
Aux origines de la valorisation de l’économie (XVe-XIXe siècle) – Article 5/5
Au cours du XVIIIe siècle, la Grande-Bretagne confère à l’économie un statut inédit. Le développement du crédit et des projets d’investissement, l’éclosion progressive d’une industrie manufacturière et d’une société de consommation, l’essor d’un marché intérieur et colonial de plus en plus intégré, tout concourt à faire de l’enrichissement un horizon ordinaire. Les justifications théoriques proposées par Hutcheson, Mandeville et surtout Smith fournissent à ces transformations une grammaire morale et politique : l’intérêt bien compris, la division du travail, le commerce apparaissent comme des ressorts légitimes de l’ordre social. À la fin du XVIIIe siècle, l’économie n’est plus seulement un ensemble de pratiques nécessaires ; elle tend à s’ériger en principe social, capable de soutenir la cohésion du corps politique.
Les révolutions américaine et française peuvent, de ce point de vue, être envisagées comme des facteurs indirects de valorisation de l’économie. Elles ne se déclenchent pas au nom de la croissance ou du pouvoir d’achat, mais au nom de motifs politiques : la liberté contre la tyrannie, l’égalité après la société des ordres, la poursuite du bonheur ou la fraternité. La Déclaration d’indépendance évoque le bonheur comme une fin légitime, et la Constitution américaine accorde une place explicite à la prospérité ; toutefois, ni les Pères fondateurs ni la tradition philosophique remontant à Aristote ne réduisent le bonheur à la seule accumulation matérielle. La prospérité, de son côté, n’est pas un mot nouveau : les efforts pour enrichir les royaumes occupent déjà largement les politiques des XVIIe-XVIIIe siècles. Ce qui change, avec le temps, c’est le poids croissant de l’économie dans la définition même de ces objectifs politiques.
La première révolution industrielle, à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles, amplifie l’impulsion donnée en Grande-Bretagne. L’industrie fournit un modèle d’organisation sociale – Saint-Simon y voit la matrice d’une société nouvelle – et une ère de croissance soutenue s’ouvre dans plusieurs pays européens. Mais, pour la question qui nous occupe ici, cette révolution ne constitue pas un point de départ absolu : elle prolonge et intensifie un processus de valorisation de l’économie déjà engagé. Les véritables nouveautés du XIXe siècle se situent moins du côté des techniques ou des volumes produits que du côté des cadres théoriques et moraux qui permettent de penser l’économie, le travail et la distribution comme structures de la vie sociale. Dans ce dernier article, l’histoire événementielle passera donc au second plan, au profit d’une interrogation sur les catégories qui ont installé l’économie au cœur du politique.
L’argument se déploie en quatre temps. On examinera d’abord comment l’utilitarisme fournit au XIXe siècle une justification générale à la centralité de l’économique. On présentera ensuite les nombreuses critiques que suscitent les morales de l’intérêt. La troisième partie montrera comment le travail s’institue en valeur sociale, en principe d’intégration et en expérience identitaire. Enfin, la quatrième partie analysera la distribution des richesses comme nœud du politique économique, avant qu’une conclusion générale ne revienne sur quatre siècles de valorisation de l’économie et sur les impasses qu’elle fait aujourd’hui apparaître.
De l’éthique des vertus à l’utilité calculable
Bentham : l’utilité contre le droit naturel
Au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, Jeremy Bentham systématise l’utilitarisme en le formulant comme principe explicite de gouvernement1. Le « principe d’utilité » approuve ou désapprouve toute action selon la tendance qu’elle manifeste à augmenter ou diminuer le bonheur des personnes concernées. Il vise à générer le plus grand bonheur du plus grand nombre. Pour rendre ce critère opératoire, Bentham soutient qu’on peut, au moins en droit, comparer les plaisirs et les peines selon leur intensité, leur durée, leur certitude, leur proximité, leurs effets en chaîne. Il élabore ainsi un calcul destiné à orienter non seulement les choix individuels, mais surtout la législation : les lois pénales, la fiscalité et les institutions doivent être évaluées selon leurs effets agrégés sur le bien-être collectif. Par rapport à Smith, qui articule déjà l’ordre économique à la dynamique des intérêts individuels, Bentham radicalise la démarche en ramenant l’intérêt à la recherche de plaisir et à l’évitement de la douleur, et en subordonnant toute décision publique à l’évaluation de ses conséquences mesurables.
Cette formalisation rompt avec le processus politique des Lumières fondé sur le droit naturel et les « droits de l’homme2 ». Bentham voit dans ces droits prétendument naturels des fallacies politiques : des formules sans référent réel, dont la force découle de leur pouvoir rhétorique plus que d’une quelconque consistance ontologique. Affirmer qu’il existerait, avant toute loi positive, une liberté ou une égalité inaliénables revient, pour lui, à méconnaître ce qui meut effectivement les individus – la poursuite de leurs intérêts – et à se tromper sur la tâche d’un gouvernement. Ce dernier doit partir de ce qu’il observe : des sujets qui cherchent certains plaisirs, fuient certaines peines, et des dispositifs institutionnels capables de modifier le calcul qu’ils font entre avantages et sacrifices.
Le problème politique se formule alors ainsi : comment amener les individus à renoncer à certains plaisirs immédiats, ou à accepter certaines contraintes, pour que la société, prise comme ensemble, puisse fonctionner ? Pour Bentham, gouverner revient à travailler sur le matériau des intérêts en ajustant le système des peines et des récompenses. Il s’agit d’obtenir les sacrifices nécessaires au maintien de la cohésion sociale en reliant autant que possible l’intérêt bien compris de chacun à l’utilité du plus grand nombre. Des droits abstraits, posés comme antérieurs et supérieurs aux lois, ne fournissent aucun instrument pour cette opération ; ils entretiennent au contraire l’illusion qu’on pourrait juger les institutions sans considérer leurs effets concrets sur l’expérience des individus.
De là découle sa critique de la Révolution française3. La Déclaration de 1789, en érigeant des droits naturels en norme suprême, offre selon lui une justification permanente de l’insurrection contre les lois existantes : elle possède un caractère « anarchique » en ce qu’elle place la loi positive sous la menace d’un appel constant à une nature imaginaire. Les droits dits naturels sapent ainsi les seuls droits effectifs – les droits légaux – que les membres d’une société peuvent posséder, puisqu’ils ne tiennent que par les garanties qu’un gouvernement est en mesure d’assurer. Liberté, égalité, sûreté ne précèdent pas les lois : ce sont des « créatures juridiques », produites et protégées par l’ordre légal. En substituant à la métaphysique du droit naturel une anthropologie des intérêts et un critère de calcul, Bentham ouvre la voie à un réformisme permanent : les institutions valent tant qu’elles contribuent, de façon vérifiable, au plus grand bonheur du plus grand nombre.
L’utilitarisme libéral de Mill vs le positivisme de Comte
John Stuart Mill maintient la grammaire utilitariste – le calcul des conséquences en termes de bonheur – mais il la combine avec un libéralisme qui accorde davantage de place à l’autonomie et aux « plaisirs supérieurs », ceux qui engagent les facultés intellectuelles et morales les plus élevées4. Si le critère ultime demeure l’utilité, l’épanouissement de l’individualité, la diversité des formes de vie et la culture deviennent des composantes essentielles de ce bonheur à mesurer. L’économie politique, loin d’être un simple art de gouverner, doit alors prendre la forme d’une science capable de décrire et de comparer des états sociaux en fonction de ces fins.
Dans les Principles of Political Economy (1848), Mill met cette exigence à l’épreuve lorsqu’il analyse l’état stationnaire des richesses. Contre l’obsession de la croissance indéfinie, il soutient qu’un contexte économique où la richesse et la population cessent d’augmenter peut être préférable à une course illimitée à l’accumulation, dès lors qu’une meilleure distribution de la richesse est garantie. Dans une telle situation, l’humanité dispose de loisirs pour cultiver librement les plaisirs de la vie, pour contempler la nature, pour progresser intellectuellement, moralement et socialement ; et les techniques, au lieu de se limiter à la création de richesses, permettent de réduire le temps de travail5. La question économique centrale ne porte plus sur la seule production, mais sur les conditions d’un « art de vivre » qui ne sacrifie ni la nature ni l’autonomie à l’accroissement du capital. Mill ne rompt pas avec l’utilitarisme : il en étire les conséquences en direction d’une critique ‒ toujours d’actualité ‒ de l’idéologie du progrès matériel illimité.
Cette inquiétude se retrouve dans On Liberty (1859), où Mill redoute la « tyrannie de l’opinion » et la pression conformiste d’une société marchande qui tend à imposer des modes de vie uniformes6. Il craint une forme de despotisme social, plus diffuse que l’oppression politique, où l’esprit marchand dicte non seulement les moyens de la vie, mais ses fins. D’où l’exigence de protéger les « expériences de vie » minoritaires, non au nom d’un droit abstrait, mais parce qu’une société qui maximise réellement le bonheur doit conserver une diversité de caractères, de styles de vie et de valeurs. Là encore, le langage est utilitariste, mais la cible est l’hégémonie d’une rationalité économique qui prétend se substituer à toute autre hiérarchie de biens.
