
Dans The Revolutionary Temper, Robert Darnton dresse un tableau saisissant du climat moral qui précède 1789. Il met au jour le ressentiment accumulé des gens ordinaires contre la Couronne, la noblesse et le clergé – un ressentiment aiguisé par la faim et l’humiliation. Pourtant, les émotions, aussi intenses soient-elles, ne suffisent pas à engendrer une révolution. Elles déclenchent la révolte, non la transformation politique. Des idées présentes bien avant la prise de la Bastille orientent la Révolution française : droits naturels, liberté, égalité, tolérance… Ces idées ne naissent pas de la colère populaire ; elles donnent à cette colère une forme et un sens. La rencontre d’un ferment intellectuel et d’un ressentiment collectif contribue à l’explosion révolutionnaire et au processus de transformation qui l’accompagne. Sans les Lumières, le ressentiment se serait consumé dans des émeutes ; sans le ressentiment, les idéaux des Lumières auraient été confinés aux discussions de salon.
Un autre aspect du récit de Darnton met en lumière une cause supplémentaire de la Révolution : l’attitude de Louis XVI. Son obstination rappelle celle de Charles Ier d’Angleterre un siècle et demi plus tôt – un refus de transiger, de partager la souveraineté, de reconnaître que le pouvoir doit parfois s’assouplir pour survivre. Dans les deux cas, cette rigidité procède moins du caractère personnel que d’une conception de la souveraineté élaborée dans l’Europe moderne : Bodin lui donne sa forme juridique, Richelieu met en pratique la raison d’État au service de la puissance royale, et Hobbes la systématise en philosophie de l’État. La souveraineté y apparaît comme une autorité absolue et indivisible, qu’on ne peut fractionner sans l’anéantir. Ce qui s’effondre en 1789 n’est donc pas seulement un régime politique, mais une idée de l’État – une idée selon laquelle le souverain, garant de l’unité du royaume, ne peut imaginer partager son pouvoir sans trahir sa charge.
Ironiquement, cette conception perdure après la chute de la monarchie. Dans le Contrat social, Rousseau rompt avec l’absolutisme en fondant la souveraineté sur le peuple, mais il en conserve le principe d’indivisibilité. La volonté générale devient le nouveau souverain, exigeant l’unité plutôt que le compromis, la pureté plutôt que la négociation. La Terreur constitue le miroir sombre de l’absolutisme : la logique de la souveraineté indivisible y renaît sous une forme démocratique.
Au même moment, de l’autre côté de la Manche, Adam Smith élabore un modèle d’ordre radicalement différent. Dans The Wealth of Nations (1776), il décrit une « main invisible » alignant les intérêts privés sur le bien public. Son harmonie des intérêts suppose une société où les acteurs sociaux et économiques partagent déjà des normes communes – où la Couronne et le Parlement ont appris à coexister et où les conflits peuvent être arbitrés par des institutions. En ce sens, l’optimisme de Smith émane d’un équilibre politique que l’Angleterre a conquis au prix de ses guerres civiles du XVIIe siècle.
La France, à l’inverse, ne dispose pas d’un tel espace de négociation. Ses ordres – noblesse, clergé, Tiers État – ne se contentent pas de poursuivre des intérêts divergents : ils se rattachent à des univers de valeurs incommensurables. Lorsque le pain manque et que l’autorité s’effrite, aucune main invisible ne peut réconcilier ce qui, en réalité, ne peut s’accorder. L’« harmonie des intérêts » s’effondre avant même de pouvoir s’esquisser.
Ainsi comprise, la Révolution révèle autant le triomphe d’une raison passionnée, ancrée dans les droits naturels, que l’épuisement d’une idéologie de la souveraineté indivisible incarnée par le roi. Cette idéologie survit en partie dans le contrat social rousseauiste, où la souveraineté n’est plus personnifiée mais représentée dans l’abstraction de la volonté générale. D’une certaine manière, ce paradoxe hante encore les politiques occidentales modernes, qui s’attachent à la souveraineté tout en louant la démocratie.