Du rôle de la culture technique dans l’innovation, et des limites actuelles de celle-ci

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La culture technique, facteur de la première révolution industrielle

Dans Pouvoir et progrès, Daron Acemoglu et Simon Johnson expliquent par le menu que les progrès techniques ont rarement profité à l’ensemble de la population. Leurs investigations, qui s’étendent du néolithique à nos jours, sont passionnantes. Elles étayent l’idée, existant au moins depuis Rousseau, que les inégalités se sont accrues avec la sédentarisation et le développement de l’agriculture, et elles montrent comment ces inégalités ont pu se maintenir au cours des siècles. Ainsi que l’indique le titre, le facteur explicatif premier est le pouvoir, un pouvoir qui ne se réduit pas à de la coercition, qui s’appuie grandement sur des idées et la communication de celles-ci.

Le chapitre 5 traite de la première révolution industrielle (env. 1750-1850). Les auteurs rappellent cinq grands types de facteurs que les historiens mettent habituellement en avant afin d’expliquer pourquoi la Grande-Bretagne a été le berceau de ce bouleversement économique : la géographie, la culture (la religion et l’esprit d’entreprise), les ressources naturelles, les facteurs économiques, les facteurs politiques. Égrenant ces différents types de causes, ils montrent qu’aucun d’entre eux ne permet d’expliquer la singularité du Royaume-Uni. Ils avancent une autre raison, le déclin de la féodalité, dont l’emprise a été rognée au cours des siècles précédents par trois causes : la colonisation, qui a fait appel à des entreprises privées, les règnes d’Henri VIII et d’Elizabeth Ire – au cours desquels des terres ont été redistribuées, autorisant l’émergence de fermiers indépendants et d’artisans qualifiés –, et les guerres civiles du XVIIe siècle.

Si l’effritement de la féodalité apparaît comme un facteur crucial, il convient à mon sens d’y ajouter un élément culturel, car l’affaiblissement de l’opposition à la mobilité sociale n’explique pas, à lui seul, l’effervescence des innovations qui s’est produite. En fait, je suis étonné que la culture technique n’apparaisse pas comme un facteur essentiel de la première révolution industrielle, car la célèbre opposition entre une approche anglo-saxonne technique, incarnée par Francis Bacon, et une approche continentale abstraite et théorique, représentée par Descartes, date de la première moitié du XVIIe siècle.

M’interrogeant à ce sujet, je demande à ChatGPT pourquoi les historiens ne soulignent pas davantage cet aspect culturel. Il me répond : 

L’une des raisons pour lesquelles les historiens ne l’accentuent pas autant est que les explications économiques et institutionnelles (capital, travail, ressources, mutations politiques) dominent souvent le débat. Elles sont plus faciles à quantifier que la diffusion progressive d’un état d’esprit technique. 

Et il abonde dans le sens de ma remarque :

L’accent mis par Francis Bacon sur l’empirisme et le savoir utile a encouragé une mentalité d’expérimentation et d’innovation. La Royal Society (fondée en 1660) a joué un rôle majeur dans la légitimation et la diffusion des connaissances scientifiques et techniques. De nombreux inventeurs de la révolution industrielle, comme James Watt ou Richard Arkwright, étaient davantage des bricoleurs et des ingénieurs autodidactes que des théoriciens académiques—ce qui illustre bien ce basculement culturel vers l’application concrète de la science.

Des limites actuelles de l’innovation

ChatGPT me pose ensuite une série de questions sur la persistance de différences culturelles, en termes de techniques et d’innovations, entre les approches anglo-saxonne et européenne. Au cours de la discussion, l’intuition suivante me vient : si les différences de culture technique demeurent prégnantes de nos jours, avec la digitalisation, la distinction entre ce que l’on considère comme technique et ce que l’on considère comme intellectuel s’amenuise. 

Dans un tel contexte, l’Europe pourrait en partie tirer son épingle du jeu économique, comme l’indique l’existence de viviers entrepreneuriaux, notamment en France avec la French Tech – La France est également dotée d’une excellente recherche en mathématiques, en physique ou en neurosciences. Cependant, de multiples obstacles entravent l’émergence d’une Europe Tech, notamment concernant la possibilité que les entreprises puissent croître sur le long terme et atteindre une taille qui leur permette d’être compétitives à l’international, voire de rivaliser avec les mastodontes américains. 

Le rapport Draghi, paru fin 2024, fournit une liste exhaustive des écueils économiques et politiques qui se dressent sur la route de la compétitivité européenne. Il souligne en particulier le manque d’intégration et de coopération à l’échelle du continent. Or la coopération pourrait être compromise par les nationalismes ambiants qui manifestent l’illusion d’une indépendance nationale face aux géants américains et chinois. La question de la culture technique, pour sa part, est abordée sous l’angle des compétences à développer afin de répondre à la demande du marché de l’emploi dans le secteur des nouvelles technologies. 

Dès l’introduction, le rapport avance que les valeurs européennes sont, dans cet ordre : la prospérité, l’équité, la liberté, la paix et la démocratie. Que la prospérité apparaisse en premier et que l’équité soit mentionnée en lieu et place de l’égalité révèlent que les valeurs de M. Draghi ne reflètent pas nécessairement celles des populations européennes. Concernant la prospérité, j’estime qu’il exprime clairement ce qui constitue la plupart du temps un non-dit politique, du moins en France : la poursuite de la prospérité ne cesse d’orienter les comportements, à tous les échelons du pays. Elle est souvent associée à une idéalisation de la nation, qui s’est traduite historiquement par différentes formes de dominations (en particulier coloniale). Et l’impression de « déclin » alimente la polarisation politique. De mon point de vue, nous ne déclinons pas, ce sont les autres pays et régions du monde qui se développent, un développement qui induit un rééquilibrage des puissances.

Pour rester dans la course économique mondiale, il faut croître. Or générer de la croissance s’est grandement complexifié depuis quelques décennies, notamment du fait de la mondialisation et de l’informatisation. Et l’on peut douter, avec les auteurs de ​Pouvoir et progrès, de l’hypothèse que les gains de productivité générés par les innovations actuelles seront transformés en créations d’emplois. S’agissant par exemple des robots, ces derniers peuvent être développés dans le simple objectif, non de faciliter la tâche des êtres humains, mais de les remplacer, ce qui est le cas de nombreux types de mécanisations déjà dans les secteurs de l’industrie et de la logistique. Il en va de même pour l’IA. De plus, le marché informatique est international, les solutions se standardisent et se flexibilisent en permanence, et les IA permettent progressivement de développer à moindre coût des solutions. Alors que l’on constate déjà une concentration extraordinaire des entreprises technologiques, y a-t-il de la place pour tout le monde ? Le rapport Draghi admet en particulier qu’il est illusoire d’espérer concurrencer Amazon, Google et Microsoft en matière de cloud.

Continuer de développer une culture technique afin d’innover davantage et plus rapidement apparaît comme une « nécessité » géopolitique qui ne garantit pas l’accroissement des richesses nationales et des emplois, seulement l’intensification de la compétition. La nécessité réside dans la préservation d’une indépendance relative au sein d’un monde où même les alliés historiques que sont les États-Unis cèdent aux sirènes d’un autoritarisme falsificateur, colonisateur et destructeur de la planète pour conserver leurs idéalisations de puissance et de richesse.


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