Le positivisme d’Auguste Comte partage avec Mill une volonté de conceptualiser les faits sociaux à l’aide de la science. Comte prend acte, plus radicalement encore, de la crise intellectuelle ouverte par la Révolution française et par l’industrialisation. Dans la lignée de Saint-Simon, qui fait de l’industrie le principe organisateur d’une nouvelle société, il affirme la nécessité d’une réorganisation complète des savoirs et des institutions sur la base des sciences positives7. Mais là où Saint-Simon confie expressément le pouvoir aux « industriels », Comte et Mill se rejoignent sur un point que Lucien Lévy-Bruhl met en lumière dans la correspondance des deux hommes : la « régénération mentale » de l’Europe doit précéder sa régénération morale8. Tant que les catégories héritées de la théologie et de la métaphysique dominent, aucune réforme durable des mœurs et des institutions n’est possible.
Mill admire chez Comte l’effort pour construire une « physique sociale » hiérarchisant les sciences et faisant de la sociologie la science-synthèse des phénomènes humains9. Il juge cependant la construction comtienne trop systématique : la prétention à enfermer l’ensemble du savoir dans une doctrine unifiée, couronnée par une « religion de l’Humanité », lui semble incompatible avec l’indépendance critique qu’exige la science. La rupture se cristallise sur deux terrains connexes. D’une part, Comte maintient une hiérarchie traditionnelle entre les sexes, tandis que Mill fait de l’égalité entre hommes et femmes un enjeu central de la liberté moderne (The Subjection of Women)10. D’autre part, Mill refuse de réduire la psychologie à une simple annexe de la physiologie et de la sociologie : il défend l’idée d’une science des caractères (l’« éthologie ») irréductible au schéma comtien11.
Aussi différentes soient-elles, ces trajectoires convergent vers une mise en science des questions sociales. Avec Comte et Quetelet, la « physique sociale » et la statistique sociale cherchent à dégager des régularités chiffrées du crime, du mariage, de la mortalité, des comportements de classe12. Vertus et vices tendent à se reformuler en termes de variables, de causes et d’effets ; l’ancienne grammaire des vertus cède le pas à celle des lois sociales et des incitations. Mais cette scientifisation ne modifie qu’à la marge la logique économique sous-jacente : la rareté, la concurrence, la recherche de l’intérêt continuent de structurer l’horizon des possibles. Mill ouvre une brèche avec l’idée d’« état stationnaire », Comte avec la critique des désordres nés de la Révolution ; ni l’un ni l’autre ne réélaborent cependant en profondeur le statut de la croissance et de l’accumulation. L’économie reste le langage de base, que ces approches tendent à rendre rigoureux et calculable.
L’économie, cible des critiques
Les nombreuses critiques des morales de l’intérêt
Si les morales de l’intérêt13 – qui font de la poursuite de l’avantage propre un soubassement légitime de l’ordre social –, l’utilitarisme en tête, s’imposent progressivement comme grammaire philosophique dominante de l’économie politique, elles suscitent, tout au long du XIXe siècle, une série de critiques qui émanent de milieux très différents – politiques, économiques, littéraires, philosophiques, sociologiques, religieux. Tocqueville voit dans la démocratie moderne la tentation d’un repli sur l’« amour des jouissances matérielles » : dans De la démocratie en Amérique, il redoute qu’un « despotisme doux » ne s’installe, où un pouvoir administratif bienveillant organise l’existence en fonction de la seule commodité, au risque d’infantiliser des individus préoccupés avant tout par le confort14. Dans L’Ancien Régime et la Révolution, il alerte sur la formation d’une « aristocratie industrielle » qui subordonne durablement les existences à la logique des intérêts économiques, au moment même où les privilèges nobiliaires reculent15. La critique politique pointe ainsi le danger d’un ordre social où l’utile et l’intérêt prennent le pas sur la liberté civique.
Du côté des économistes hétérodoxes, Sismondi, dans les Nouveaux principes d’économie politique (1819), conteste l’idée que la richesse soit un bien en soi16. Il souligne que l’industrialisation illimitée engendre crises, insécurité et misère, et affirme que la production ne peut être jugée uniquement à l’aune de son volume, mais à partir de ses effets sur la vie des populations. Il réclame que la science du gouvernement prenne pour but « le bonheur des hommes », qui se décline en bonheur moral (but premier) et en bien-être physique (l’objet de l’économie politique). Dans cette perspective, le gouvernement doit s’assurer de la participation de chacun « aux jouissances de la vie physique, que la richesse représente. » Proudhon, quant à lui, fait de la propriété et du crédit les pivots d’un système de domination où l’économique encadre le politique et le moral : dans Qu’est-ce que la propriété ? puis dans le Système des contradictions économiques, il montre comment l’institution de la propriété et l’organisation du crédit structurent des rapports de dépendance durables, sous couvert de liberté contractuelle17. Marx, l’un des principaux critiques de l’utilitarisme au XIXe siècle, sera abordé dans la section suivante.
Les critiques « romantiques » déplorent la réduction du lien social au calcul d’intérêt. Carlyle dénonce le cash nexus, ce lien monétaire qui tend à remplacer les attaches organiques et morales dans l’Angleterre industrielle. Dans Past and Present, il fustige une société où les relations humaines se résument au salaire et au prix18. Ruskin, dans Unto This Last, soutient qu’« il n’est de richesse que de vie » : la poursuite nue du profit détruit les métiers, les œuvres et les paysages, et ruine la possibilité même d’une culture partageable19. Morris, dans ses écrits politiques et dans News from Nowhere, oppose au capitalisme industriel une société où le travail est limité, rendu agréable et orienté vers des besoins simples, et où l’accumulation quantitative laisse place à une abondance qualitative20. Ces auteurs ne contestent pas seulement des mécanismes économiques ; ils défendent une autre hiérarchie des valeurs, où la beauté, l’artisanat, la communauté priment sur le rendement.
Sur le terrain philosophique et sociologique, la critique se systématise. Hegel élabore la notion de « société des besoins » : la sphère économique organise la satisfaction des intérêts particuliers, mais tend à dissoudre l’éthique commune21. Dans les Principes de la philosophie du droit, il affirme que l’État doit réintégrer cette sphère dans une finalité plus haute, celle de la vie éthique (Sittlichkeit), faute de quoi la société se fragmente en « systèmes de besoins » concurrents. Nietzsche vise directement l’utilitarisme « anglais » et l’idéal du confort. Dans Par-delà bien et mal, il accuse cette morale de rabattre les fins humaines sur la recherche d’agréments modérés, en sacrifiant la grandeur, le risque et la création de nouvelles valeurs22. Tönnies, avec la distinction entre communauté (gemeinschaft) et société (gesellschaft), analyse le glissement d’une communauté fondée sur des liens personnels, la coutume et la proximité, vers une société d’échanges impersonnels où les relations sont médiatisées par le contrat et l’intérêt23. Durkheim, enfin, montre dans De la division du travail social que l’individualisme économique non régulé engendre l’anomie : quand les règles morales et professionnelles ne parviennent plus à encadrer la concurrence, la division du travail cesse de produire de la solidarité et devient source de désintégration24.
À la fin du siècle, la doctrine sociale catholique formule à son tour une critique explicite de l’« économie utilitaire ». Dans Rerum novarum (1891), Léon XIII condamne la « libre concurrence sans frein » et les formes d’exploitation engendrées par le capitalisme industriel25. Sans remettre en cause la propriété privée, il défend l’existence de biens humains non réductibles au prix – dignité du travailleur, stabilité de la famille, droit à un salaire permettant une vie « honnête » – et affirme que l’ordre économique doit être subordonné à une finalité morale et sociale. La contestation de l’utilitarisme, au XIXe siècle, ne se limite donc pas à un débat interne à la philosophie : elle traverse la littérature, la théologie, la sociologie, et signale, de multiples façons, le malaise d’une société où l’utile tend à s’ériger en valeur suprême.
Marx : la croissance, condition du dépassement du capitalisme
Chez Marx, la critique ne s’arrête pas aux morales de l’intérêt : elle vise le capitalisme comme totalité historique, c’est-à-dire un mode de production fondé sur la propriété privée des moyens de production, la subordination du travail au capital et la généralisation de la forme marchandise. L’aliénation n’est pas seulement psychologique, elle tient à la forme sociale de la production et de la coopération : les producteurs associés ne maîtrisent ni les fins ni l’organisation de leur activité, gouvernées par la recherche de plus-value et par la concurrence, qui se présentent sous la forme de forces économiques « objectives ». Pour autant, Marx ne remet pas en cause l’ampleur de la production comme telle. Dans la préface de 1859 à la Contribution à la critique de l’économie politique, il affirme qu’« aucune formation sociale ne disparaît avant que se soient développées toutes les forces productives qu’elle est assez large pour contenir » : l’expansion des forces productives apparaît comme la condition historique du dépassement du capitalisme, non comme un travers qu’il faudrait contenir en soi26.
