Aux origines de la valorisation de l’économie (XVe-XIXe siècle)

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La prééminence de l’économie dans les sociétés contemporaines est devenue banale : la marchandisation de la plupart des biens et des services ; les publicités qui ponctuent les émissions télévisées, s’incrustent sur les écrans, dans les films et les séries, sur les sportifs ; les enjeux du pouvoir d’achat et des inégalités sociales ; celui du travail, de plus en plus concurrencé par l’IA et les robots ; les tensions internationales associées, comme les droits de douane ; l’enjeu de l’énergie… L’économie se situe au cœur de nos vies.

Les foisonnantes critiques de la production, de l’appropriation privée des profits, des marchés ou de la consommation attestent de cette prééminence. Souvent, elles contribuent à la consolider plutôt qu’à la questionner. En effet, les critiques, aussi indispensables soient-elles, gardent l’attention rivée sur l’économie : elles discutent presque toujours des façons de la transformer, rarement des moyens de s’en distancier. La démarche de Karl Marx est exemplaire de ce point de vue : il s’est efforcé de démontrer une contradiction majeure du capitalisme (la baisse tendancielle du taux de profit) à l’aide de concepts et de modes de calculs forgés par les économistes classiques, donc de l’intérieur de l’économie qu’il considérait comme le facteur explicatif premier des faits sociaux1. Cependant, une telle conception n’allait pas de soi avant le XIXe siècle, et elle demeure toujours l’objet de vives controverses.

Par quels chemins l’économie s’est-elle hissée au rang de principe organisateur, jusqu’à sembler parfois supplanter la religion et la politique ? Investiguer sur la valorisation de l’économie amène à s’interroger sur les rapports entre pensée et réalité : les conditions matérielles ont-elles dicté le cours des processus historiques ? Sinon, quelles idées ont servi de tremplin à l’économie ? Évidemment, des analyses célèbres ont déjà défriché ce terrain. Elles ont, pour la plupart, adopté un angle particulier : l’éthique protestante chez Max Weber2,  la communauté juive chez Werner Sombart3, l’essor du capitalisme et ses tensions avec l’État chez Fernand Braudel4, la genèse du libéralisme et ses limites sociales chez Karl Polanyi5, les passions et les intérêts à la source du marché selon Albert Hirschman6, ou encore l’idéologie économique comme « sommet de l’individualisme » pour Louis Dumont7

Chacun des angles d’analyse précédents fournit un éclairage complémentaire sur les événements et les idées. Toutefois, l’addition de perspectives non neutres – d’un point de vue théorique – complexifie la constitution d’une vision d’ensemble. On pourrait imaginer qu’au XXIe siècle il existe une synthèse historique et philosophique sur la valorisation de l’économie, mais une telle entreprise ne semble pas à l’ordre du jour, peut-être en raison de la masse de connaissances à compiler ou en raison de la division du travail académique, qui segmente les perspectives. Cela me paraît regrettable dans un monde mû par l’économie et confronté aux deux plus grands bouleversements qu’il ait connus depuis le XVIIIe siècle : l’automatisation accélérée de l’ensemble des activités économiques, le réchauffement climatique. Ces deux faits de notre temps sont révolutionnaires parce qu’ils remettent en question l’économie telle qu’elle s’est pratiquée depuis plus de deux siècles.

Après ​La question de la liberté​, les réflexions sur les sciences et celles sur la nature, voici donc une nouvelle série d’articles au sujet de la valorisation de l’économie, du XVe siècle au XIXe siècle inclus. Son but est exclusivement de mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons, un monde soumis à des changements radicaux et déstabilisants. Car ce n’est que par la connaissance que se cultive la distance. Il ne s’agit pas de produire une synthèse historique et philosophique en bonne et due forme, de répéter ce qui a déjà été remarquablement formulé et synthétisé, mais de dégager une perspective englobant des faits et des idées, à l’aide d’événements ou de personnages marquants et, évidemment, d’une sélection de concepts articulés les uns aux autres. 

Nous commencerons notre périple historico-conceptuel avec la Renaissance italienne, celle des cités-États, de l’humanisme et de Machiavel, qui apparaissent comme le berceau de dynamiques économiques et de philosophies étayant ces dynamiques. Nous embarquerons ensuite pour les XVIe et XVIIe siècles, où les horizons commerciaux s’étendent à l’Asie, à l’Afrique et aux Amériques, où les théories économiques se construisent et se diversifient, où les découvertes scientifiques et techniques s’accélèrent, et où s’élaborent des théories du contrat et du droit naturel. Nous n’entrerons pas, à ce stade, dans davantage de détails concernant l’itinéraire de ces réflexions, car des détours ou des raccourcis pourront être empruntés au gré des lectures et des intuitions.

Liste des articles

  1. Aux origines de la valorisation de l’économie (XVe-XIXe siècle).

Notes

1. L’économie constitue l’infrastructure de la société, les idées la superstructure.

2. Max Weber, ​L’éthique protestant et l’esprit du capitalisme, ​Pocket, 1994.

3. Werner Sombart, Der moderne Kapitalismus, Duncker & Humblot, 1902.​

4. Fernand Braudel, ​Civilisation matérielle, économie et capitalisme​, 3 tomes, Armand Colin, 1979.

5. Karl Polanyi, ​The Great Transformation​, Beacon Press, 2001 (1944).

6. Albert O. Hirschman, ​Les passions et les intérêts​, PUF, 2014 (1977).

7. Louis Dumont, ​Homo aequalisI, Gallimard, 1985, p. 75.


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