment, une limitation de la projection, limitation qui dépend notamment des capacités, de l’histoire personnelle et de la volonté de chacun.

Notes

1. https://damiengimenez.fr/wpdgi_instant/voulons-nous-vivre-en-paix/

2. Recherche sur Google Scholar réalisée le 13/09/2024.

3. La méta analyse suivante a recensé 43 significations distinctes pour le mot empathie : Cuff, B. , Brown, S.J. , Taylor, L. and Howat, D. (2014), “Empathy: a review of the concept”. Emotion Review, volume (in press) http://dx.doi.org/10.1177/1754073914558466.

4. https://www.universalis.fr/encyclopedie/empathie/

5. Cuff ​et al.​, ​op. cit.

6. Martin L. Hoffman, Martha Nussbaum, Frans de Waal, Steven Pinker, Jean Decety, Heidi Mailbom…

7. Paul Bloom, Against Empathy: The Case for Rational Compassion, Vintage, 2018.

8. Martin L. Hoffman, Empathy and moral development: implications for caring and justice, Cambridge University Press, 2002, p. 37 ​sq. Serge Tisseron, L’empathie, PUF, 2024. Frans de Waal, ​The Age of Empathy: Nature’s Lessons for a Kinder Society​, Random House, 2011.

9. Hess, Ursula, and Agneta Fischer. 2022. “Emotional Mimicry as Social Regulator: Theoretical Considerations.” Cognition and Emotion 36 (5): 785–93. doi:10.1080/02699931.2022.2103522.

10. ​Ibid. ​Ces liens ont été théorisés principalement au travers des concepts d’appartenance (belongingness) et d’attachement, le premier détenant un caractère plus générique dans la mesure où le sentiment d’appartenance ne dépend pas uniquement des parents, mais de personnes avec lesquelles une certaine intimité se développe.

11. ​Ibid. ​Concernant le caractère inné de l’automatisme, cf. M. Hoffman, ​op. cit.

12. Good, Arla, Becky Choma, and Frank A. Russo. 2017. “Movement Synchrony Influences Intergroup Relations in a Minimal Groups Paradigm.” Basic and Applied Social Psychology 39 (4): 231–38. doi:10.1080/01973533.2017.1337015.

13. Lynden K. Miles, Louise K. Nind, C. Neil Macrae. The Rhythm of Rapport: Interpersonal Synchrony and Social Perception. Journal of Experimental Social Psychology, 2009, 45 (3), pp.585.

14. Cohen, M., Abargil, M., Ahissar, M. et al. Social and nonsocial synchrony are interrelated and romantically attractive. Commun Psychol 3, 57 (2024). https://doi.org/10.1038/s44271-024-00109-1

15. Concernant les aspects culturels des émotions, voir Lisa Feldman Barrett, How Emotions Are Made: The Secret Life of the Brain, First Mariner Books, 2018 ; Jesse J. Prinz, Beyond Human Nature: How Culture and Experience Shape Our Lives, Penguin Group, 2012. Concernant les aspects universels, voir les approches de Paul Ekman, et plus généralement les approches neurobiologiques.

16. Jean Decety and Claus Lamm, “Empathy versus Personal Distress: Recent Evidence from Social Neuroscience” in Jean Decety and William Ickes, The Social Neuroscience of Empathy, MIT Press, 2009.

17. Delgado N, Delgado J, Betancort M, Bonache H, Harris LT. What is the Link Between Different Components of Empathy and Burnout in Healthcare Professionals? A Systematic Review and Meta-Analysis. Psychol Res Behav Manag. 2023 Feb 15;16:447-463. URL: https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC9939791/

18. ​Ibid.

19. Raymond S. Nickerson, Susan F. Butler, and Michael Carlin, “Empathy and Knowledge Projection” in Jean Decety and William Ickes, ​op. cit.

20. ​Ibid. ​: « Lorsque l’on tente d’imaginer être une autre personne, ce que l’on fait réellement, c’est imaginer ce que ce serait d’être soi-même — comment on se sentirait ou se comporterait — dans la situation de l’autre personne. Ressentir la douleur ou la joie de quelqu’un d’autre revient à imaginer ses propres sentiments si l’on était confronté à ce qui cause la douleur ou la joie que l’autre éprouve. On ne peut jamais être certain que l’expérience que l’on imagine dans cette situation serait, en fait, la même que celle de la personne qui se trouve réellement dans cette situation. »

21. Jean-Jacques Rousseau, ​Les Rêveries du promeneur solitaire​, Association de Bibliophiles Universels, 1999.

22. Frankfort, Henry and Frankfort H.A., The Intellectual Adventure of Ancient Man: An Essay of Speculative Thought in the Ancient Near East (Oriental Institute Essays), University of Chicago Press, 2013 (1949).

23. Mircea Eliade, Aspects du mythe, Gallimard, 2011, p. 32.

24. https://plato.stanford.edu/entries/truth-correspondence/

25. Francis Bacon, Novum Organum, Librairie de L. Hachette et Cie, 1857, p. 12.

26. Francis Bacon, De la dignité et de
l’accroissement des sciences
, Charpentier, 1852, p. 93.

27. Georg Wilhelm Friedrich Hegel, La Phénoménologie de l’Esprit : tome 1, Aubier-Montaigne, 1939, p. 155 ​sq.

28.​ Sandra Laugier, ​Nos vies en série​, Climats, 2019.

29. https://damiengimenez.fr/de-lomnipresence-des-oppositions-dans-les-interactions-humaines/

30. Raymond S. Nickerson, Susan F. Butler, and Michael Carlin, ​op. cit.

31. ​Ibid.​, Goldings 1954.

32. ​Ibid.​, Bennett & Hibberd, 1986.

33. Jean-Jacques Rousseau, ​Émile ou De l’éducation​, URL : https://fr.wikisource.org/wiki/Page:%C5%92uvres_compl%C3%A8tes_de_Jean-Jacques_Rousseau_-_II.djvu/439

34 ​https://damiengimenez.fr/progres-et-limites-de-la-liberte-de-penser-en-europe-du-xvie-au-xviiie-siecle/


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