Deux textes encadrent particulièrement cette orientation. Dans le livre III du Capital, Marx distingue un « royaume de la nécessité », celui du travail imposé par la reproduction matérielle, et un « règne de la liberté » qui commence « là où cesse le travail dicté par la nécessité et les fins extérieures ». Ce second règne suppose que le temps de travail socialement nécessaire soit réduit au minimum : seule une productivité très élevée permet de dégager un temps disponible pour le développement des « forces humaines » comme fins en elles-mêmes27. Dans les Manuscrits de 1857-1858, dits Grundrisse, Marx radicalise cette idée : la vraie richesse n’est plus mesurée par le temps de travail, mais par le temps disponible, dégagé grâce à l’appropriation sociale des gains de productivité issus des sciences, des techniques et de la coopération28. Autrement dit, l’abondance productive, une fois arrachée à la logique du capital, doit se convertir en temps libre et en développement des individus – non en accumulation indéfinie de marchandises.
Dans le même mouvement, Marx diagnostique au cœur du capitalisme une dynamique de « production pour la production », ou d’« accumulation pour l’accumulation ». La valeur se met en mouvement pour se valoriser, et ce mouvement tend à s’autonomiser par rapport à toute finalité substantielle : la production apparaît comme fin en soi, les besoins humains n’étant pris en compte qu’en tant que supports de la valorisation29. C’est cette compulsion à l’accroissement du capital, inscrite dans la concurrence et la pression à l’innovation, que Marx critique, sans pour autant lui opposer une politique de « moindre production ». Le problème central réside dans la finalité (produire pour le capital ou pour des besoins socialement définis) et dans le rapport social (domination de classe ou association de producteurs libres), non dans l’idée d’une croissance des forces productives comme telle. L’histoire reste structurée, chez lui, par la montée des capacités productives et par leurs contradictions avec les rapports sociaux existants : l’accumulation économique tend ainsi à s’inscrire au cœur du mouvement historique, même si ce mouvement doit être retourné dans un communisme où les moyens productifs sont enfin mis au service d’autres fins.
Une nuance, fréquemment mobilisée aujourd’hui, concerne la sensibilité écologique de Marx. Il voit déjà très clairement des limites et des dégâts : épuisement des sols, rupture du métabolisme entre société et nature, urbanisation qui désorganise les cycles de la matière. Dans le livre I du Capital, il analyse la grande industrie agricole comme un art de « voler » à la fois le travailleur et la terre, ruinant les sources de toute richesse30. La notion moderne de « faille métabolique » (metabolic rift), développée notamment par John Bellamy Foster, s’appuie sur ces passages pour montrer que Marx perçoit la manière dont le capitalisme brise les échanges matériels entre ville et campagne et compromet la reproduction écologique à long terme31. Mais là encore, Marx attribue ces destructions à la forme capitaliste de l’agriculture et de l’industrie, non la production ou à la technique en général : il mise sur une réorganisation consciente du métabolisme avec la nature dans une société post-capitaliste, plutôt que sur une limitation volontaire de la puissance productive.
Le véritable contrepoint à cette confiance relative dans l’extension des forces productives se trouve chez des auteurs comme Mill, Sismondi, Ruskin ou Morris. Là où Marx vise surtout le « pour qui/pour quoi » de la production et compte sur un développement maximal des forces productives pour libérer du temps, Mill, Sismondi, Ruskin et Morris portent plus explicitement l’argument du « trop » – celui d’une croissance dont l’excès même menace les formes de vie qu’elle est censée servir.
Le travail : valeur, ontologie et lien social
Après avoir vu comment la croissance et les forces productives structurent les espoirs et les critiques du XIXe siècle, examinons la place prise par le travail lui-même – comme mesure de valeur, comme principe d’appartenance sociale et comme socle de la cohésion républicaine.
Source de valeur et remède à l’oisiveté
Chez les économistes classiques, le travail se trouve placé au cœur de l’analyse économique, non comme vertu mais comme principe de production et de répartition. Smith ouvre la Richesse des nations en présentant le « travail annuel d’une nation » comme le fonds primitif d’où provient tout ce qui est consommé au cours de l’année – directement ou par échange32. Il distingue la valeur d’usage de la valeur d’échange, et montre, dans des sociétés simples de chasseurs ou de bergers, que les rapports d’échange se règlent d’abord sur la quantité de travail nécessaire pour produire chaque bien. Ricardo radicalise cette perspective : dans les Principes de l’économie politique et de l’impôt, il fait de la quantité de travail incorporée la mesure dominante de la valeur, et déploie l’essentiel de son raisonnement autour de la façon dont le produit social se partage entre salaires, profits et rentes33. Le travail devient ainsi la clé d’intelligibilité du système des prix relatifs et des revenus, sans que la figure du travailleur soit héroïsée : il reste un facteur de production dont le « prix naturel » gravite autour du niveau de subsistance, et dont la rémunération conditionne le niveau de profit. Les débats ultérieurs sur la valeur-travail, de Ricardo à Marx, prolongent cette objectivation du travail comme grandeur abstraite, mesurable, plutôt qu’ils ne construisent une morale du travail au sens fort34.
Avec l’utilitarisme et l’Angleterre victorienne, cette centralité du travail se déplace vers une problématique d’arbitrage entre travail et loisir. Dans les cadres utilitaristes puis néoclassiques, le travail est une désutilité compensée par le salaire, tandis que le loisir figure un autre usage possible du temps ; l’analyse tend à formuler l’engagement au travail comme réponse à un système d’incitations – salaires, durée légale, sanctions – plutôt que comme vocation ou devoir métaphysique. Les Principles of Political Economy de Mill s’inscrivent dans cette conceptualisation : le travail y est un coût qu’il faut justifier par le gain global d’utilité, même si Mill introduit des considérations qualitatives sur les plaisirs intellectuels et moraux. Parallèlement, la société victorienne érige un ethos de respectability qui valorise la sobriété, la ponctualité, la frugalité et l’assiduité. Ce sont les manuels et récits édifiants, plutôt que les traités d’économie, qui codifient ces vertus – à commencer par Self-Help de Samuel Smiles, publié en 1859, qui exalte l’auto-discipline, le travail acharné et l’épargne comme voies d’ascension pour les classes moyennes et populaires35. Dans cette culture, le travail est moins célébré comme principe abstrait que comme pratique quotidienne de perfectionnement de soi, soutenue par une morale de la responsabilité individuelle et de la respectabilité sociale36.
Guizot propose, dans la France de la Restauration et de la monarchie de Juillet, une articulation spécifique entre travail, propriété et ordre politique. Dans ses leçons sur l’Histoire de la civilisation en Europe, il interprète la modernité comme montée des classes moyennes – ces groupes qui combinent activité économique, propriété et instruction, et se trouvent par là même appelés à jouer un rôle central dans le gouvernement représentatif37. Le progrès de la civilisation passe, selon lui, par l’extension de cette classe moyenne, par la diffusion de l’éducation et par l’apprentissage d’une responsabilité civile qui s’exprime autant dans la conduite des affaires privées que dans la participation aux affaires publiques. La célèbre injonction « Enrichissez-vous », adressée en 1843 aux partisans de l’élargissement du suffrage, condense cette vision : il ne suffit pas de travailler pour prétendre au vote, il faut avoir transformé son travail en propriété, en capital, en capacité d’indépendance38. Le travail vaut ici par la discipline qu’il impose, par la richesse qu’il permet d’accumuler et par la respectabilité qu’il confère, plutôt que comme fondement direct d’un droit politique.
D’où un décalage frappant : dans les théories économiques, le travail tend à s’imposer comme source première de la valeur ; dans l’ordre politique, il ne fonde pas encore la citoyenneté. Au début du XIXe siècle, dans la plupart des régimes représentatifs européens, la participation électorale repose sur un niveau minimum de richesse mesuré par le cens : seuls les citoyens aisés, disposant d’une éducation suffisante, sont en capacité de participer à la vie politique39. Le salarié sans biens reste juridiquement dépendant, et donc exclu. Le travail est alors valorisé d’abord comme remède à une oisiveté jugée dangereuse pour l’ordre moral et social : il occupe les corps, stabilise les comportements, réduit les risques de désordres. Les philanthropes, les hygiénistes et les réformateurs sociaux réclament l’amélioration matérielle et l’instruction des classes laborieuses pour prévenir la misère et la « démoralisation », plus que pour reconnaître aux travailleurs une voix politique autonome. Dans ce cadre, la conception politique du travail demeure largement pré-moderne : activité utile, disciplinante, ordonnée à la propriété et à la paix sociale, plutôt que principe de justice ou de souveraineté. Il faudra l’émergence, autour de 1848, d’une nouvelle conception du travail – envisagé comme seule activité véritablement productive et comme base d’une classe ouvrière unifiée – pour qu’il fonde des revendications de droits politiques au nom même de son accomplissement40.
Le travail comme modèle social et comme essence
Dans les années 1830, le travail s’institue comme principe de regroupement social et comme point de rupture avec le libéralisme. Socialistes, républicains et militants ouvriers s’emploient à faire reconnaître l’existence d’une classe ouvrière unifiée par sa condition : même exploitation, mêmes fragilités, même exclusion politique. La centralité du travail déborde alors l’économie en tant qu’argument moral et politique contre un régime qui réserve le pouvoir à ceux qui vivent de la propriété. Les saint-simoniens abondent dans ce sens : à la manière des physiocrates, Saint-Simon décrit la société comme un ensemble de « classes productives », mais il identifie dans le travail industriel la seule activité vraiment utile, ce qui le conduit à formuler le paradoxe d’un prolétariat à la fois le plus nécessaire, le plus nombreux et le plus pauvre41. Le travail fournit ainsi le critère principal pour cartographier la société, mais aussi pour contester l’ordre existant.
Après la mort de Saint-Simon, ses disciples se structurent en « Église » et diffusent le « Nouveau Christianisme » pour convertir les ouvriers à une vision régénérée de la société industrielle. À leur suite, les sociétés républicaines issues de 1830 – telle la Société des Droits de l’Homme – s’adressent explicitement aux travailleurs : elles les décrivent comme dépossédés de leurs droits politiques, écrasés par un labeur excessif et par des charges publiques décidées par les riches. L’idée se stabilise que ceux qui « font marcher » la société sont précisément ceux qui n’ont pas voix au chapitre. Le travail devient alors le fondement d’une prétention à la citoyenneté : seule une république dotée d’un suffrage élargi pourrait faire des ouvriers le sujet politique central. Cette politisation s’accompagne pourtant d’un angle mort majeur : les ouvrières, qui représentent une part importante de la main-d’œuvre, restent largement invisibles dans ces constructions, signe que la centralité du travail n’efface pas les hiérarchies de genre42.
Le point de divergence entre ces courants socialistes et les libéraux tient à l’interprétation du travail comme matrice d’un autre ordre social. Pour les saint-simoniens, puis pour Louis Blanc, Proudhon ou Pecqueur, le travail, compris comme activité fondamentalement coopérative, possède une supériorité morale sur la concurrence marchande43. S’il est réorganisé en associations, il peut devenir le modèle d’une société où la coopération remplace la rivalité et où l’appropriation privée des moyens de production cède la place à la propriété collective ou mutualiste. Fourier, de son côté, oppose à l’industrialisme saint-simonien ses phalanstères : des associations volontaires de producteurs agricoles et industriels où chaque individu peut exercer plusieurs activités en fonction de ses penchants, dans des groupes formés par affinités44. L’organisation du travail doit ici garantir l’accomplissement de chacun et produire une « Harmonie » sociale ; la forme même de la coopération quotidienne sert de modèle à l’ordre à venir.
Proudhon cristallise la centralité de l’organisation du travail dans la notion de « démocratie industrielle », intermédiaire entre son mutualisme économique et son fédéralisme politique45. Il s’agit d’une organisation autonome des travailleurs, qui doit se substituer à la fois à l’autorité étatique et au « féodalisme industriel » du capitalisme comme puissances d’ordonnancement de la société. La démocratie industrielle apparaît ainsi comme un principe de dépassement du gouvernement représentatif et comme le vecteur du passage du capitalisme à une nouvelle organisation sociale globale46. Dans ces projets, le travail n’est plus seulement une activité à protéger ou à rémunérer, mais une matrice d’institutions nouvelles (associations, coopératives, fédérations) et le modèle même de la société future.
Chez Hegel, la centralité du travail s’énonce d’abord dans la dialectique du maître et de l’esclave. Dans la Phénoménologie de l’esprit, le travail de l’esclave apparaît comme médiation entre la conscience et le monde : en transformant la nature sous la contrainte, l’esclave ne se contente pas de produire des objets pour le maître, il se forme lui-même, il acquiert une intériorité stable et une conscience de sa propre puissance47. Le maître, livré à la consommation immédiate, reste dépendant de ce travail qu’il ne fait pas ; l’esclave, au contraire, intériorise la négativité du travail qui transforme les choses, l’angoisse devant la mort et la discipline du labeur, et accède ainsi à une forme d’indépendance. La relation de dépendance se renverse sous l’effet du travail : en façonnant le monde, l’esclave gagne une vérité de soi que le maître ne possède pas. Hegel ne parle pas encore d’exploitation au sens économique, mais il établit que le travail est le moment où l’essence humaine se réalise, dans une tension entre servitude sociale et conquête de soi.
Marx radicalise et matérialise cette intuition en faisant du travail non seulement l’essence de l’homme48, mais le site principal de l’exploitation. Dans Le Capital, le travail vivant est ce qui produit la valeur et la plus-value, tandis que le salaire n’en représente qu’une partie. La répartition dépend des rapports de production (vs éthique du mérite ou de la contribution) qui autorisent l’appropriation privée de la plus-value par le capital49. Le travail salarié condense ainsi les contradictions du capitalisme : il est à la fois la source de toute richesse sociale et le lieu où cette richesse se retourne contre ceux qui la produisent, sous la forme d’aliénation, de dépendance et de précarité. La centralité du travail prend ici un sens double : il demeure l’expression privilégiée de l’essence humaine comme activité transformatrice, mais, tant qu’il reste encadré par le rapport capital/travail, il exprime surtout la domination d’une classe sur une autre. L’émancipation ne peut donc plus consister à « reconnaître » moralement le travail ou à mieux le récompenser, mais à transformer les rapports de production qui en déterminent la forme et la signification.
Le travail, vertu et lien social dans le républicanisme français
Après 1848, et plus encore sous la IIIe République, le langage républicain fait du travail et de l’instruction des assises de l’ordre politique. La devise « liberté, égalité, fraternité » s’accompagne, dans les pratiques scolaires et civiques, d’un quatrième terme implicite – le travail – qui sert de critère de respectabilité et de loyauté envers la nation. L’« honnête travailleur » y est dépeint comme pilier de la République : non pas au nom d’une éthique protestante, mais au nom d’un républicanisme civique et d’une économie nationale qui valorise l’effort productif, la discipline et la prévoyance, opposés à l’oisiveté et au parasitisme rentier50.
Les lois Ferry de 1881-1882, en rendant l’école primaire gratuite, obligatoire et laïque, fournissent l’instrument de cette moralisation républicaine par le travail. Elles assignent à l’instruction primaire la tâche de former des citoyens disciplinés, ponctuels, attachés à la patrie et à l’idée que chacun doit « faire sa part » via son activité professionnelle. Les instituteurs – ces « hussards noirs de la République » – inculquent des habitudes de régularité, d’obéissance à la règle, de respect pour le travail intellectuel et manuel, en liant explicitement l’assiduité scolaire à la future utilité économique de l’élève et à la puissance de la nation51.
Les manuels de morale et d’instruction civique qui se diffusent après les lois Ferry renforcent cette pédagogie du travail. Des ouvrages comme les Éléments d’éducation civique et morale de Gabriel Compayré présentent l’activité laborieuse comme la première vertu du citoyen : le travail est décrit à la fois comme source d’autonomie personnelle (gagner honnêtement sa vie), comme condition de la dignité sociale (ne pas « peser » sur autrui) et comme contribution directe à la prospérité de la République. L’oisiveté y est stigmatisée comme vice moral, tandis que la régularité au travail apparaît comme un devoir civique aussi essentiel que le respect des lois ou la participation au vote52.
Dans ce contexte, la sociologie de Durkheim offre une conceptualisation théorique du rôle social du travail. Dans De la division du travail social, il distingue une solidarité « mécanique », fondée sur la similitude, d’une solidarité « organique », propre aux sociétés modernes, basée sur la différenciation des fonctions. Plus la division du travail s’approfondit, plus les individus disposent d’une sphère d’action spécifique, et plus ils dépendent les uns des autres pour satisfaire leurs besoins. Le travail, lié à la spécialisation des fonctions, renforce ainsi à la fois l’individualité et l’interdépendance : la société se tient par l’ajustement des professions, comme un organisme dont chaque organe a sa physionomie propre mais ne peut vivre séparément53.
Jean-Fabien Spitz54 montre que Durkheim lit le socialisme comme le « cri de douleur » d’une société travaillée par une division du travail anomique : la justice est bien au cœur de la revendication socialiste, mais la solution proposée – subordonner directement l’économie à la puissance de l’État, faire des organes économiques des instruments de la classe ouvrière contre la classe capitaliste – lui paraît inadéquate, notamment parce qu’elle n’est pas scientifique. Selon lui, le socialisme surgit lorsque l’égalité juridique est formellement instaurée mais que la société des individus, réglée par une solidarité organique juste, ne s’est pas réalisée : les rapports de force économiques faussent la liberté des contrats et produisent le malaise moderne.
Durkheim reprend à Saint-Simon et aux économistes l’idée que les sociétés modernes sont largement traversées par des intérêts économiques, mais il refuse d’en conclure que la sphère économique puisse se suffire à elle-même sous la seule règle de la maximisation des avantages. Là où Saint-Simon tend à considérer que les activités industrielles ne doivent obéir qu’à une norme endogène d’efficacité productive, Durkheim insiste sur le fait qu’aucune règle qui ne porterait que sur les moyens de satisfaire les désirs ne peut prétendre au statut de règle morale. L’affranchissement de l’économie par rapport aux anciennes contraintes religieuses ne signifie donc pas qu’elle échappe à toute normativité ; il indique plutôt le passage d’une subordination extérieure (religieuse, étatique-autoritaire) à une subordination interne, issue des exigences mêmes de la vie en commun55.
Dans cette perspective, les activités économiques cherchent, « à l’aveugle », les conditions de leur propre légitimité : elles ne peuvent prospérer durablement que si elles respectent la dignité des individus et si les fonctions qu’elles distribuent se montrent compatibles entre elles. Les règles de compatibilité qui en résultent s’objectivent progressivement dans le droit et dans l’action de l’État organisateur, sans que celui-ci impose de l’extérieur un plan socialiste. Le rôle de la solidarité n’est pas de supprimer la concurrence, mais de la modérer, en bornant les désirs, de façon à ce que « la généralité des hommes se contente de leur sort ». Selon Durkheim, l’acceptation subjective des positions s’ajoute à l’évolution du droit et au rôle des corps intermédiaires pour corriger les injustices économiques. Il refuse explicitement de réduire la société à un dispositif utilitaire destiné à maximiser les satisfactions : la priorité n’est pas d’accroître sans fin les jouissances, mais de garantir un ordre où chacun est traité comme une personne de valeur égale56.
Au croisement de cette sociologie et de la pédagogie républicaine, le travail se trouve à la fois valorisé comme vertu civique – chez l’écolier qui apprend la ponctualité, l’application et le respect du labeur – et conçu comme principe d’intégration, par la solidarité organique qui relie les fonctions spécialisées. Durkheim cherche à humaniser l’économie, non à en renverser la logique productiviste : il entérine la centralité de la sphère économique dans la société moderne, tout en exigeant qu’elle soit régulée par des normes qui garantissent la cohésion sociale et le respect des individus.
La distribution comme cœur du politique économique
Dès lors que le travail fonde la valeur et le lien social, comment doit être distribuée la richesse qu’il produit ?
Les classiques : la distribution primaire comme problème central
Pour l’économie politique classique, la question cruciale n’est pas seulement de savoir comment la richesse se crée, mais comment elle se répartit entre classes sociales. Ricardo ouvre ainsi ses Principles of Political Economy and Taxation en affirmant que le problème principal de l’économie politique est de déterminer les lois qui gouvernent la distribution du produit entre propriétaires fonciers, capitalistes et travailleurs57. La distribution primaire – salaires, profits, rentes – est d’emblée au cœur de l’analyse, avant toute réflexion sur l’impôt ou l’assistance.
Dans le cadre ricardien, la répartition des parts de la richesse dépend de structures réelles concrètes : rareté et fertilité des terres, niveau de salaire « naturel » proche de la subsistance, productivité du capital. La rente foncière résulte de la mise en culture de terres de qualité décroissante ; elle exprime un privilège de position, lié à la propriété d’un facteur rare plutôt qu’à un mérite productif particulier58. Le salaire, lui, gravite autour d’un minimum compatible avec la reproduction de la force de travail, tandis que le profit apparaît comme un résidu : ce qui reste une fois payés les salaires et les rentes. Ainsi, toute modification des institutions – lois céréalières, enclosures, droits de propriété sur la terre – déplace la frontière entre classes et devient un enjeu politique direct59.
Marx pousse cette intuition à son terme en donnant à la distribution une étiologie : ce qui se distribue, ce n’est pas simplement un « gâteau » neutre, mais un surproduit arraché à la force de travail dans un rapport social déterminé. Dans Le Capital, il distingue la vente de la force de travail de la vente d’un service ; la valeur créée par le travailleur dépasse le salaire nécessaire à sa reproduction, et cet excédent – la plus-value – est approprié par les détenteurs du capital60. Ce que Marx appelle l’« économie vulgaire » voit dans le salaire, le profit, l’intérêt et la rente quatre sources autonomes de revenu, attachées chacune à un « facteur » (travail, capital, capital-argent, terre). Marx canalise cette pluralité apparente dans une structure plus simple : le salaire paie la force de travail, tandis que profit, intérêt et rente sont autant de parts, historiquement distribuées, d’une même plus-value issue du surtravail.
Les institutions jouent ici un rôle structurant. En Grande-Bretagne, les lois agraires et les enclosures concentrent la terre ; la législation sur les Poor Laws encadre le secours aux indigents ; le droit d’association limite ou autorise la formation de coalitions ouvrières. K. Polanyi le montrera rétrospectivement : la montée d’un marché du travail « libre » s’accompagne d’un démontage progressif des protections communautaires et d’une redéfinition de la pauvreté comme responsabilité individuelle plutôt que comme problème de rang ou de statut61. E. P. Thompson, de son côté, insiste sur la fabrication active d’une classe ouvrière anglaise à travers ces luttes sur le temps de travail, le salaire et le prix du pain62.
Chez Ricardo comme chez Marx, la question de la justice se pose donc en amont : elle concerne la manière dont sont définis les droits sur la terre, le capital et le travail, les règles qui régissent le contrat de travail et la capacité collective à résister ou non à l’arbitraire patronal. Ce n’est pas un problème de « compensation » ex post, mais de structure de la distribution primaire : qui a droit à quoi, et sur quelle base. L’économie politique classique ne sépare pas encore strictement, comme le fera plus tard la théorie du bien-être, l’efficience productive et la question des parts respectives des classes dans le produit social.
Les marginalistes : de la productivité marginale à la séparation efficience/équité
La « révolution marginaliste » des années 1870 recompose ce paysage. Chez Jevons, Menger ou Walras, la valeur n’est plus pensée à partir du travail et des classes, mais à partir des utilités et des productivités marginales d’agents individuels63. Les prix sont censés refléter l’égalisation, à la marge, des utilités pour les consommateurs et des productivités pour les producteurs. Dans ce cadre, la distribution des revenus apparaît comme le résultat d’ajustements impersonnels : chaque facteur de production (terre, travail, capital) est rémunéré à hauteur de sa contribution marginale au produit.
Walras systématise cette approche dans l’« équilibre général ». Dans son modèle, les marchés des biens et des facteurs de production sont interdépendants ; à l’équilibre, les prix qui s’établissent assurent à la fois l’égalité de l’offre et de la demande sur tous les marchés et la rémunération des facteurs à hauteur de leur productivité marginale64. Edgeworth, de son côté, représente graphiquement ces résultats dans la Mathematical Psychics à travers la « boîte » qui porte son nom : l’ensemble des contrats librement acceptés par les agents converge vers une courbe de contrats où nul ne peut améliorer sa situation sans détériorer celle d’autrui65. La distribution n’est plus décrite en termes de conflits entre classes, mais comme un compromis d’échanges volontaires entre individus dotés de droits de propriété donnés.
Normativement, un message implicite s’installe : si les hypothèses de concurrence, d’information et de droits de propriété bien définis sont remplies, le marché alloue efficacement les ressources. Les développements ultérieurs de la théorie du bien-être formaliseront cette intuition sous la forme du premier théorème : tout équilibre concurrentiel est Pareto-efficient ; et du second théorème : toute allocation Pareto-efficiente peut, en principe, être atteinte par une redistribution appropriée des dotations initiales suivie du jeu libre du marché66. L’efficience est attribuée au marché ; l’équité est renvoyée à la question des dotations (endowments) initiales et, donc, à l’action publique.
Cette architecture conceptuelle ouvre la voie à une séparation durable : d’un côté, la distribution primaire, telle qu’elle résulte du fonctionnement des marchés sous droits de propriété donnés ; de l’autre, la redistribution, assurée par l’impôt et les transferts. On discute alors la progressivité de l’impôt sur le revenu, la générosité des prestations, mais moins la légitimité des positions initiales – qui possède quoi, qui contrôle les actifs, qui fixe les règles du jeu. La justice est décalée vers des correctifs ex post, et non plus vers la contestation des structures de propriété et de pouvoir.
On peut, dans ce contexte, préciser les termes. Par distribution primaire fonctionnelle, on entend la répartition du revenu entre grandes catégories de facteurs : part salariale, part du capital, rentes foncières. Par distribution primaire personnelle, on désigne la répartition des revenus de marché entre individus ou ménages avant impôts et transferts. La redistribution renvoie aux modifications de cette distribution initiale par les prélèvements obligatoires et les dépenses publiques (transferts monétaires, services publics valorisés au coût). La partition « efficience par le marché / équité par la redistribution » s’installe au tournant des XIXe–XXe siècles comme une grammaire durable de la politique économique, même si elle sera ensuite vivement contestée.
Contre-courants du XIXe siècle : agir sur la distribution avant la redistribution
En parallèle de l’ascension de la théorie marginaliste, tout un ensemble de courants insiste au XIXe siècle sur la nécessité d’agir directement sur la distribution primaire. L’enjeu n’est pas seulement de corriger a posteriori les inégalités par l’impôt, mais de modifier en amont les droits et les règles qui déterminent salaires, rentes et héritages.
Henry George, dans Progress and Poverty (1879), propose un diagnostic simple et radical : le progrès économique s’accompagne d’une persistance – voire d’un accroissement – de la pauvreté, parce que la propriété privée de la terre permet de capter une rente67. La valeur foncière résulte du développement collectif (croissance urbaine, infrastructures, proximité des marchés) ; elle est donc, selon lui, un « incrément non mérité » qui revient légitimement à la communauté. D’où son projet de « single tax » : un impôt unique sur la valeur des terrains qui socialise la rente foncière tout en laissant intacts la propriété des bâtiments et l’initiative privée. Il s’agit bien d’un levier de distribution primaire : en frappant la rente à la source, on réduit un revenu jugé illégitime tout en finançant des biens publics.
Les mouvements ouvriers et le réformisme social britannique suivent une logique voisine. Les Factory Acts, à partir de 1833, encadrent la durée du travail, interdisent l’emploi des plus jeunes enfants et imposent des inspections industrielles ; le Ten Hours Act de 1847 limite la journée de travail des femmes et des jeunes à dix heures68. La légalisation des syndicats avec le Trade Union Act de 1871 puis les réformes de 1875 reconnaissent le droit d’association et de négociation collective69. Ces mesures ne se contentent pas d’apporter une protection sociale ex post : elles modifient la capacité de négociation des travailleurs, les conditions d’offre de travail et, par là, la formation du salaire et la part salariale dans la valeur ajoutée. C’est la distribution primaire qui est déplacée.
Durkheim représente une autre façon d’agir « avant la redistribution ». Dans De la division du travail social, il cherche à « moraliser » la vie économique par le développement de groupes professionnels capables de fixer des règles justes de concurrence et de rémunération, conformément à une solidarité organique où les fonctions se reconnaissent mutuellement70. Dans Leçons de sociologie, il critique la toute-puissance du droit d’héritage et envisage des limitations destinées à empêcher la concentration excessive de richesses qui engendre des « injustices foncières » ‒ les seules inégalités légitimes sont celles qui « résultent de l’inégalité de leurs services » rendus à la société. Il souhaite ainsi réintroduire une dimension collective dans la transmission patrimoniale71. La justice distributive passe, pour lui, par des normes juridiques et professionnelles qui encadrent les titres de propriété et les écarts de revenus.
En arrière-plan, l’utilitarisme joue un rôle ambigu. En réduisant l’évaluation morale à l’agrégation d’utilités, il tend à neutraliser la question des titres initiaux : peu importe qui possède quoi, pourvu que la somme des satisfactions soit maximisée72. De Bentham aux théories contemporaines du choix rationnel, la propriété est souvent traitée comme un donné, un simple point de départ pour les calculs d’intérêt. D’où une orientation de la justice vers les ajustements – secours aux pauvres, impôts redistributifs – plutôt que vers la remise en cause des positions initiales. Les contre-courants du XIXe siècle incarnés par George, les syndicats, Sismondi ou Durkheim rappellent au contraire que l’essentiel se joue dans la définition de ces positions : dans la manière dont les institutions distribuent, dès l’origine, les droits d’accès aux ressources, au travail et à la décision collective.
De la comparaison morale à la visibilité statistique : la distribution rendue politique
Depuis le XVIIIe siècle, le jugement moral sur les inégalités repose largement sur le « spectacle » social : contrastes entre luxe et misère, récits de pauvreté, sensibilités morales façonnées par les romans, les sermons, les enquêtes philanthropiques. Ce regard, évoqué dans l’article précédent, organise une comparaison de chacun avec chacun sur un mode qualitatif : on voit, on ressent, on raconte les écarts, mais ceux-ci restent difficilement mesurables et discutables en chiffres.
Au XIXe siècle, cette comparaison change de nature avec la montée en puissance des statistiques économiques et sociales. La construction de séries de prix et de salaires, la mesure des budgets ouvriers, les premières formes de comptabilité nationale transforment la perception des écarts. Frédéric Le Play inaugure, avec Les ouvriers européens, une méthode systématique d’enquête par budgets de ménage ; il y décrit en détail les revenus, les dépenses, les logements, la composition familiale de différents types d’ouvriers à travers l’Europe73. À la fin du siècle, Charles Booth à Londres puis Seebohm Rowntree à York cartographient la pauvreté urbaine, définissent des lignes de pauvreté fondées sur un « minimum vital » en termes de nourriture, de logement et de vêtements74.
Ces dispositifs produisent une visibilité nouvelle : ils rendent possible de dire non seulement qu’il existe des pauvres, mais combien, avec quels niveaux de salaire, quelles parts du revenu sont absorbées par le logement ou l’alimentation, et comment ces chiffres se comparent entre quartiers, professions ou pays. La « comparaison de chacun avec chacun » cesse d’être seulement morale ; elle se mue en comparaison statistique, organisable dans des tableaux, des cartes et, plus tard, des graphiques. La distribution passe de l’arrière-plan au premier plan, en tant qu’objet de controverse publique.
Sur cette base se développent des débats sur le « juste salaire », le salaire familial, le minimum vital, les conditions d’un salaire qui permette de participer à la vie sociale. Les syndicats mobilisent des chiffres de salaires et de durée du travail pour légitimer leurs revendications ; les réformateurs sociaux s’appuient sur les budgets ouvriers pour argumenter en faveur d’une législation sociale plus ambitieuse ou d’un impôt plus progressif. La question distributive s’articule ainsi à des outils de mesure qui permettent d’objectiver les écarts, puis, plus tard, au XXe siècle, aux grandes séries statistiques sur la part du travail et du capital, ou sur les fractiles de revenu et de patrimoine mises en lumière par les travaux contemporains sur les inégalités75.
Une économie bouleversante
Quatre siècles de valorisation de l’économie : une vue d’ensemble
Du XVe au XIXe siècle, nous avons suivi la manière dont l’économie s’affirme peu à peu comme un principe structurant de la vie sociale et politique. À la Renaissance, dans les cités italiennes, la richesse privée est réhabilitée à condition de se mettre au service du bien commun : financer des œuvres d’art, soutenir les dépenses publiques, renforcer le prestige de la cité. La vie privée s’élargit, le commerce acquiert une reconnaissance sociale nouvelle, et le travail s’impose comme facteur de réussite dans les affaires. L’économie, subordonnée à la morale et à la politique, se voit assigner une fonction positive dans la stabilité du pouvoir et dans l’épanouissement des élites urbaines.
Aux XVIe et XVIIe siècles, la montée des empires confère à la sphère économique une portée géopolitique. L’empire espagnol s’appuie sur un modèle extractif, basé sur la conquête territoriale et l’afflux de métaux précieux ; les Provinces-Unies développent, à l’inverse, une puissance commerciale et financière reposant sur les compagnies marchandes, la maîtrise des routes maritimes et les marchés de capitaux. La richesse ne se limite plus à orner les palais ou financer la charité : elle conditionne directement de la puissance militaire et diplomatique. Dans ce contexte, les premiers traités élaborés à Salamanque ou ailleurs cherchent à encadrer, par le droit et la morale, le commerce, le prix juste et le prêt à intérêt. L’économie commence à être pensée comme un domaine spécifique, susceptible d’être analysé et régulé en tant que tel.
Aux XVIIe et XVIIIe siècles, l’Angleterre reprend le flambeau dans un cadre où la raison d’État met l’économie à son service. Les politiques « mercantilistes » – réglementations commerciales, législation maritime, protection des manufactures, gestion de la dette publique – visent à consolider la puissance de la Couronne. Parallèlement, la Guerre civile puis la Glorieuse Révolution redéfinissent le rapport de force entre monarchie et Parlement. La souveraineté politique tend à se légitimer sous la forme de contrats et de compromis, où le consentement des sujets passe par la garantie de leurs possessions et d’une certaine sécurité matérielle. L’ordre politique se recompose autour d’intérêts stabilisés et négociés.
Dans la Grande-Bretagne du XVIIIe siècle, cette reconfiguration se traduit par une prolifération de « projets » économiques : améliorations agricoles, entreprises industrielles, innovations techniques, sociétés commerciales. Une ouverture sociale relative, la circulation plus fluide des informations et des personnes, la densité des clubs, des sociétés savantes et des imprimeurs, tout cela crée un environnement propice aux expérimentations. Une industrie encore balbutiante accompagne l’essor d’une société de consommation : nouveaux produits, nouveaux désirs, recours accru au crédit, transformation progressive des modes de vie.
Au même moment, les discours philosophiques et moraux sur l’intérêt fournissent un langage à cette transformation. De Pufendorf à Hutcheson, de Mandeville à Smith, se met en place une grammaire qui fait de l’intérêt un ressort central des comportements. Chez Smith, l’analyse du travail, de la division des tâches et des échanges débouche sur l’idée d’une certaine « harmonie des intérêts » au sein de la société commerciale : les poursuites individuelles peuvent, sous certaines conditions, concourir à l’accroissement du produit social. L’économie n’est plus l’objet de suspissions permanentes ; elle est décrite comme un ordre relativement cohérent, doté de lois propres, que l’on peut observer et organiser.
Utilité, travail, distribution : une nouvelle grammaire du social
Le XIXe siècle, objet du présent article, ne se contente pas de prolonger cette valorisation de l’économie : il en reconfigure les catégories. Trois notions structurent désormais la vie sociale – l’utilité, le travail, la distribution – et organisent la manière dont les sociétés industrielles se comprennent elles-mêmes.
Les morales de l’intérêt, au premier rang desquelles figure l’utilitarisme, proposent d’évaluer les institutions à l’aune des satisfactions qu’elles permettent de maximiser. Chez Bentham, les lois, les administrations, les réformes ont pour horizon le calcul des plaisirs et des peines ; chez Mill, cette grammaire utilitariste demeure centrale, même si elle s’accompagne d’une réflexion sur l’autonomie, les « plaisirs supérieurs » et le risque de « tyrannie de l’opinion ». Avec la recherche d’une plus grande prospérité, l’augmentation des revenus ou de la consommation, l’économie politique trouve une justification normative.
Dans ce cadre, le travail change de statut. La pensée classique l’avait déjà placé au centre de la production et des échanges ; le XIXe siècle en fait la pierre angulaire de l’ordre social. L’industrialisation, la montée du salariat et des mouvements ouvriers, les expériences républicaines et socialistes contribuent à promouvoir le travail comme principe d’intégration et comme critère de respectabilité. En France, après 1848 et sous la Troisième République, l’« honnête travailleur » devient une figure cardinale, soutenue par l’école, les rites civiques, les discours politiques. En Grande-Bretagne, l’ethos victorien de la respectability valorise l’assiduité, la sobriété ou l’épargne. Le travail, simultanément, asservit et émancipe : il est au cœur des rapports de domination, mais aussi de l’identité, de l’autonomie et de la dignité des individus.
Enfin, la distribution des richesses produites par ce travail s’affirme comme enjeu central. Les classiques, Ricardo au premier chef, placent la répartition primaire – salaires, profits, rentes – au cœur de leur analyse : qui capte quoi, et en fonction de quels rapports de propriété et de production ? Marx, en radicalisant ce questionnement, interprète ces formes apparentes comme des modalités d’appropriation de la plus-value, solidaires d’un certain régime de propriété privée. Par la suite, les théories marginalistes déplacent le problème : l’économie est d’abord chargée de montrer comment, dans certaines conditions, des marchés concurrentiels assurent l’efficacité de l’allocation des ressources ; les questions de justice et de légitimité de la répartition tendent à être renvoyées vers des politiques correctrices, conçues comme des interventions ex post.
Parallèlement, la statistique sociale, les enquêtes sur la pauvreté et la condition ouvrière, la montée des assurances et des législations sociales donnent à la distribution un visage concret : celui des écarts de revenus, des inégalités de patrimoine, des trajectoires de vie contraintes par la précarité ou, au contraire, par l’héritage. Utilité, travail, distribution composent alors une nouvelle grammaire du social. L’utilité fournit le critère d’évaluation des institutions ; le travail sert de support à la fois à la production et à l’intégration symbolique ; la distribution traduit dans les chiffres les hiérarchies et les compromis d’une société donnée. L’économie structure ainsi les catégories à partir desquelles on pense la société et l’action publique.
Changer de logiciel ?
Une fois cette trajectoire esquissée, la centralité de l’économie apparaît moins comme un phénomène conjoncturel que comme le résultat d’une longue configuration historique. Elle se voit d’autant moins qu’elle imprègne le tissu social : on juge la réussite individuelle à l’aune de la carrière et du revenu, la solidité politique à la capacité de garantir la croissance et l’emploi, la justice à la manière dont les gains économiques sont redistribués. Or cette centralité pose un problème civilisationnel lorsque l’horizon d’une croissance continue et soutenue s’estompe.
Depuis le dernier quart du XXe siècle, le modèle d’une expansion indéfinie se heurte à plusieurs limites : le ralentissement des gains de productivité dans certains secteurs, les limites écologiques, la saturation relative de certains équipements matériels. L’automatisation, la numérisation et surtout, depuis quelques années, l’essor de l’intelligence artificielle et de la robotique accentuent ces tensions : ils augurent des gains d’efficacité, mais risquent de détacher davantage la production de richesses de la création d’emplois stables. Avec l’IA et la robotique, l’automatisation atteint degré tel qu’elle remet en question la promesse schumpétérienne de « destruction créatrice » : les nouvelles activités ne garantissent plus que les créations d’emploi compensent les suppressions.
D’autres facteurs – montée en puissance de pays asiatiques, vieillissement démographique dans de nombreuses régions du monde – alimentent les inquiétudes, même s’ils peuvent, dans une certaine mesure, être interprétés comme des ajustements historiques de long terme plutôt que comme des ruptures définitives. Dans tous les cas, l’hypothèse implicite selon laquelle l’accroissement du produit assurerait mécaniquement l’amélioration des conditions de vie de tous perd de son évidence.
Dans une société structurée par l’économie, l’instabilité et la fébrilité de la croissance ne se traduisent pas seulement par des arbitrages budgétaires plus difficiles : elles mettent en cause les fondements symboliques de l’ordre social. Si la valeur des individus est largement indexée sur leur place dans le travail marchand, que faire lorsque les trajectoires professionnelles se fragmentent, lorsque le chômage et la précarité deviennent des états durables pour une partie de la population ? Si la légitimité des institutions repose sur leur capacité à produire et à redistribuer des richesses, comment maintenir la confiance lorsque les gains se concentrent et que le « pouvoir d’achat » stagne ou recule pour beaucoup ? Les appels à la vertu – sobriété, responsabilité, frugalité – aussi légitimes soient-ils, ne suffisent pas à compenser des déséquilibres qui tiennent en partie aux structures théoriques de la production et de la répartition.
C’est à ce point qu’affleure l’idée d’un « changement de logiciel ». Elle ne renvoie pas à un simple ajustement technique des politiques économiques, mais à une interrogation sur les valeurs qui ont soutenu la modernité : la prospérité comme horizon collectif, le travail comme pilier identitaire, la croissance comme critère premier de succès. Il ne s’agit pas de prôner un retour à un âge d’or des vertus pré-marchandes, ni de contester l’importance de la sécurité matérielle. Il s’agit plutôt de se demander quels autres principes de reconnaissance, de participation et de sens peuvent, à terme, coexister avec un rôle moins exclusif attribué au travail rémunéré et au revenu monétaire ; et quelle place l’économie doit occuper dans une société qui ne peut plus compter sur une expansion illimitée de ses flux matériels et monétaires.
Sous cet angle, la situation présente peut rappeler, par certains aspects, les bouleversements de la fin du XVIIIe siècle, lorsque les sociétés européennes ont remis en cause les fondements de la souveraineté politique. Alors, la question portait sur les bornes de l’autorité, sur sa légitimité et sur son incarnation ‒ roi, nation, peuple. Aujourd’hui, sans équivalence stricte, c’est la place de l’économie dans la définition du bien commun qui est en jeu. L’histoire rappelle que de telles recompositions peuvent s’accompagner de violences extrêmes ; elle montre aussi qu’elles ne se réduisent pas à ces violences, et qu’elles ménagent des espaces pour la pensée, la délibération, l’invention institutionnelle. Reste à savoir si nous saurons, collectivement, tirer parti de ces espaces pour interroger les valeurs qui ont structuré la modernité économique, plutôt que de laisser les crises trancher brutalement à notre place.
Notes
1 Jeremy Bentham, An Introduction to the Principles of Morals and Legislation, Clarendon Press, 1996.
2 Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, La Découverte, 2009.
3 Jeremy Waldron, ‘Nonsense upon Stilts’: Bentham, Burke and Marx on the Rights of Man, Methuen, 1987.
4 John Stuart Mill, Utilitarianism, in On Liberty, Utilitarianism and Other Essays, Oxford University Press, 2015.
5 John Stuart Mill, Principles of Political Economy with Some of Their Applications to Social Philosophy, in The Collected Works of John Stuart Mill, Volume II, ed. John M. Robson, University of Toronto Press / Routledge & Kegan Paul, 1965. Voir en particulier le chapitre « Of the Stationary State ».
6 John Stuart Mill, On Liberty, in On Liberty, Utilitarianism and Other Essays, Oxford University Press, 2015.
7 Henri de Saint-Simon, Du système industriel, Hachette BNF, 2016 (éd. orig. 1821).
8 Lucien Lévy-Bruhl (éd.), Correspondance de John Stuart Mill et d’Auguste Comte, L’Harmattan, 2007 (éd. orig. 1899).
9 Auguste Comte, Cours de philosophie positive, Bachelier, 1830-1842 ; voir aussi Michel Bourdeau, « Comte, Auguste (1798-1857) », dans The Encyclopedia of Social and Behavioral Sciences, Wiley-Blackwell, 2017.
10 John Stuart Mill, The Subjection of Women, in On Liberty, Utilitarianism and Other Essays, Oxford University Press, 2015.
11 Lucien Lévy-Bruhl, « Auguste Comte et Stuart Mill. Les enjeux de la psychologie », Revue d’histoire des sciences humaines, no 8, 2003.
12 Adolphe Quetelet, Sur l’homme et le développement de ses facultés, ou Essai de physique sociale, Bachelier, 1835 ; voir aussi Odile Faron, « Adolphe Quetelet, Physique sociale ou essai sur le développement des facultés de l’homme », Annales de démographie historique, 1998.
13 On entend ici par « morales de l’intérêt » un ensemble de doctrines qui, sans se réduire à l’utilitarisme, prennent la poursuite de l’avantage propre comme ressort ordinaire – et souvent légitime – de l’ordre social : contractualisme moderne (Hobbes, Pufendorf, Locke), philosophie du « doux commerce » (Montesquieu, Hume, Smith), libéralisme de l’« intérêt bien compris » – auquel Tocqueville participe tout en en dénonçant les dérives lorsqu’il alerte sur l’« amour des jouissances matérielles » et l’« aristocratie industrielle » –, morales bourgeoises du travail, de la prévoyance et de la respectabilité, puis, à la fin du XIXᵉ siècle, théories économiques marginalistes qui modélisent l’individu comme maximisateur de son utilité.
14 Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Gallimard, 1986.
15 Alexis de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, Gallimard, 1985.
16 Jean-Charles-Léonard Simonde de Sismondi, Nouveaux principes d’économie politique, Jeheber, 1951.
17 Pierre-Joseph Proudhon, Qu’est-ce que la propriété ? ou Recherche sur le principe du droit et du gouvernement, J.-F. Brocard, 1840 ; Pierre-Joseph Proudhon, Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère, Garnier, 1850.
18 Thomas Carlyle, Past and Present, Chapman and Hall, 1843.
19 John Ruskin, Unto This Last: Four Essays on the First Principles of Political Economy, George Allen, 1902.
20 William Morris, Useful Work versus Useless Toil, in Political Writings of William Morris, Lawrence & Wishart, 1973 ; William Morris, News from Nowhere, Armand Colin, 2004.
21 Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Principes de la philosophie du droit, Presses Universitaires de France, 2013.
22 Friedrich Nietzsche, Par-delà bien et mal – La Généalogie de la morale, Gallimard, 1971.
23 Ferdinand Tönnies, Gemeinschaft und Gesellschaft: Abhandlung des Communismus und des Socialismus als empirischer Culturformen, Fues, 1887.
24 Émile Durkheim, De la division du travail social, Félix Alcan, 1893.
25 Léon XIII, Rerum novarum, Libreria Editrice Vaticana, 1891.
26 Karl Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, Éditions sociales, 1969.
27 Karl Marx, Le Capital, livre III. Le procès d’ensemble de la production capitaliste, Gallimard, 1968.
28 Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858, dits « Grundrisse », Éditions sociales, 1980.
29 Karl Marx, Le Capital, livre I, op. cit.
30 Karl Marx, Le Capital, livre I. Le procès de production du capital, Éditions sociales, 1983.
31 John Bellamy Foster, Marx’s Ecology: Materialism and Nature, Monthly Review Press, 2000.
32 Adam Smith, An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations, Liberty Fund, 1981 (1776).
33 David Ricardo, The Works and Correspondence of David Ricardo, ed. Piero Sraffa with the Collaboration of M.H. Dobb (Indianapolis: Liberty Fund, 2005). Vol. 1 Principles of Political Economy and Taxation.
34 Ronald L. Meek, Studies in the Labour Theory of Value, Lawrence & Wishart, 1956.
35 Samuel Smiles, Self-Help; with Illustrations of Character and Conduct, John Murray, 1859.
36 Gertrude Himmelfarb, The Idea of Poverty: England in the Early Industrial Age, Alfred A. Knopf, 1984.
37 François Guizot, Histoire de la civilisation en Europe, Pichon et Didier, 1828.
38 Samuel Hayat, « Comment le travail est devenu un concept révolutionnaire », Cogito – Le magazine de la recherche de Sciences Po, Presses de Sciences Po, 2022. URL : https://www.sciencespo.fr/research/cogito/home/comment-le-travail-est-devenu-un-concept-revolutionnaire/
39 https://www.universalis.fr/encyclopedie/cens-electoral/
40 Samuel Hayat, op. cit.
41 Ibid.
42 Ibid.
43 Ibid.
44 Jean-Numa Ducange, Razmig Keucheyan, Stéphanie Roza (dir.), Histoire globale des socialismes, XIXe–XXIe siècle, PUF, 2021.
45 Ibid.
46 Ibid.
47 Georg Wilhelm Friedrich Hegel, La Phénoménologie de l’Esprit : tome 1, Aubier-Montaigne, 1939.
48 Karl Marx, Manuscrits de 1844, Les Éditions sociales, 1972.
49 Karl Marx, Le Capital, livre I, op. cit.
50 Charles Renouvier, Manuel républicain de l’homme et du citoyen, Pagnerre, 1848. URL : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5802152m. En particulier, p. 26 : « Il faut, et il est indispensable qu’une République fraternelle reconnaisse et assure deux droits à tous les, citoyens :
Le droit à travailler et à subsister par son travail; Le droit à recevoir l’instruction, sans laquelle un travailleur n’est que la moitié d’un homme. »
51 Damiano Matasci, L’école républicaine et l’étranger. Une histoire internationale des réformes scolaires en France, 1870-1914, ENS Éditions, 2015, chap. 6 ; Laurence Loeffel, « Instruction civique et éducation morale : entre discipline et « métadiscipline » », dans Daniel Denis et Pierre Kahn (dir.), L’École républicaine et la question des savoirs, CNRS Éditions, 2003.
52 Gabriel Compayré, Éléments d’éducation civique et morale, P. Garcet, Nisius et Cie, 1880. URL : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k4236020q
53 Émile Durkheim, De la division du travail social, Presses universitaires de France, 2017.
54 Jean-Fabien Spitz, Le moment républicain en France, Gallimard, 2005, p. 312 sq.
55 Ibid.
56 Ibid.
57 David Ricardo, On the Principles of Political Economy and Taxation, Cambridge University Press, 1951.
58 Ibid.
59 Karl Polanyi, The Great Transformation: The Political and Economic Origins of Our Time, Beacon Press, 1957.
60 Karl Marx, Le Capital, livre I, op. cit.
61 Karl Polanyi, op. cit.
62 E. P. Thompson, The Making of the English Working Class, Penguin Books, 1968.
63 William Stanley Jevons, The Theory of Political Economy, Macmillan, 1871 ; Carl Menger, Principles of Economics, Edward Elgar, 1981 (éd. Orig. 1871) ; Léon Walras, Éléments d’économie politique pure, Librairie générale de l’enseignement, 1874 ; trad. angl. Elements of Pure Economics, Richard D. Irwin, 1954.
64 Ibid.
65 Francis Y. Edgeworth, Mathematical Psychics: An Essay on the Application of Mathematics to the Moral Sciences, Kegan Paul, 1881.
66 Anthony B. Atkinson et Joseph E. Stiglitz, Lectures on Public Economics, Princeton University Press, 2015 ; Mark Blaug, Economic Theory in Retrospect, Cambridge University Press, 1997 ; Thomas Piketty, Capital in the Twenty-First Century, Harvard University Press, 2014.
67 Henry George, Progress and Poverty, Robert Schalkenbach Foundation, 2006 (éd. orig. 1879).
68 UK Parliament, The 1833 Factory Act, UK Parliament Education Service, s.d.
69 House of Commons Library, Trade Unions and Industrial Relations, UK Parliament, 2024.
70 Émile Durkheim, De la division du travail social, Presses universitaires de France, 2013 (éd. orig. 1893).
71 Émile Durkheim, Leçons de sociologie, PUF, 2017 (1950), p. 347 sq.
72 Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, La Découverte, 2009.
73 Frédéric Le Play, Les ouvriers européens, Imprimerie impériale, 1855.
74 Charles Booth, Life and Labour of the People in London, Macmillan, 1902 ; B. Seebohm Rowntree, Poverty: A Study of Town Life, Macmillan, 1901.
75 Thomas Piketty, op. cit.